“J’ai de nouvelles responsabilités… mais toujours pas de revalorisation de salaire”
“Au début, j’étais flattée. Ça faisait des semaines que je demandais de gérer un compte plus en lien avec mes centres d’intérêts et je récupérais enfin la gestion de ce client, une grande marque de cosmétiques de luxe. Je savais que j’allais travailler deux fois plus mais ça m’était égal. Ce que je ne savais pas : c’est que je n’allais jamais être payée plus.”
Quand Chloé*, community manager dans une agence de publicité, se voit offrir la gestion des réseaux sociaux de cette grande marque, en plus des autres qu’elle gère habituellement, sa première réaction est d’accepter… et de surtout ne pas demander d’augmentation. “Je n’y ai même pas pensé sur le moment. C’est en me rendant compte que je sortais tous les soirs du bureau à 22h que j’ai commencé à me dire que je m’étais fait légèrement avoir. Mais forcément, je n’ai osé rien dire”, raconte-t-elle.
Et elle n’est pas la seule. Catarina*, elle, a eu le coup classique du nouveau titre qui fait “bien” sur le CV mais qui n’est pas davantage rémunéré. “On m’a fait comprendre que passer rédactrice en chef adjointe à 28 ans, c’était suffisamment de reconnaissance pour qu’aucune négociation salariale ne soit entamée. C’est vrai que c’était génial pour ma carrière. Alors je n’ai pas insisté”, se souvient la jeune femme, un peu amère.
Revalorisation et inégalités de genre
Pourtant, elle n’est pas la seule à se paralyser quand il s’agit de parler argent avec son N+1. Si 39% des américains affirment se voir offrir régulièrement une promotion sans augmentation*, une enquête de 2006 mentionnée par The Guardian révèlent que deux tiers des femmes n’ont en effet jamais demandé d’augmentation de salaire. Et celles qui ont eu l’audace de l’envisager décrivent cette requête comme la plus stressante qu’elle n’ait jamais formulée.
“Les hommes n’ont aucun problème à demander une augmentation de salaire. C’est la routine pour eux. Les femmes le feront plus en cas d’évidentes disparités et ça reste quelque chose de très compliqué à faire pour elle”, explique la coach professionnelle Corinne Mills dans les colonnes du journal britannique. Et même lorsque leur manager leur fait une offre peu engageante – comme, par exemple, travailler plus sans gagner plus – elles tendent tout simplement à l’accepter, sans même essayer de négocier : 60% d’entre elles n’auraient d’ailleurs jamais négocié leurs salaires depuis le début de leur vie professionnelle.
Les hommes n’ont aucun problème à demander une augmentation de salaire. C’est la routine pour eux.
Selon la Harvard Business Review, les femmes ont aussi plus tendance que les hommes à endosser volontairement des tâches peu valorisantes, celles qui bénéficient généralement moins à leur carrière qu’au futur de l’entreprise.
On connaît d’ailleurs toutes ce genre de situation que décrit la revue américaine : une réunion à huit clos, le manager qui évoque un projet – souvent chronophage, peu challengeant, peu rémunérateur ou valorisant – et qui demande un volontaire pour le gérer, le silence complet dans la salle, le malaise qui s’installe et puis, sortie de nul part, notre voix : “Okay, pas de problème. Je m’en chargerai !”
Mais qu’est-ce qui nous pousse à être si volontaire pour bosser plus sans gagner plus ? Qu’est-ce qui nous retient de demander cette augmentation, a fortiori quand elle est fondée et justifiée ? Sans surprise, c’est du côté des inégalités de genre, notamment éducationnelles, qu’il faut se tourner. Selon Sara Laschever, co-auteure du best-seller Why women don’t ask ? Negotiation and the gender divide (2003), les femmes sont élevées de sorte à ne pas être (trop) exigeantes.
Les femmes incisives dans le domaine professionnel ont tendance à être ostracisées, aussi bien par les hommes que par les femmes.
“On demande aux filles qu’elles soient gentilles, plaisantes, accommodantes, à penser aux besoins de groupe, alors que les garçons sont incités à se mettre en avant, à avoir des objectifs et à les atteindre, à être des petits durs”, explique-t-elle. Selon l’experte des problématiques féminines dans le monde du travail, les femmes auraient peur de paraître trop insistantes, trop “pushy” en demandant une augmentation… et elles n’auraient pas tout à fait tort.
“Les femmes incisives dans le domaine professionnel ont tendance à être ostracisées, aussi bien par les hommes que par les femmes. Ces dernières se rendent compte que cela peut être risqué de se conduire comme elles et préfèrent attendre patiemment de se voir offrir une promotion, une augmentation plutôt que de la demander.” Et accepter en attendant tout ce qu’on leur demande de faire. Une logique déséquilibrée, éminemment sexiste, à laquelle s’ajoute généralement une culture d’entreprise capitalistique qui, implicitement, exige de travailler plus si l’on escompte potentiellement gagner plus.
Refuser ou accepter ?
C’est du moins ce qu’explique Alison Greene, auteure de Ask a manager ! (2018) dans un article du site féminin américain The Cut dédié à notre problématique.
“Théoriquement, oui, on devrait être en mesure de refuser des responsabilités supplémentaires si elles ne s’accompagnent pas d’une augmentation de salaire significative, d’autant plus si ces missions relèvent de celles d’un niveau de hiérarchie supplémentaire, d’un niveau de salaire supplémentaire”, commence-t-elle.
Mais en pratique, les entreprises tendent à donner des responsabilités avant même de promouvoir leurs collaborateurs.
“Mais en pratique, d’un point de vue concret, les entreprises tendent à donner des responsabilités avant même de promouvoir leurs collaborateurs. Il y a en même qui attendent de fait que vous fassiez le job du niveau supérieur avant même d’envisager de vous promouvoir. Ce n’est pas comme ça que les choses devraient fonctionner, mais ça reste tout de même souvent le cas”, reconnaît-elle de façon réaliste. Avant d’inciter les lectrices à bien faire la distinction entre accepter des micro-tâches hors scope, comme par exemple mener une réunion ou assurer l’intégration d’un nouvel arrivant, versus des changements majeurs de champs d’action, tel que gérer une équipe de but en blanc.
Son conseil ? Jouer l’esprit d’équipe quand il s’agit de la première catégorie de mission… et passer à l’écrit quand il s’agit de la seconde. Par exemple, si votre boss vous a demandé de prendre en charge quelques responsabilités de façon temporaire, en attendant un recrutement ou une réorganisation du service, et que ce qui devait être intérimaire semble se prolonger de façon indéterminée, la coach conseille d’aborder directement la situation avec lui/elle. Si vous n’osez pas l’aborder à l’oral, vous pouvez par exemple tenter un mail concis du type : “Cela ne me dérange pas d’aider et de gérer ces tâches de façon temporaire, mais je veux m’assurer que cela se répercute sur le titre de ma fonction ou ma fiche de paie si cela devait se prolonger.”
Apprendre à dire non
C’est du moins ce à quoi s’est résolu Marie-Caroline*, journaliste, qui, après des mesures de licenciement économique au sein de son service, s’est vu attribuer unilatéralement de nouvelles responsabilités par sa hiérarchie. Sans augmentation de salaire, évidemment. “Du coup, quand ma demande d’augmentation a été refusée, et que ni même une prime ne m’a été octroyée, c’est simple : j’ai envoyé un mail à ma N+2 en lui exposant factuellement mon bilan de l’année et l’augmentation de la charge de travail qui m’avait été imposée, en lui demandant très directement pourquoi je n’avais pas bénéficié d’une revalorisation”, raconte celle qui a fini par avoir une augmentation à force d’insistance et de persuasion.
Lors de mon dernier entretien annuel, j’ai annoncé que je démissionnerais si je n’étais pas augmenté. On est au mois d’avril, je n’ai toujours pas de réponse…
Pour Sophie, la technique a été plus radicale : “Après des années passées à être la bonne poire, j’ai profité d’un nouvel emploi et de mon arrivée dans une nouvelle entreprise pour enfin apprendre à dire non”, assure cette directrice artistique. “Si on me demande d’assurer de nouvelles tâches, de me mettre sur un nouveau projet sans compensation financière, je refuse. C’est pas plus compliqué que ça.”
D’autres, comme Mathilde*, cheffe de projet, tentent de taper du point sur la table face à leur hiérarchie, sans forcément grand succès. “Lors de mon dernier entretien annuel, j’ai annoncé que je démissionnerais si je n’étais pas augmenté. On est au mois d’avril, je n’ai toujours pas de réponse… et toujours autant de charge de travail supplémentaire”, explique-t-elle.
Et pour cause, en temps de pandémie, difficile de mettre de tels ultimatums à exécution, la peur de ne pas retrouver un emploi ou de faire partie du prochain licenciement économique pouvant largement freiner nos velléités d’émancipation. “Si votre entreprise a souffert de la pandémie (licenciement, difficultés à maintenir les finances à l’équilibre), ce n’est clairement pas le bon moment d’avoir cette conversation”, recommande Alison Greene. “Mais cela ne voudra jamais dire que vous ne méritez pas d’être payée de façon équitable”, conclut-elle.
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