Isabella Rossellini dans "La chimera" : « Alice Rohrwacher et moi, on parle beaucoup de poules et d’abeilles »

En vieille dame un peu zinzin qui donne des cours de chant sur un piano désaccordé dans son manoir délabré, c’est ainsi qu’Isabella Rossellini nous ravit dans La chimera*, film tout en délicatesses et folies d’Alice Rohrwacher qui concourt pour la Palme d’or 2023 : on y fraye avec une bande de pieds-nickelés poétiques qui gagnent leur vie en pillant des tombes étrusques, prétexte pour la réalisatrice à mêler vivant.es et disparu.es, à creuser par couches, sous-couches et tamis son histoire et ses protagonistes.

L’occasion pour Rossellini, qui incarne la belle-mère du tombarolo en chef, de renouer, de la plus merveilleuse des façons, avec un cinéma transalpin qui, malgré son arbre généalogique – rappellera-t-on qu’elle avait pour père le réalisateur italien Roberto Rosselini et pour mère l’actrice suédoise Ingrid Bergman ? – ne lui a offert qu’une poignée de rôles depuis ses débuts d’actrice en 1979.

Sur la terrasse d’un palace de la Croisette, la comédienne iconique nous a parlé de sa collaboration joyeuse avec la famille Rohrwacher et des souvenirs forts qu’elle s’est fabriquées ici, à Cannes. 

Marie Claire : En quoi le regard qu’a posé sur vous la réalisatrice Alice Rohrwacher vous a plu ?

Isabella Rossellini : Quand Alice a écrit ce film merveilleux et m’a proposé de jouer le rôle de Madame Flora, elle m’a dit « j’imagine une femme très très vieille », je lui ai répondu, « écoute, on va me mettre un maquillage vieillissant et on voir si j’y arrive », et ma foi, je me trouve assez convaincante ! De toute façon, j’aime beaucoup le travail d’Alice qui selon moi représente un nouveau cinéma italien : même si j’y retrouve des éléments du nouveau réalisme, un humour à la Fellini, un côté pasolinien dans la manière qu’elle a de s’intéresser aux gens que la société marginalise, elle a une touche magique et spirituelle qui n’appartient qu’à elle.

Moi aussi j’ai un amour de la campagne, oui, ce que je partage d’ailleurs avec Alice, qui a grandi dans une culture paysanne qui a été complètement détruite par l’industrie agroalimentaire

Qui est-elle cette Madame Flora selon vous ?

Alice ne fait pas des portraits psychologiques des gens.

Elle fait des films chorals, où les énergies circulent entre les individus. Mais tout de même, je peux dire que cette Signora Flora est vieille, excentrique, opportuniste, peut-être même a-t-elle connu la gloire puisqu’elle vit dans cette demeure sublime mais dilapidée, où il pleut à travers le plafond. Et puis elle a cinq filles qui forment un chœur autour d’elle et qui veulent lui piquer des trucs de sa maison. Elle a une autre fille qui est décédée aussi, mais peut-être parce que Signora Flora est un peu gaga, elle ne fait pas beaucoup de différences entre la vie de maintenant et la vie dans l’au-delà.

D’ailleurs, quand j’ai lu le scénario, j’ai demandé à Alice : « c’est un film sur la mort ? » « Non, c’est un film sur l’au-delà » m’a-t-elle répondu. Un film sur notre passage sur Terre, sur ceux qui ont été là avant nous et dont les esprits tournent toujours autour de nous.

La vie de cette Flora ressemble-t-elle à celle que vous menez à la campagne, dans cette ferme de l’État de New York où vous vivez aujourd’hui ?

Oh non, ma maison est moins somptueuse que la sienne ! Moins abimée aussi, car au moins j’ai un toit. Mais j’ai moi aussi j’ai un amour de la campagne, oui, ce que je partage d’ailleurs avec Alice, qui a grandi dans une culture paysanne qui a été complètement détruite par l’industrie agroalimentaire et dont elle a la nostalgie, alors ensemble, on parle beaucoup de poules et d’abeilles. Sauf que moi, je ne vis à la ferme que depuis 10 ans : j’ai encore beaucoup à apprendre ! 

Comment votre fantaisie, celle notamment que vous montrez dans vos pièces de théâtre sur les animaux, nourrit-elle le personnage de Flora ?

Oh moi, je ne me pose pas ce genre de questions alors je ne saurais pas vous répondre. On me donne un scénario, on en discute un peu et puis voilà !

La dernière fois que vous avez tourné en italien, c’était dans La solitude des nombres premiers de Saverio Constanzo en 2011…

…Eh oui, malheureusement, je tourne assez peu en Italie et ne sais pas pourquoi. Quand j’étais mannequin (même si je le suis encore !), je suis partie vivre aux États-Unis, alors peut-être que le cinéma italien ne me voit plus comme une Italienne. Et puis, en Italie, les cinéastes travaillent entre amis, presque en famille. Regardez Alice, elle fait tourner sa sœur Alba, actrice, dans tous ses films, ainsi que des gens d’Orvieto [Ombrie], d’où elle vient, même si elle engage parfois des acteurs étrangers comme cette fois-ci Josh O’Connor. D’ailleurs, si je suis devenue amie avec Alice, c’est justement parce que j’ai joué aux côtés d’Alba dans La solitude des nombres premiers de Saverio Constanzo qui est aussi par ailleurs le compagnon d’Alice. Depuis, je me sens avec eux comme dans ma famille adoptive.

 Quand j’étais mannequin (même si je le suis encore !), je suis partie vivre aux États-Unis, alors peut-être que le cinéma italien ne me voit plus comme une Italienne. 

Quel usage avez-vous de l’Italien, votre langue paternelle ?

Je le parle tout le temps en famille, même si je vis aux États-Unis. Du moins avec mon frère et ma sœur. Avec mes enfants, je mélange beaucoup les langues. 

Vous souvenez-vous de la première fois que vous êtes venue à Cannes ?

Oui, c’était en 1977, quand mon père présidait le jury du festival – le pauvre est mort quelques jours après d’une crise cardiaque. J’avais 23 ans et je me souviens d’être allée voir tous les films avec lui. Il avait remis la Palme aux frères Taviani, avec lesquels j’ai tourné, ensuite, mon premier film [Le pré, 1979]. Ma mère aussi a été présidente du jury mais cette fois-là, c’est mon frère qui l’avait accompagnée.

Plus tard, en 2015, le festival a d’ailleurs choisi comme affiche un très beau portrait de ma mère, à l’occasion du centenaire de sa naissance, et nous étions évidemment là, tous très émus. Mais si je suis venue la première fois ici, en 77, rejoindre papa, c’était surtout parce qu’il avait besoin de compagnie. Vous savez, dans un festival, même si l’on rencontre toujours beaucoup de photographes, beaucoup de journalistes, on se sent parfois très seul.

*La chimera d’Alice Rohrwacher. Avec aussi Josh O’Connor, Carol Duarte, Alba Rohrwacher…Sortie le 6 décembre.

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