La "basque connection" d’Anthony Orjollet

Un type à béret contourne un empilement de palettes déposées en plein milieu du local. Des bocaux en verre, pour remplacer les emballages carton de la vente à emporter. L’homme au regard doux tend son poing pour checker un type à casquette (à l’envers). Comme tous les mardis, Jon Harlouchet, producteur de lait, de yaourts et de maïs grand roux, vient déjeuner chez Anthony Orjollet. Elements* a été élu meilleure table 2018 par Le guide du Fooding, qui a aussi inscrit le chef dans la ligue des chef·fes extraordinaires ayant marqué deux décennies de critique culinaire.

(*) Elements, 1247, avenue de Bayonne, 64210 Bidart, restaurant-elements.com

Cuisine créative du Pays basque nord

Le local, assis au bord de la nationale entre deux ronds-points, pile en face de GiFi, est limite invisible. C’est dans ce ghetto, comme il l’appelle, encadré par un opticien et un coiffeur, avec places de parking collées aux vitrines, qu’Anton (prénom de guerre d’Orjollet) élabore l’une des cuisines les plus créatives du Pays basque nord.

Travailler des produits locaux en respectant leur forme, en révéler l’essence du goût, essayer des techniques traditionnelles expérimentées dans le monde entier, c’est la méthode Orjollet. Maturer, fermenter, braiser, brûler, fumer, c’est sa signature. Il fait partie de cette génération de chef·fes né·es sur les décombres d’une agriculture toxique.

Un grand-père et un père maraîcher ont fait la différence : ils ne suivaient pas le mouvement du tout-chimique, « leurs tomates n’avaient pas la même gueule que celles des voisins ». L’insoumission était semée, elle ne demandait qu’à germer et se déployer. Anthony Orjollet est un cuisinier activiste. Il pèse chacun de ses actes. 

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Bannir gluten et lactose

« Où cela va-t-il nous mener à court et moyen terme ? » Le nous d’Orjollet, c’est l’humanité, les enfants qui voient le jour aujourd’hui, la planète, les sols, les paysans, les animaux. Déjà à Stavanger, en Norvège, cet élève rebelle d’école hôtelière avait secoué la scène gastronomique locale en bannissant le gluten et le lactose.

Pas pour coller à la tendance, mais par engagement, pour faire travailler les producteurs locaux plutôt qu’enrichir les monopoles laitiers et céréaliers multinationaux. Une contrainte kamikaze, qui le pousse à pulvériser les limites de la créativité. Comme masser des échalotes à la pâte de crevettes.

Alchimiste freestyle, il a trouvé au Pays basque un terrain de jeu compatible. Plutôt que fermer boutique et de planter ses producteurs, le chef s’est résolu à la vente à emporter, quitte à perdre de l’argent. « On ne peut pas défendre le collaboratif et la solidarité, et se retirer quand il y a une crise. Le tartare, on le vend 12 balles. À la fin, il ne nous reste rien. » Anthony Orjollet n’est pas un raisonnable. Un Apache plutôt.

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Deuxième restaurant à Biarritz

S’il a ouvert un deuxième restaurant-bar-épicerie, Epoq, en centre-ville de Biarritz, c’est pour toucher une clientèle plus large et ainsi augmenter ses commandes auprès des producteurs. « Avec Elements, on n’avait besoin que de deux ou trois rangées de légumes. »

Trop peu pour soutenir le modèle collaboratif. Attablé devant son taloa de maïs grand roux à la poitrine de cochon Ibaïama de chez Éric Ospital, Jon Harlouchet opine du béret. Ce paysan, qui dans sa ferme ne parle que basque (à sa famille et à ses vaches), a récemment découvert quelques pieds de ce maïs disparu dans un monastère. Il l’a réintroduit dans la région. Avec Anton, ils sont sur la même longueur d’onde : haro sur le modèle agricole conventionnel et l’industrie agroalimentaire, cap sur l’autonomie et le bio. Avec la pédagogie en corollaire.

S’il n’y a pas de serveur·ses chez Elements, c’est que le staff se partage entre la cuisine et la salle, expliquant sans relâche la démarche concentrée dans les assiettes de la potière d’à côté, ébréchées souvent mais encore utiles, alors pourquoi jeter ? « C’est une chaîne tout ça, la terre donne, l’agriculteur fait le travail, et nous, les cuisiniers, on est le dernier maillon, on fait 5 %. Au centre, il y a la planète. Une micro-goutte d’eau, mais à la fin, ça remplit un seau. »

Déguster chez Elements un chou sorti de terre il y a deux heures, un hamburger de bœuf élevé en pleine nature est une révolution de palais. Comme un enfant qui découvre un nouveau goût, on a l’impression de manger pour la première fois. Dénicher le produit le meilleur, le plus sain, le plus vertueux est donc la clé. Se pâmer devant du homard est donné à tout le monde. Mais s’extasier en goûtant du chinchard, petit poisson modeste aux saveurs divines… Anthony Orjollet ne rigole pas avec le sourcing.

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Trouver les bons producteurs

En arrivant à Bidart, il a écumé les routes du Pays basque pour trouver les producteurs qui lui apporteraient des denrées uniques. Il a trouvé du riz, en Navarre, à 140 km, chez un paysan qui cultive aussi des pois chiches et fabrique de la farine. Les yuzus, essentiels dans la cuisine d’Anton, viennent du verger du voisin, juste derrière. Préservés pour l’année, on les retrouvera dans le kombucha, les mayonnaises végétales, les huiles, les vinaigres.

Le veau et le fromage de brebis d’estive, de la ferme de Julia et Sylvain Aimé, sur les hauteurs de La Bastide-Clairence, classé l’un des plus beaux villages de France. Le cochon Ibaïama, fondant comme du beurre, est livré chaque semaine par Éric Ospital, qui travaille avec trois éleveurs, à l’ancienne. Le potimarron, braisé et mixé en purée à fondre sur 184 pied, et le poireau brûlé parfait sont cultivés par Maritxu et Éric Amestoy, aussi producteurs de piment d’Espelette bio, à Halsou.

Joueuse de pelote dans une équipe féminine, Maritxu tourne bourrique depuis que l’entraînement est interdit. Planter les rangs de poireaux, ça la détend. Nous, ça nous réjouit. La laksa (menthe vietnamienne) ou l’ail des ours transformés en infernaux pestos ont été cueillis à Arcangues et dans la montagne par Ptite Fleur, cueilleuse botaniste inspirante.

"On partage le même idéal"

Tou·tes ont les mains dans la terre, dès le lever du soleil. Ils apportent à Anton ce que la nature a donné, qu’elle ne donnera peut-être pas demain. Ça dépend des saisons, de la grêle, des tempêtes, de la sécheresse. Elements s’adapte, la carte change constamment. Une jeune femme en tablier fait entrer un sourire joyeux dans le local. Elle checke Anton et Jon. Léa, pâtissière, est une ancienne de la mode.

Dans la cagette qu’elle porte comme une offrande, de magnifiques mini-pâtisseries sans gluten mais anti-frustration. Élaborées avec la farine et la polenta de Jon, les herbes infusées de Ptite Fleur, les fruits du verger de la tante d’une copine. Elle résume la vibe Elements. 

« Nous formons une espèce de tribu, on partage le même idéal. L’émulsion d’énergie que ça crée fait du bien, même si on sait qu’on ne va pas sauver le monde. C’est la théorie du colibri. » Ou de la goutte d’eau. Ou de vin nature (pour la joyeuseté).

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