Inceste : faut-il supprimer la prescription ou "droit à l’oubli" ?
Le 9 février Eric Dupond-Moretti, Garde des sceaux, a annoncé que le gouvernement entendait modifier la loi afin que tout acte de pénétration sexuelle commis par un adulte sur un jeune de moins de 15 ans soit automatiquement considéré comme un viol. La question du consentement ne sera donc plus jamais posée à un-e mineur-e de moins de 15 ans.
- Viols sur mineurs de moins de 15 ans : « Tout acte de pénétration » par un majeur pourrait être criminalisé
- Patric Jean : « La justice doit prendre conscience que l’inceste est un problème systémique massif »
La prescription, un principe fixé dans le code pénal en 1810
Une excellente mesure saluée par les associations de victimes. Mais la question de l’imprescriptibilité des crimes sexuels sur mineur reste en suspens. Le ministre de la Justice a proposé la « prescription glissante » : la victime d’un pédocriminel poursuivi en justice par d’autres pourrait demander justice même si le délai de prescription est dépassé pour elle.
Pour Yves Charpenel, il faut aller plus loin et supprimer la prescription, principe essentiel de notre droit pénal, quand les crimes sexuels sont commis sur les plus vulnérables d’entre nous, les enfants. Pour ce magistrat qui a été procureur à la cour d’appel de Reims, avocat général à la cour de cassation, aujourd’hui expert pour l’Ecole de magistrature et le Conseil de l’Europe en matière de violences sexuelles, le droit à l’oubli protège les agresseurs. Et pour avoir présidé la Fondation Scelles qui combat l’exploitation sexuelle, il sait à quel point le chemin vers la résilience peut être long et ardu pour les victimes d’inceste. Entretien.
Marie Claire : Magistrat, vous avez été procureur puis avocat à la cour de cassation. Que vous inspire la prescription, principe essentiel du droit pénal français ?
Yves Charpenel : Née de l’époque postérieure aux guerres napoléoniennes, fixée dans le code pénal en 1810, la prescription est une sorte d’exception française dans les démocraties. La question qui se posait alors, vu la durée de vie moyenne de la population, était l’utilité ou non de réveiller une affaire. Sauf que, depuis, notre société a radicalement changé : la notion de droit à l’oubli ne se lit plus de la même manière selon que l’on parle d’une contravention ou d’un crime d’inceste, sans compter l’allongement de notre durée de vie.
On sait très bien que la violence sexuelle dans ce contexte aura un impact sur la victime toute sa vie. La prescription n’existe pas pour elle.
Ces vingt dernières années, la société et donc l’appareil judiciaire, ont découvert l’ampleur des crimes sexuels, notamment ceux commis sur les plus vulnérables d’entre nous, les enfants. En France, dans les deux mille affaires traitées aux assises tous les ans, la majorité concerne l’inceste. On sait très bien que la violence sexuelle dans ce contexte aura un impact sur la victime toute sa vie. La prescription n’existe pas pour elle.
Face à l’effroi suscité par les crimes de la deuxième Guerre mondiale, on a inscrit dans l’histoire récente l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité. Mais ayant longtemps formé les magistrats sur « crimes de sang, crimes de sexe », je sais l’ampleur des dégâts causés par ces violences. Ils ne se réparent pas facilement.
Vous êtes donc pour l’imprescriptibilité des crimes sexuels sur mineurs ?
Oui, j’ai toujours été hostile à la prescription car ces crimes sont, dans la plupart des cas, commis sur des personnes très jeunes, incapables de formuler leurs refus et leurs plaintes. Et leur protecteur, celui qui devrait les aider à faire valoir leurs droits, est précisément celui qui les a violentées.
Quand l’enfant est victime, on ne devrait pas lui imposer des règles établies pour les adultes, et qui plus est, des adultes de 1810 !
L’ordonnance de 1945, qui fixe les règles et principes applicables en matière de justice pénale des mineurs, précise qu’on ne peut pas traiter les enfants comme des adultes. Quand l’enfant est victime, on ne devrait donc pas lui imposer des règles établies pour les adultes, et qui plus est, des adultes de 1810 !
En 2017, on a fait démarrer le délai de prescription à la majorité : ces crimes ne sont pas révélés par des tiers, pratiquement jamais par un des membres du couple -quand le couple ne les commet pas ensemble -, mais par la victime devenue suffisamment adulte pour pouvoir s’exprimer, en général vers la fin de l’adolescence lorsqu’elle prend son autonomie. Désormais allongé jusqu’à 30 ans après la majorité, on devrait pouvoir supprimer le délai de prescription.
Beaucoup estiment que ce serait une erreur parce que plus le temps passe, plus il est difficile d’apporter des preuves à la justice…
Aujourd’hui, grâce au progrès de la police technique et scientifique, si la personne agressée a conservé des prélèvements, on peut les exploiter.
On a surtout – c’est le paradoxe du monde numérique – des réseaux sociaux qui sont devenus le principal vecteur des révélations. Révélations qui peuvent entrer dans les preuves pénales. On ne condamne pas sur de simples déclarations, on s’exposerait à l’injustice – même si l’expérience montre qu’on reste au dessous de 10% de dénonciations malveillantes – mais la recherche de preuves est facilitée car le Net n’oublie rien. On arrive à corroborer les dénonciations à travers les propres déclarations des auteurs même si aujourd’hui moins de prédateurs sexuels se vantent comme ils le faisaient dans les années 70.
Des gendarmes se sont spécialisés, des logiciels ont été créés par les GAFA pour les procureurs américains. Ils détectent dans le Big Data et les messageries, les expressions et les formulations suspectes dans un dialogue entre un adulte et un mineur, révélateur d’une emprise sexuelle. C’est plus facile aussi puisque le tabou sur « ce qui est dans la famille reste dans la famille » a explosé. L’augmentation manifeste des affaires d’inceste ne tient pas uniquement à notre meilleure connaissance du phénomène mais au fait que de nombreuses familles sont éclatées : le tabou de l’inceste est moins fort entre un beau-père et sa belle-fille qu’entre un père et son fils ou sa fille.
L’augmentation manifeste des affaires d’inceste ne tient pas uniquement à notre meilleure connaissance du phénomène mais au fait que de nombreuses familles sont éclatées.
Je me souviendrai toujours de l’affaire, que j’ai requis aux Assises, de ce couple d’enseignants qui abusaient sexuellement de leurs trois enfants, la plus jeune ayant 4 ans. Ces imbéciles s’en étaient vantés. Libertaires libertins, ils disaient les préparer à une société libérée, déclarant « de toute façon, c’est pour leur bien ». Les trois enfants étaient autistes, les psys ont accepté de faire comparaître l’aînée, âgée alors de15 ans. Je n’ai plus rien eu à ajouter après elle. Elle s’est adressée à ses parents et en 5 minutes, elle a fait comprendre à tout le jury ce que c’est qu’un crime. C’était impressionnant, mais toutes les victimes ne sont pas capables de parler, il faut former bien sûr des pédopsychiatres et donner les moyens d’investiguer.
Grâce à l’affaire Duhamel, beaucoup de victimes osent briser le silence mais notre justice a-t-elle les moyens d’y faire face quand on sait qu’elle classe 70% des plaintes ?
Le Comité des experts pour les politiques judiciaires (CEPJ) a établi des ratios sur les moyens alloués à la justice dans les pays de l’Union européenne. En matière de justice pénale, la France est 37ème ! On reste très fort puisque nous sommes le pays avec le moins de procureurs qui traitent le plus d’affaires. Nous sommes très productifs mais sommes-nous aussi bons que les autres quand on traite trois fois plus d’affaires qu’un procureur allemand en étant deux fois moins nombreux ?
- Affaire Duhamel : le frère de Camille Kouchner a porté plainte contre son beau-père
- « La familia grande », l’inceste comme mécanisme de domination
Ancien président de la Fondation Scelles qui lutte contre l’exploitation sexuelle, vous tenez à rappeler que beaucoup de prostituées ont été victimes d’abus sexuels dans leur enfance…
Oui, deux chiffres font peur : une personnes prostituée sur deux a subi des violences sexuelles en milieu familial, et 60% des faits de prostitution à Paris sont commis sur des mineur-es. Il y a dix ans, je me heurtais au scepticisme des autorités quand je leur parlais de la montée de la prostitution des mineur-es. C’est évidemment plus facile de prostituer une personne vulnérable, et comment ne pas être vulnérable quand ceux qui devaient vous protéger enfant, vous ont au contraire violentée ? Une gamine violée par son père, son frère ou son oncle est convaincue qu’elle ne vaut rien. Prescription ou pas. Vous savez, ce sont des héroïnes. Lors d’un débat à New York avec des associations d’anciennes prostituées qu’on appelle les survivantes en France, elles m’ont dit : « On refuse d’être des « survivantes », nous sommes des « combattantes ».
Il faut une sacrée résilience pour surmonter ce qu’elles ont surmonté. Environ quarante procès se tiennent chaque année pour proxénétisme impliquant des mineur-es. Quand je vois ces jeunes filles qui se prostituent après être passées par des tournantes, avoir été abusées par leur parentèle et qui se droguent… c’est un cycle infernal. Si vous partez dans la vie avec un inceste, vous avez pris de l’avance sur le chemin du drame.
- Inceste : Catherine Bonnet, la pédopsychiatre qui refuse de se taire
- #MeTooInceste : sur les réseaux sociaux, des milliers de victimes brisent le tabou
D’où l’importance de la prise de parole de personnalités, elles font ce que d’autres victimes sont dans l’incapacité de faire…
Bien sûr, prenez #MeToo : si quelques artistes importantes d’Hollywood n’avaient pas parlé, Weinstein serait encore au sommet de la pyramide. Ces personnalités n’ont pas besoin de ça pour se faire valoir. Comme procureur, j’ai eu des affaires d’inceste où le bébé avait 6 mois, et où l’agresseur, le père, disait que c’était l’enfant qui l’avait provoqué. Vous voyez, il n’y a pas de limite…
Comme procureur, j’ai eu des affaires d’inceste où le bébé avait 6 mois, et où l’agresseur, le père, disait que c’était l’enfant qui l’avait provoqué.
Nous, les procureurs, sommes censés représenter les forces du bien par rapport aux forces du mal. Je ne caricature pas : c’est Philippe le Bel au XIVe siècle qui a créé la fonction de procureur du Roi, aujourd’hui de la République, décrit comme celui qui « défend la veuve et l’orphelin ». Vous avez aujourd’hui au sein de beaucoup de barreaux, notamment celui de Paris, des collectifs d’avocats spécialisés dans les affaires de mineur-es victimes de violences sexuelles qui lorsqu’elles sont intra-familiales sont encore plus difficiles à révéler.
Source: Lire L’Article Complet