"Je sens mon double maléfique revenir me titiller" : ces Français qui appréhendent la reprise

Alors que la France rouvre petit à petit ses terrasses et ses lieux de culture, d’aucuns redoutent ce retour progressif à la normale. Ils craignent de se laisser accaparer à nouveau par le rythme effréné de la vie active et des travers qui vont avec. Analyse et témoignages.

«J’ai l’impression d’être à l’aube d’une nouvelle année», lâche Olivier. Sauf erreur du calendrier, nous sommes pourtant à la mi-mai, plus exactement à J+2 de la réouverture des terrasses, bars, magasins non-essentiels et lieux culturels. Un événement de taille après plus d’un an de crise sanitaire. Mais Olivier est partagé entre l’excitation et l’appréhension. Peur d’attraper le virus ? Du contact tactile au comptoir ? Pas vraiment. En réalité, la menace est ailleurs, dans le reflet du miroir. «Maintenant que tout commence à redevenir normal, que les copains et les propositions de soirées reviennent, je sens aussi mon double maléfique revenir me titiller, ironise nerveusement le trentenaire. Les bonnes résolutions du confinement vont y passer, c’est sûr.»

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Un confinement doré difficile à oublier

Depuis deux semaines, son agenda se remplit au compte-gouttes, «doucement mais dangereusement». Un restaurant, un pot de départ et même un enterrement de vie de garçon… Tous les événements avortés par la pandémie se relancent en même temps. Si ce Toulousain se définit comme un «bon vivant», il avoue s’être calmé pendant les douze derniers mois. «Je suis parti me mettre quelques semaines au vert avec mon copain dans une maison à la campagne, puis je suis redescendu voir ma famille et des amis d’enfance, raconte-t-il. Je n’ai quasiment pas posé une basket à Paris et bizarrement, ça ne m’a pas manqué plus que ça.»

Son téléphone vibre. Une collègue lui demande par SMS son programme de vendredi soir, accompagné d’un émoji «choppes de bière qui trinquent». Olivier décline, il est déjà pris mais relance avec une proposition la semaine prochaine, émoji danseur. «J’ai de la chance que les boîtes de nuit restent fermées et que le couvre-feu soit toujours en place, cela me fixe encore certaines limites», tente-t-il de se rassurer. Il faut dire que dans la vie d’avant, le jeune homme avait pour habitude de faire «chauffer un peu trop» sa carte bleue et d’hérisser le poil de son conseiller bancaire. «J’aime faire la fête mais les lendemains sont difficiles, autant physiquement que financièrement. Pendant le confinement, j’entretenais un rapport plus sain aux soirées : davantage de dîners fait-maison, un peu moins d’alcool, plus de couchers tôt… Je n’ai pas envie que tout ça s’arrête.»

Seuil de tolérance

Olivier est loin d’être seul. Cette anxiété de perdre cette sérénité gagnée est commune à tous ceux qui ont pu bénéficier des confinements privilégiés (maison secondaire, bureau isolé, jardin, garde d’enfants…). «Il y a eu des vies dorées, soulignait récemment Vaile Wright, psychologue clinicienne et directrice de l’association américaine de psychologie dans les colonnes de Quartz. Certains ont découvert les plaisirs d’avoir plus de temps en famille, ou de travailler avec une flexibilité extrême, ce qui a permis de s’occuper des autres ou de soi-même. Abandonner cela maintenant ne sera pas vraiment facile.»

«Face à une situation anxiogène, cette population a ajusté son seuil de tolérance, poursuit Abdel Halim Boudoukha, enseignant-chercheur au laboratoire de psychologie des Pays de la Loire, et coauteur d’une enquête sur les effets psychologiques de la crise sanitaire. Et pour supprimer l’impact psychique de chaque nouveau confinement, elle a mis en place tous les efforts possibles, est allée puiser dans ses ressources pour ainsi mobiliser de l’énergie et continuer d’avancer.»

Un besoin social revu à la baisse

L’occasion pour certains de découvrir une nouvelle facette de leur personnalité. «Cela a été radical au début mais j’ai réalisé que ce n’était pas si mal d’arrêter de courir à droite et à gauche le soir et les week-ends, confie Inès, 35 ans. Je rêvais depuis longtemps de me mettre à la guitare et j’avais désormais un boulevard de temps devant moi pour m’y adonner, sans regarder ma montre ni me donner des fausses excuses pour y échapper.»

Sauf que dans le monde d’après, cette nouvelle liberté entraîne des contradictions. «Je me sens un peu en décalage avec toute cette pression sociale à ressortir tout de suite, à enchaîner les apéros, les dîners, les soirées. Je crois que ce n’est plus trop mon truc, admet-elle. Mais d’un autre côté, je me vois mal les refuser car beaucoup d’amis trouveraient ce comportement surprenant voir anormal étant donné qu’on s’est très peu vus en l’espace d’un an».

Rester dans sa bulle

Un sentiment partagé par Anaïs, 32 ans. Cette rédactrice freelance a, quant à elle, radicalement remis à plat ses interactions sociales. «Lorsque les restrictions ont été assouplies, j’ai lancé l’idée d’une soirée-pyjama en petit comité avec mes amies les plus proches. Depuis, c’est devenu un rendez-vous mensuel. Comme on se voit moins, on a plus de choses à se raconter et surtout j’ai le sentiment que nos conversations sont plus profondes, bien mieux que celles entre deux verres en public à la terrasse d’un bar.»

En nous sevrant en partie physiquement des autres, les restrictions sanitaires ont finalement levé le voile sur notre réel besoin social, analyse Abdel Halim Boudoukha. «Certains étaient en manque car ce canal leur permet de réguler leurs émotions et puis d’autres, à l’autre bout du spectre, se sont rendu compte qu’ils s’épanouissaient davantage dans leur bulle. D’où cette sensation grandissante, face aux réouvertures, d’être envahis par son entourage et de vouloir le réguler», constate le psychologue-clinicien.

Nouvel équilibre au travail

Si les amis et la famille peuvent faire preuve d’une souplesse par rapport à ce nouveau planning, le retour au travail à plein temps pose sérieusement question et présage de bras de fer. «Il va falloir que je me fasse violence pour reposer mes fesses tous les matins et tous les soirs sur un siège de métro», redoute Léa. Comme 45% des Français selon une enquête de l’université de Pau, la graphiste a expérimenté le télétravail, voire même a pu goûter aux joies d’un rythme quotidien moins soutenu que d’ordinaire. «Je ne suis plus vissée à mon poste devant mon ordinateur, je peux aller faire un jogging ou faire une sieste quand je sens que je n’arrive plus à rien, détaille la jeune femme. Sans compter les réunions clients qui se sont nettement raccourcies avec la visio, cela grignote moins mon temps et je reste tout aussi efficace.» «On a presque les mêmes avantages des freelances tout en étant « CDIsés », c’est difficile de faire mieux», abonde Inès, cadre dans une société d’assurance.

Si pour l’heure, il n’est pas encore question d’un retour en présentiel à 100%, Inès, Léa et bien d’autres (heureux) télétravailleurs espèrent des aménagements individuels, voire une généralisation de cette configuration. «J’ai déjà fait part de mes craintes à mon employeur, la balle est dans son camp. Si rien ne devait changer, cela pourrait peut-être motiver mon départ de la boîte», se demande Léa.

Une décision louable, à condition d’être bien mesurée en amont, souligne Abdel Halim Boudoukha du laboratoire de psychologie des Pays de la Loire. «Ces bouleversements positifs observés pendant la crise sont dus à des facteurs externes et non internes, nuance le psychologue clinicien. Changer de travail sans réfléchir reste une stratégie pour éviter temporairement un malheur, mais si on cherche à revoir ce qui n’allait pas dans nos missions, si on arrive, à force de communication, et pourquoi pas au moyen d’une thérapie, à mettre des mots sur ce qui coince, on pourra alors tendre vers un équilibre entre ses besoins personnel et professionnels. Télétravail ou pas.»

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