L'art d'être malheureux : pourquoi il faudrait embrasser la tristesse au lieu de la fuir
A une époque où le bonheur semble être devenu, plus encore qu’un idéal philosophique, une véritable injonction sociale, nombreuses sont les voix à déployer de nouvelles réflexions dissonantes. C’est le cas du professeur, psychiatre et psychothérapeute Dirk De Wachter, qui tient à modérer les propos des adeptes du kiffe à tout prix. Plus encore, l’expert, inspiré par de nombreux penseurs, nous inciterait presque à embrasser notre malheur.
C’est cette position radicale que l’intellectuel assume dans son nouvel ouvrage, au titre un brin provocateur : L’art d’être malheureux (Editions de la Martinière). Le malheur, un art de vivre ? Disons plutôt que l’on ne peut vivre sans malheur. Mais aux antipodes d’une résignation lasse et mélancolique, le spécialiste néerlandais nous incite à décortiquer tristesse et désarroi pour en dévoiler les insoupçonnées vertus.
Accepter le malheur apparaît dès lors comme une évidence. D’accord, mais pourquoi ?
Car la tristesse fait partie de la vie
Une évidence, certes, mais l’accepter l’est moins.
Tristesse et mort font partie de la vie, nous souffle la parole érudite de Dirk De Wachter. Si les maux dont nous souffrons peuvent être suivis et traités par des professionnels, en cas de dépression notamment, ils ne doivent cependant pas être diabolisés, ni ignorés, détaille le thérapeute, qui l’explique : « Etre malheureux n’est pas une maladie, il est essentiel et même vital d’affronter ce sentiment sans chercher à l’éviter ». Voilà qui est dit.
« Pourtant, nous l’esquivons trop souvent », déplore encore l’auteur. Plutôt que de limiter l’écoute du malheur au simple fait des thérapeutes, le spécialiste suggère de pratiquer davantage une forme de thérapie du quotidien. Puisque la tristesse est un sentiment normal, alors elle peut très bien trouver une place « dans la banalité du tissu social », détaille Dirk De Wachter.
Non seulement elle fait partie de la vie, mais elle peut inspirer l’écoute d’autrui, le dialogue, la compréhension.
En somme, quand elle n’est pas tue, mais exprimée à l’adresse de ses ami·e·s ou de sa famille, la tristesse peut engendrer d’apaisantes interactions. Le malheur serait-il donc une source de sociabilité malgré lui ? Et pourquoi pas ? Briser le tabou de la tristesse et du désarroi par le dialogue reviendrait ainsi à mettre en pratique les mots du professionnel : « Non pas anesthésier la douleur, mais panser la plaie, encore et encore ».
Car le bonheur est un leurre
Pourquoi refuser le malheur quand celui-ci est plus atteignable que le bonheur ? Curieuse question qui semble traverser L’art d’être malheureux, essai épinglant non sans esprit la véritable « dictature du bonheur » dans laquelle nous vivons aujourd’hui. Magazines, publicités et autres happiness manager nous invitent à chercher un bonheur érigé en culte, argument marketing absolu et injonction sociale indéniable.
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S’en détacher, c’est comprendre que le bonheur absolu est un leurre. « Une overdose permanente de bonheur ne peut nous conduire qu’à un nihilisme creux », prévient l’auteur, pour qui « le retrait volontaire du monde imparfait et trop souvent injuste dans lequel nous vivons apporte un sentiment de contentement répréhensible ». Pour le dire plus simplement, il y a dans la recherche du bonheur une forme de narcissisme, et de désintéressement du monde extérieur, pas forcément plus saine que l’expérience du malheur. Presque cynique.
En somme, le bonheur n’est pas un idéal si parfait.
Peut-être parce que l’existence ne consiste pas (qu’)en cela, mais en une étroite relation entre satisfaction et tristesse. Paradoxalement, c’est encore notre poursuite du bonheur qui nous rendrait malheureux. Un comble ! « Nous aspirons au bonheur. Etre juste un peu heureux ne nous suffit pas. Le bonheur dépend dans une large mesure de nos attentes. Nous avons toutes les peines du monde à encaisser les revers, ils nous rendent malheureux », développe avec clarté Dirk De Wachter.
Que faire alors ? Ne pas négliger les petites doses de bonheur, sans forcément en faire sa ligne de vie directive. A ce titre, notre orateur mentionne le charmant concept « d’instant-mangue » initié par l’université KU Leuven, en Belgique. A savoir, repérer tous ces légers gestes, attentions et initiatives spontanées qui sont sources de plaisir éphémère, chez nous comme chez les autres, comme le simple fait de déguster une mangue.
Un point de vue sur la normalité à la fois curieux, humble et empathique.
Car le malheur est source d’empathie
L’empathie, justement, parlons-en. Derrière ce terme si galvaudé, la « faculté intuitive de se mettre à la place d’autrui, de percevoir ce qu’il ressent », comme le définit le Larousse. On qualifie volontiers d’empathique quiconque accorde aux sentiments d’autrui et à leur écoute attentive, une considération réelle.
Une valeur qui manque cruellement aux temps modernes. Et une voie qui pourrait être entreprise par le biais du malheur. Si si. Car pour Dirk De Wachter, accepter le malheur, c’est déjà gagner en humanité. Puisque l’empathie sous-entend de ne pas fuir à toutes jambes dès que des affects négatifs pointent le bout de leur nez, elle ne peut réellement s’envisager sans prendre en compte le côté obscur de notre quotidien.
« Prendre soin de l’autre nous permet d’approfondir nos relations. En aidant les autres, nous devenons plus fort. Les épreuves de la vie peuvent donc s’avérer très utiles pour créer du lien et du sens », affirme le thérapeute. C’est en cela qu’être malheureux est un art, et un art de vivre : un mode d’existence en décalage au sein d’une époque où l’individualisme est aussi glorifié que le bonheur – les deux paraissant indissociables si l’on en croit certaines conférences TedX et autres odes si « inspirantes » à la philosophie think positive.
L’empathie, c’est le concept central aux travaux de De Wachter, qui l’associe même à l’expérience (trop négligée) du deuil, processus durant lequel « les conversations à propos de la mort ont le pouvoir de nous rapprocher les unes des autres ». Comme une sorte de lien universel, même à l’heure de la distanciation sociale.
Car la tristesse est politique (si si)
Le malheur n’est pas qu’une source d’observations philosophiques. Non, il peut également être un stimulant moteur politique. Car prendre conscience du malheur, sans être obnubilé·e par son propre petit bonheur personnel ou échapper aux soucis du monde comme l’on fuirait la peste, est déjà une prise de position en soi. Les mauvaises langues parleraient de « bien-pensance ». C’est justement cette bien « pensance » que Dirk De Wachter souhaite réhabiliter dans son approche déconstruite des maux qui nous assaillent.
« Il n’est pas souhaitable de mener sa vie en portant des oeillères, et en refusant de s’informer ou de s’impliquer. Nous faisons partie de ce monde, qu’on le veuille ou non, nous sommes concernés. Si nous nous contentons d’ignorer les difficultés des autres, la société n’en deviendra que plus amère […] Voir la pauvreté, la violence, les mauvais traitements, la misère des réfugié·e·s, les problèmes climatiques, pour ensuite s’engager : tel est le véritable sens de l’existence », clame l’auteur dans ce qui constitue le point majeur de sa réflexion.
Ainsi, « pour pouvoir passer à l’action, il faut d’abord s’ouvrir à cette souffrance et à cette injustice, et par conséquent se sentir un peu malheureux, c’est vrai », concède enfin l’expert en conclusion de son ouvrage. Une souffrance nécessaire donc. Et potentiellement révolutionnaire ?
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