Inceste : "Face à la libération de la parole, il existe une tentation très forte de refermer le couvercle"

Souvenez-vous le 13 janvier dernier, Elisabeth Guigou, ancienne ministre de la Justice, annonçait qu’elle renonçait à présider la commission indépendante sur l’inceste, après avoir été citée parmi les proches d’Olivier Duhamel accusé de viols incestueux par sa belle-fille Camille Kouchner. « Une affaire dont je ne suis actrice ni de près ni de loin », avait-elle tenu à justifier.

C’est finalement un duo, Edouard Durand, juge des enfants au tribunal de Bobigny et Nathalie Mathieu directrice de l’association Docteurs Bru, qui président la Commission Inceste et violences sexuelles faites aux enfants. Une nomination qui a réjoui les militants de la protection de l’enfance. Connu pour « se mettre à hauteur d’enfant », le juge Edouard Durand a participé à l’élaboration du premier plan contre les violences faites aux enfants de l’ancienne ministre des familles Laurence Rossignol.

À la suite de l’affaire Duhamel, il avait déclaré qu’il fallait modifier la loi pour améliorer la protection des mineurs dans le système juridique français, rappelant les chiffres effarants de 300 000 victimes de viol chaque année parmi lesquels 60% de mineur-es, sachant que  70% des affaires sont classées sans suite et seulement 1 000 condamnations prononcées. Il publie avec Ernestine Ronai, Violences sexuelles. En finir avec l’impunité (Ed.Dunod). Un titre, qui on l’espère, devrait être sa feuille de route. Entretien.

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Marie Claire : Magistrat, vous êtes coprésident de la commission Inceste et violences sexuelles faites aux enfants, sommes-nous à un moment charnière ?

Edouard Durand : Oui, nous sommes à un moment charnière de cette lutte contre l’impunité et en faveur de la protection des enfants et de toutes les victimes de violences sexuelles. C’est grâce d’une part à la parole des victimes, elles ont toujours parlé mais ce qui se produit de nouveau est la chaîne de solidarité qui se tisse entre elles, et d’autre part aux affaires judiciaires qui heurtent la conscience collective. Il y a connexion entre les deux : les victimes parlent, et la société dit « Nous sommes responsables de ce que nous faisons. Nous ne pouvons plus banaliser, minimiser ». On ne répondrait plus comme on l’a fait à Eva Thomas, en 1986, sur le plateau des Dossiers de l’écran, alors qu’elle y  présentait son livre : « Mais l’inceste pourquoi pas ? Pourquoi vous en faites tout un plat? ». 

On sait désormais que ce phénomène massif génère une souffrance immense, nous sommes collectivement responsables de la protection que nous devons tout particulièrement aux enfants. La Commission résulte de cette rencontre entre la parole des victimes et la conscience collective.

Là où un enfant recherche l’affection et la sécurité, l’adulte qui passe à l’acte sexuellement pervertit son besoin de sécurité. 

Le 16 mars dernier, l’Assemblée nationale a fixé l’âge de consentement à 15 ans pour tout acte sexuel commis par un majeur sur un mineur, porté à 18 ans en cas d’inceste. Une évolution législative que vous saluez ?

Oui. Des affaires judiciaires nous ont fait réfléchir : il est nécessaire de modifier la loi pour que l’enfant soit mieux pris en compte dans la procédure pénale. « Le seuil d’âge », c’est tenir compte de l’asymétrie entre l’enfant et l’adulte. La loi, telle qu’elle a été rédigée, imposait aux policiers, aux gendarmes, aux avocats, aux procureurs, aux juges de rechercher des éléments constitutifs de l’infraction qui, en réalité, résultait de cette asymétrie physique, cognitive, affective, émotionnelle, d’âge. Là où un enfant recherche l’affection et la sécurité, l’adulte qui passe à l’acte sexuellement pervertit son besoin de sécurité. 

Dans votre livre, vous affirmez qu’il faut écouter la parole des enfants. Après Outreau, cette parole a été pourtant remise en question… 

Aujourd’hui, on mesure grâce à l’apport des connaissances, l’impact traumatique très grave des violences sur les personnes qui les subissent. Nous nous devons de progresser : c’est un enjeu de santé publique, un choix de modèle de société, sans compter le coût social élevé, généré par les agresseurs. Au moment même où nous assistons à ce que nous appelons, la libération de la parole des victimes, il existe une tentation très forte de refermer le couvercle. Face aux violences disons de l’intime, sexuelles, conjugales, et tout particulièrement l’inceste, des mécanismes de déni restent très puissants.

On sait que les violences sexuelles faites aux enfants font l’objet d’une sous révélation massive. Il y a très peu de révélations des faits en proportion de leur nombre, et quand les victimes les dénoncent, elles disent moins que l’horreur du réel effectivement éprouvée. Et pourtant le réflexe est : « Attention, c’est peut être un mensonge, une manipulation ». On sait aussi qu’un enfant qui révèle des violences à une personne représentant la loi et qui perçoit que cette dernière ne le croit pas, risque un effondrement psychique. Il faut croire l’enfant, écouter sa parole et le protéger. Et ceci n’est pas contraire à nos principes fondamentaux.  

Vous regrettez que beaucoup de mères soient accusées de porter des fausses allégations lorsqu’elles dénoncent l’inceste subi par leur enfant. Ces fausses allégations sont marginales, on parle de 5 à 10%

Voire moins. Il est très important d’injecter du savoir dans les représentations. Le risque que vous courez comme journaliste, le risque que je cours comme juge n’est pas d’inventer des violences, le risque est de ne pas protéger des enfants victimes. L’enfant violé, a été violé, personne ne peut revenir sur ce réel. Personne n’a le pouvoir de décider a postériori si ça s’est passé ou pas. 

On sait que les violences sexuelles faites aux enfants font l’objet d’une sous révélation massive. Il y a très peu de révélations des faits en proportion de leur nombre.

En parlant de protection, plusieurs pédopsychiatres sont actuellement condamné-es par l’Ordre des médecins pour avoir signalé des abus sexuels sur des mineur-es.  Ne faudrait-il pas inscrire dans le code pénal l’obligation de signalement pour les médecins ?

Il y a deux choses. La première est de repérer les mécanismes de déni qui nous affectent tous, vous et moi compris. Confronté à l’inceste, il est plus facile de le nier que de le voir. Le voir, ça fait peur. Ça confronte l’humain à ses limites de représentation. Il est plus facile de banaliser, minimiser, exclure.

La seconde est que nous pouvons exiger, nous société, des professionnels qui nous représentent pour éduquer et protéger nos enfants, qu’ils repèrent les violences et les signalent. Mais si nous avons une injonction paradoxale vis à vis d’eux, « Vous devez protéger mais protéger vous fait prendre un risque », on les met dans une situation impossible. Il faut que les choses soient très claires pour qu’ils ne soient pas en danger quand ils signalent. 

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Dans 50 pays, les médecins ont déjà l’obligation de signaler… 

Oui, donc il y a des marges de progrès.

Aujourd’hui, on constate que les peines de prison sont souvent plus lourdes pour un vol caractérisé que pour une agression sexuelle sur mineur-e…

Il y a encore un système d’impunité. Il faut prendre en compte la violence intrinsèque de tout passage à l’acte sexuel, qui a un effet destructeur sur le développement de l’enfant. Cette prise de conscience doit concerner tout le monde, les magistrats, les journalistes, les avocats, les médecins, les éducateurs, les professeurs, la société dans son ensemble doit arriver à se représenter l’extrême violence de ces scènes.

Et si chaque récit de victime est unique, on retrouve toujours ce que le Collectif féministe contre le viol et Ernestine Ronai, ont conceptualisé comme étant la stratégie de l’agresseur : il recherche sa proie, l’isole, crée un climat de peur et de terreur, passe à l’acte, inverse la culpabilité, recherche des alliés, assure son impunité. Face à la stratégie de l’agresseur, il faut que nous développions une stratégie de protection. 

Quelles sont les priorités de la Commission ?

On a deux ans devant nous. Il y a des priorités de long et de court terme. Le président de la République a dit : « On vous croit, vous n’êtes pas seules ». La commission est une réponse qui traduit le respect et la considération de la société à l’égard de la parole des victimes. Et considérer cette parole, c’est organiser son expression en proposant un accompagnement social pluridisciplinaire. Nous pensons que si des adultes disent aujourd’hui les violences sexuelles qu’elles ont subies dans leur enfance, c’est d’abord pour protéger les enfants.

Le deuxième objectif indissociable est, à partir de cette parole, faire des propositions de politiques publiques. On regroupe des experts du soin, de la recherche, de la justice, de la protection de l’enfance afin de lutter contre nos représentations, les améliorer, les ajuster au réel, injecter de la connaissance pour comprendre, analyser et corriger les failles, en lançant notamment des recherches épidémiologiques.

Et à plus court terme, mieux mesurer l’ampleur massive du problème en s’appuyant sur les connaissances déjà acquises et en les approfondissant. Et si on a des attentes à l’égard des professionnels de l’école pour le dépistage, réfléchir aux formations et aux outils qui les sécuriseront dans leur pratique protectrice. C’est le moment de le faire, il ne faut pas passer à côté.

Si chaque récit de victime est unique, on retrouve toujours (…) la stratégie de l’agresseur : il recherche sa proie, l’isole, crée un climat de peur et de terreur, passe à l’acte, inverse la culpabilité, recherche des alliés, assure son impunité.

Le déni est puissant parce que les violences sexuelles sur les enfants sont indicibles. Faudrait-il être plus explicite? 

Je pense que ce qui a fait progresser la conscience collective, grâce à des livres, et des affaires judiciaires qui ont choqué, c’est notre capacité a nous représenter la scène. Une semaine de vacances de Christine Angot qui décrit l’inceste, est d’une lecture insoutenable, mais absolument nécessaire. Christine Angot a dit : « Je veux que les mots soient visibles ». Il faut que les mots soient visibles, pas pour choquer mais pour faire penser. Pour faire voir.

  • Acheter Violences sexuelles. En finir avec l’impunité (Ed.Dunod) de Edouard Durand et Ernestine Ronai sur PlaceDesLibraires

 

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