Le crime passionnel n'existe pas : origine et décryptage d'un mythe misogyne
- À l’origine de l’expression "crime passionnel"
- L’affaire Marie Trintignant, un tournant dans l’opinion
- La responsabilité de la presse
- Et aujourd’hui, que dit le droit ?
Le trompettiste et parolier Gilles Thibaut rédige ces lignes pour Johnny Hallyday. En février 1976, Requiem pour un fou devient le premier single de l’album Derrière l’amour du plus célèbre rockeur français, et l’un des plus gros succès de sa carrière.
À travers ce personnage qu’il interprète des studios au Stade de France (1998), c’est tout l’argumentaire du crime dit « passionnel » qui est déployé à des millions d’auditeurs. La faute est rejetée sur la victime (« Elle a fait de moi »), le crime, romantisé, excusé, sinon justifié, par les « sentiments » du meurtrier (« Je l’aimais tant que pour la garder je l’ai tuée » ; cette phrase démontrant d’ailleurs parfaitement qu’il s’agit bien d’un « crime de propriété »).
Dans les postes radio, Johnny clame cette « passion » pour « moteur » de crime. Et dans les salles de classe, Othello tue son épouse Daesdémone, après une suspicion d’adultère. Un crime que William Shakespeare présente aux lecteurs ou spectateurs comme « passionnel ».
À l’origine de l’expression « crime passionnel »
En 1810, l’article 324 du Code pénal français indiquait que « le meurtre commis par l’époux sur l’épouse, ou par celle-ci sur son époux, n’est pas excusable ». Quand le 336 nuançait : « Le meurtre commis par l’époux sur son épouse, ainsi que sur le complice, à l’instant où il les surprend en flagrant délit dans la maison conjugale, est excusable ».
Dans le cadre d’un adultère réel, et pour la grande majorité des cas, sur une simple suspicion d’une tromperie, les hommes s’autorisaient à faire usage de la violence et de tuer.
« À cette époque de double morale, les hommes pouvaient avoir recours à l’adultère légal, en particulier avec des prostituées, mais l’adultère féminin était condamné. Dans le cadre d’un adultère réel, et pour la grande majorité des cas, sur une simple suspicion d’une tromperie, les hommes s’autorisaient à faire usage de la violence et de tuer », retrace l’experte.
« C’est à cette même époque que l’expression ‘crime passionnelle’ inonde la presse dite de faits divers, qui suit les procès d’Assises récurrents, au cours desquels, les époux criminels sont acquittés ou écopent de peines très modestes », complète l’historienne. Celle-ci se montre « très attentive à ne plus jamais employer cette formule « euphémisante », « qui culpabilise les victimes », et comme abonde le collectif féministes de femmes journalistes Prenons la Une, « quiminimise l’acte de l’agresseur en le considérant comme emporté par la passion ».
« Le crime est présenté comme un acte déraisonnable, situationnel. Et l’homme, presque comme un innocent qui a été emporté par sa colère », poursuit Christelle Tharaud. Cette dernière pointe une « société schizophrénique », qui, d’une part, valide cet argument par l’emploie commun de ce terme, et de l’autre, considère que seules les femmes sont « hystériques ». Selon ce cliché, « les hommes sont pourtant sensés contrôlés leurs nerfs et ne pas avoir ce type de comportement spontané », remarque-t-elle avec justesse.
Ces crimes n’ont rien de « passionnels » ou de spontané : « ils résulte d’un système d’écrasement des femmes, d’une misogynie ultra-ordinaire et ultra-banalisée, qui conduit à punir et condamner les femmes jugées dérogeantes à l’idéal de féminité », définit l’historienne.
L’affaire Marie Trintignant, un tournant dans l’opinion
Le 1er août 2003, Marie Trintignant décédait à l’âge de 41 ans, après avoir été rapatriée dans le coma à en France, depuis Vilnius, en Lituanie, où elle tournait le téléfilm Colette, réalisé par sa mère Nadine Trintignant. Quatre jours auparavant, dans la nuit du 26 au 27 juillet 2003, son compagnon, Bertrand Cantat, le leader du groupe de rock Noir Désir, lui assénait dix-neufs coups, dont quatre au visage.
On fait le procès de la victime : Marie Tritignant a été présentée comme une dingue, une droguée, une hystérique.
La presse présente alors ce féminicide comme « les affres de la passion » d’un « couple toxique », se remémore Christelle Tharaud. « On fait le procès de la victime : Marie Tritignant a été présentée comme une dingue, une droguée, une hystérique, on l’a accusée d’avoir elle aussi exercée une violence », énumère l’autrice de Féminicide, une histoire mondiale, indignée par ce traitement médiatique, de la romantisation du crime à la culpabilité déplacée sur la victime.
« Il n’est d’ailleurs pas impossible que Marie Trintignant ait été violente. Je ne dis pas que les femmes ne ripostent jamais lorsqu’elles sont violentées. Mais à l’époque, les médias sont coupables d’avoir induit l’idée d’une violence symétrique entre Marie Trintignant et Bertrand Cantat. La masculinité hégémonique et la misogynie structurelle ne détestent pas toutes les femmes, mais une certaine catégorie : les dérogeantes, celles qui ne font pas corps avec les valeurs de la supposée féminité« , résume l’historienne, qui perçoit cette affaire comme un « moment pivot de l’histoire des féminicides ».
Grâce au travail des activistes féministes et des cherches, qui ont instauré une veille sur les actualités découlant de cette affaire, un basculement s’est observé dans l’opinion, qui, au fil des années, n’a plus accepté que ce crime soit présenté comme « passionnel ». « En 2023, on ne parle pas encore de féminicide en France, même si le terme existe déjà. Mais il s’agit du premier féminicide qui a secoué la France, car le meurtrier et la victime étaient deux personnes extrêmement connues et appréciées », observe aussi la journaliste Laurène Daycard, autrice de l’enquête saisissante Nos absentes. À l’origine des féminicides (Seuil).
La responsabilité de la presse
L’affaire Trintignant pointe la grande responsabilité des médias dans la perception des féminicides de l’opinion, le devoir qui les incombe. « Crime passionnel », mais aussi « drame conjugal », « drame de la séparation », « drame de la mésentente », sont autant de formules qui valident un discours misogyne, créent de l’empathie envers des auteurs de crimes. Comme les titres sensationnalistes, ironiques (« Le soupe était trop chaude, il tue sa femme de 93 ans », dans plusieurs titres de presse régionale, en février 2019, par exemple), ou encore, le choix éditorial de l’illustration.
En août 2021, Lucie confiait à Marie Claire le traumatisme que fut pour elle d’assister à la romantisation par la presse du féminicide dont fut victime sa mère, le 17 avril 2019.
Nathalie fut tuée d’une balle en plein cœur par son ex-conjoint, qui avait aussi abattu son nouveau compagnon, avant de se suicider. Certains médias ont osé qualifier ce féminicide de « crime passionnel ». L’orpheline, âgée de 28 ans aujourd’hui, se souvient aussi de l’ignoble montage qui accompagné l’un de ces articles. Un cliché de sa mère trouvé sur Facebook était encadré, d’un côté, par un portrait de l’homme qu’elle fréquentait depuis quelques semaines, premier tué, et de l’autre, par une photo du tueur.
À chaque fois qu’un journaliste utilise ces termes, c’est l’argumentaire du meurtrier qui est retenu.
Laurène Daycard, qui a rencontré plusieurs familles de victimes pour son livre-enquête, a noté qu’elles étaient nombreuses à évoquer cette « maltraitance médiatique ». Brigitte, la mère de Géraldine Sohier, tuée en octobre 2016 par son ex-mari, lui a par exemple montré un article sur le féminicide de sa fille, illustré par une photographie de mariage de cette dernière avec le meurtrier. « Un choix qui participe encore à une lecture romantisée, et à cette fiction du crime passionnel », regrette la journaliste.
En 2014, le collectif Prenons la Une, qui lutte pour une juste représentation des femmes dans les médias, publiait dans les colonnes de Libération, une importante tribune, intitulée, tel un rappel aux journalistes et toutes personnes au discours médiatisé, « Le crime passionnel n’existe pas ».
« À chaque fois qu’un journaliste utilise ces termes, c’est l’argumentaire du meurtrier qui est retenu. (…) Pour la rubrique fait divers, ce genre journalistique qui emprunte à l’inconscient romanesque et se délecte des archétypes, il n’y aurait que de l’amour déçu et des meurtriers malgré eux, dénoncent-elles. Alors que ces histoires forment un phénomène de société, un des nombreux visages que prend la violence faite aux femmes par les hommes. »
En 2016, cette même association de femmes journalistes établissait des outils à l’usage de leurs confrères et consœurs : onze recommandations pour traiter sans sexisme des violences de genre, mises à jour en 2019, et inspirées du travail mené en Espagne par Pilar Lopez Diez, docteure en sciences de l’information qui a aidé, en 2008, le quotidien Publico à adopter une charte de bonnes pratiques journalistiques sur le traitement de ces sujets. D’autres journaux nationaux ont ensuite suivi l’exemple. Quinze ans plus tard, aucun média espagnol n’emploie la dangereuse expression « crime passionnel ».
Ces veilles féministes, ces micro-résistances permanentes, conduisent maintenant à une prise de conscience réelle.
Désormais, la communicante et autrice Rose Lamy s’attèle, à travers ses comptes influents Twitter et Instagram Préparez-vous pour la bagarre, à surveiller les contenus qui traitent de ces violences et décortiquer les articles de presse, émissions de télévision ou de radio, aux biais sexistes.
« Je viens d’un milieu populaire, je n’ai pas fait de grandes études, et j’ai appris le féminisme sur les réseaux sociaux. Ce travail de reconfiguration du récit et des personnages est spectaculaire sur ces plateformes. On le doit en partie à ces premières initiatives qui ont émergé sur Twitter il y a quelques années, comme Prenons la Une ou l’autrice Sophie Gourion [qui a fondé le Tumblr Les mots tuent], qui se sont battues pour que l’expression ‘crime passionnel’ n’apparaisse plus dans la rubrique faits divers », tenait-elle à souligner au cours d’une interview à Marie Claire, en octobre 2022.
« Ces veilles féministes, ces micro-résistances permanentes, conduisent maintenant à une prise de conscience réelle. Celle-ci n’a pas encore infusé dans l’ensemble de la société française, mais nous pouvons observer que les choses avancent dans le bon sens », se rejouit Christelle Tharaud.
Et aujourd’hui, que dit le droit ?
Si une certaine presse persiste à parler de crime « passionnel », le terme ne correspond aujourd’hui en France à aucune réalité juridique. Il a été banni du code pénal en 1975.
Perçue par l’inconscient collectif au travers de cette sémantique comme une circonstance atténuante, la qualité de conjoint de la victime en constitue depuis 1994 une aggravante. Depuis 2006, un auteur d’un meurtre pacsé avec la victime, ou ex-partenaire de celle-ci, encourt également une peine alourdie. Et risquent la réclusion criminelle à perpétuité, au lieu de 30 ans sans cette circonstance aggravante.
Le terme « féminicide » n’est pour l’heure pas inscrit dans le Code pénal français.
Le « crime passionnel » et son imaginaire sont en revanche encore brandis par les avocats de la défense. C’est l’exemple Me Randall Schwerdorffer, avocat de Jonathann Daval, condamné en 2020 à 25 ans de réclusion criminelle pour le meurtre de son épouse Alexia, qui a plaidé que « les mariés traversaient une crise de couple, émaillée de très fortes tensions ».
Marlène Schiappa, alors secrétaire d’État chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes, avait alors publiquement réagi : « Ce n’est pas un drame passionnel, un féminicide ne doit pas être excusé ou banalisé ».
Et à Prenons la Une de rappeler aux médias : « Si ces termes sont employés par les avocats de la défense ou la police, on emploiera des guillemets et on les présentera comme un argument d’une des deux parties ».
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