Ivan Jablonka : "Il y a mille manières d’être un homme"

On se souvient du succès de son Laëtitia ou la fin des hommes (prix Médicis et prix littéraire du Monde en 2016), puissante enquête biographique basée sur un fait divers qui traitait des violences faites aux femmes et des féminicides… Conséquences perverses d’une masculinité mal apprise car mal transmise, pouvant déraper à l’âge adulte.

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Après Des hommes justes : du patriarcat aux nouvelles masculinités (2019), où son but était de proposer une nouvelle morale du masculin en dehors du tandem virilité-domination, Ivan Jablonka s’implique ici totalement avec une transparence courageuse, via ses souvenirs, ses archives personnelles et familiales, et en sollicitant le témoignage de ses parents et des ami·es de ses années d’école et de lycée.

Sujet : comment devient-on un garçon ? Eléments de réponse avec ce récit, qui nous embarque au cœur de ce qu’il appelle « cette gêne dans (sa) garçonnité ».

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Être un homme, à sa manière

Marie Claire : « Je ne suis pas un mâle ! », vous exclamez-vous dès le premier chapitre. Ni une femelle, suppose-t-on. Nous voilà troublés…

Ivan Jablonka : Disons qu’il y a mille manières d’être un homme, et la mienne n’est pas d’être un « mâle. Très tôt, j’ai préféré des activités, des façons d’être féminines : la lecture, la poésie, les confidences, les effusions… Je me sentais assez éloigné de ces groupes de camarades « virils », privilégiant la force musculaire, le pouvoir, l’assurance. Et stigmatisant l’homosexualité.

« Parfois je suis femme dans ma manière d’être un homme, gay dans ma manière d’être hétéro. » Éclairez-nous.

Enfant, ado et après, j’ai été le contraire de ce qu’attendaient les filles de l’identité virile – celle que transmettent les livres, les films, la famille… J’avais tout du dragueur catastrophique. Quant à la culture gay, je m’y reconnais. Peut-être grâce à mes jeunes années, à ses amitiés masculines très proches, non sexuelles mais « homo-érotiques », vécues aussi à l’âge adulte. 

Je ne suis pas le seul homme à ne pas me sentir un mâle-type (…). Et de plus en plus de femmes l’acceptent, et même apprécient chez l’homme une forme de douceur et de doute.

Et aujourd’hui ?

Eh bien, j’ai 47 ans, je suis marié et père de famille. Sans parler ici de ma femme avec qui je suis depuis vingt ans, mon côté « mauvais séducteur » a été moins problématique autour de mes 25 ans, où j’ai ressenti ce changement dans la société, qui se confirme : je ne suis pas le seul homme à ne pas me sentir un mâle-type, c’est de plus en plus assumé. Et de plus en plus de femmes l’acceptent, et même apprécient chez l’homme une forme de douceur et de doute.

« Fluidité du genre »

Doutez-vous toujours de votre « garçonnité » ?

Oui, mais entendons-nous bien : si je m’interroge sur mon genre, sur la façon particulière dont s’est construit le garçon que j’étais et donc l’homme que je suis devenu, bref, si je ne sais pas qui je suis, je sais qui je ne suis pas. Mon identité sociale et sexuelle est bien fixée.

Et ado, malgré mon ambivalence, j’ai moi aussi connu les soirées foot-et-bière ! Il y a mille façons d’être un homme, et chacun les dose à sa manière. Cette fluidité du genre, et notamment du mien, m’a mis parfois en décalage mais m’a aussi servi, je crois, dans mes rapports humains et même dans le domaine intellectuel qui est le mien (prof, écrivain), encore trop phallocrate mais où il faut une certaine sensibilité.

Un homme, ça ne pleure pas, dit-on. Pleurez-vous ?

Oui. Ça ne me gêne pas. Dans les textes anciens, dans L’Odyssée, Ulysse et tous les héros pleurent ; dans L’Iliade, les guerriers pleurent aussi. N’acceptons pas cette aliénation du masculin qui ne l’autorise pas à être tendre ou à verser des larmes.

N’acceptons pas cette aliénation du masculin qui ne l’autorise pas à être tendre ou à verser des larmes.

Ce livre de garçon s’adresse-t-il autant aux lectrices qu’aux lecteurs ?

Oui, au-delà de leur intérêt pour ce sujet. Car si je m’y interroge sur la façon dont est inculquée la masculinité, et sur la mienne et ses ambiguïtés, les filles qui se sentent un peu garçonnes, ou les femmes qui se sentent un peu masculines, et en cela ne correspondent pas vraiment à l’image habituelle de la féminité, peuvent par symétrie se sentir concernées.

Du petit Ivan devenu Jablonka, que reste-t-il ?

Tout. Même devenu mari et père, j’ai le sentiment de ne pas avoir grandi. Saint-Exupéry l’exprimait ainsi : « On est de son pays comme on est de son enfance… »

(*) Un garçon comme vous et moi, Éditions du Seuil, 20 €. 

Cet article a été initialement publié dans le numéro 820 du magazine Marie Claire, daté de janvier 2021.

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