Hypersensibilité : "on peut en faire une force formidable"
Pour le psychanalyste et chercheur Saverio Tomasella , la sensibilité est une force, dont nous devrions apprendre à déployer la puissance, au lieu de la museler.
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Pourquoi avez-vous écrit cette « Lettre ouverte aux âmes sensibles qui veulent le rester »* ?
Pour encourager chacune et chacun à se sentir au mieux avec sa sensibilité quel que soit son degré. Pour montrer que c’est une force sur laquelle s’appuyer, alors que notre monde actuel la dénigre. Pour ce monde à la fois mécaniste, techniciste, matérialiste , elle est mal vue par les tenants de la froide raison technique et par les tenants du machisme qui y voient quelque chose de superflu. L’âge d’or de la sensibilité, en Europe a été les XVI°, XVII° et XVIII° siècles où tout le monde – y compris les hommes – devait exprimer sa sensibilité, et être capable, par exemple, de pleurer en public. Cela a vraiment changé avec la révolution industrielle…
C’est en train de bouger grâce aux femmes et au féminisme, mais la majorité de la société reste avec cette idée qu’un homme ne doit pas être sensible, et pas exprimer ses émotions. C’est une aberration, parce que les hommes sont aussi des êtres humains !
Pour vous, la sensibilité s’accompagne de nombreuses qualités -la sympathie, l’empathie, la créativité- et devrait être encouragée dès le plus jeune âge…
La sensibilité, c’est avant tout le seul instrument dont nous disposons pour entrer en contact avec la réalité. Ca nous permet de voir, de sentir des odeurs, de goûter des saveurs, d’entendre, de toucher des corps humains, des animaux, des matières et tout cela nous apporte des informations très importantes sur la réalité, sur la vie avec les autres. Elle nous permet de comprendre le monde. C’est vraiment le terreau de notre intelligence. Aujourd’hui, avec les études du Centre de Développement de l’Enfant de l’université de Harvard, on sait que c’est ce qui va permettre à un enfant de développer son intelligence. Après, il y a évidemment tout ce qui est du ressort de l’intelligence émotionnelle : la capacité à repérer les émotions et à les exprimer ; l’intuition, l’empathie – pouvoir se mettre au diapason de ce que l’autre est en train de ressentir- et toute l’imagination, la création… La possibilité d’imaginer des histoires ou carrément l’innovation pour le monde à venir.
Vous-même avez-vous souffert personnellement de cette éducation « anti-sensible »?
Adolescent, j’ai toujours vécu dans un environnement musical et artistique où ma sensibilité était appréciée et valorisée… Je suivais ma scolarité dans un lycée musique-études, ou l’on avait le matin des cours classiques et l’après-midi était consacrée au solfège, à l’histoire de la musique, à l’harmonie, à la pratique d’un instrument et au chant. Dans cet univers-là, j’étais comme un poisson dans l’eau, parce qu’on m’encourageait à être sensible. En revanche, chez moi, mes parents trouvaient que je l’étais trop, et me demandaient de faire profil bas. Et je me demandais comment c’est possible qu’il y ait deux mondes différents ? Dans l’un, on me demandait de la développer, et dans l’autre de ne pas l’exprimer. Donc j’en ai souffert, mais pas trop longtemps, contrairement à de nombreux patients que je reçois en consultation. Pour moi, on n’est jamais trop sensible, c’est sûr ! Ce qu’on ressent, ça n’est jamais trop. Après, chacun a sa façon de l’exprimer…
Les grands sensibles ne souffrent- ils pas beaucoup ? C’est comme s’il n’y avait pas de filtre entre le monde et eux…
Il y a deux choses dont il faut tenir compte. La première, c’est ce décalage avec notre société « hyposensible ». Le psychiatre Christophe André dit qu’il n’y a pas d’hypersensible , mais le problème, c’est la société qui ne l’est pas assez… C’est le décalage entre les grands sensibles et la société, qui est source de souffrance et pas la sensibilité en elle-même. La deuxième chose, c’est qu’elle est une caisse de résonance très importante. Si on est heureux, on l’est puissance mille, et si on est malheureux, on l’est très profondément. Les souffrances vont être beaucoup plus intenses chez les grands sensibles, mais la source de ce mal-être, c’est leurs relations avec les autres, leur histoire, leur famille, leur travail, certaines croyances aussi…. Ensuite, c’est vrai qu’on n’a pas de filtre. Cela vient du thalamus, cette zone dans le cerveau qui fonctionne moins bien chez nous. Nous avons besoin d’aménager notre environnement, d’avoir des lumières moins fortes , des bruits peu agressifs, de faire du yoga ou de la méditation, de manière à mieux réguler notre charge émotionnelle. Les grands sensibles ont besoin d’un apprentissage plus poussé pour mieux vivre au quotidien. C’est un mode de vie plus exigeant, mais c’est parfaitement possible.
On colle aux grands sensibles une étiquette de faiblesse, de fragilité, mais paradoxalement, vous parlez, vous, de puissance.
D’abord, j’ai remarqué au cours de mes 25 années de pratique professionnelle, mais aussi dans mon existence personnelle, que tous les humains sont fragiles. Nous avons tous une forme de vulnérabilité, même ceux -souvent des hommes – qui le cachent. Ce n’est pas parce qu’on a une apparence très assurée que l’on n’a pas de fragilité. L’apparente faiblesse de la personne hautement sensible, c’est que ça se voit. Et quand les relations ne sont pas très saines, qu’elles sont toxiques, une personne malfaisante peut essayer de profiter de la faille de l’autre, de cette fragilité. Mais cela ne veut pas dire que nous soyons faibles, parce que cette connaissance de notre vulnérabilité nous rend en fait plus puissants. C’est paradoxal, c’est vrai, mais c’est parce que nous nous connaissons mieux, que nous savons aussi mieux faire face aux moments de désarroi ou aux incertitudes. Nous avons découvert au fil de la vie quelles sont nos ressources pour nous débrouiller, tant bien que mal, dans la plupart des circonstances, et nous nous en sortons mieux. Ca porte même un nom : la sensibilité avantageuse. Ce sont deux chercheurs, Michael Pluess en Grande-Bretagne et Thomas Boyce aux Etats-Unis et au Canada, qui ont mis en évidence cette particularité. Nous profitons mieux de tout ce qui est bon dans notre vie, des encouragements, des amitiés, des réussites au travail, d’une bonne alimentation… Et cela nous donne une certaine puissance, surtout que, la plupart du temps, nous avons une capacité à nous relier aux autres par empathie, ce qui fait que nous profitons aussi mieux de nos relations.
Que voulez-vous dire avec le sous-titre de votre livre , « l’hypersensibilité est l’avenir du monde » ?
C’est un vœu que je fais du fond du cœur : si l’on avait le droit de pouvoir exprimer sa sensibilité, le monde irait beaucoup mieux. C’est à la fois un souhait, une intuition et une observation au fil des années, en me rendant compte que les administrations, les entreprises, les familles, les écoles, les associations qui acceptent plus la sensibilité, sont les institutions qui vont le mieux, qui sont les plus créatives, les plus humaines. Je le prône aussi pour la politique ! On devrait pouvoir faire de la politique avec sa sensibilité et non pas simplement pas calcul, stratégie ou bagarre politicienne…
Vous êtes un révolutionnaire, alors ?
Alors, un révolutionnaire doux, tendre et rêveur, oui ! C’est pourquoi je parle de révolution sensible… Pas pour qu’on se tape sur la figure, qu’on fasse des choses violentes, mais oui, pour qu’on apporte de plus en plus de sensibilité dans nos vies et ce sera bien plus sympathique, convivial et solidaire…
Pour vous, la sensibilité d’un être humain est donc son trésor le plus précieux ?
Mais oui ! C’est ce qui nous fait palpiter dans la relation amoureuse, amicale, avec nos enfants. C’est ce qui fait que devant un bon roman, un bon film, un tableau, un morceau de musique, un coucher de soleil, un beau paysage, on peut être transporté. C’est ce qui donne du sel à la vie, de la saveur à l’existence… Oui, c’est un vrai trésor ! Et il nous rend intelligent. Et unique aussi. C’est un grand atout pour le bonheur, pour la joie, pour la convivialité et le partage parce qu’on ne cherche pas le bonheur pour soi, par nombrilisme, mais vraiment une joie partagée, une espèce de sens de la fête, d’une vie qui pétille. Une sorte d’enchantement du quotidien.
L’ Observatoire de la Sensibilité
Saverio Tomasella a créé cet observatoire en 2016. » Son but est d’observer comment la sensibilité est acceptée dans la société francophone – la France, la Suisse, la Belgique et le Canada – de regarder comment on la valorise ou la dévalorise, et s’il est possible de l’exprimer librement, et de quelle manière. » A cela s’ajoute une collection chez Leduc.s « Saverio Tomasella présente » : les autrices et auteurs de cette collection font partie de cet observatoire ou en sont des satellites. » Tous travaillent sur la sensibilité, des enfants, des adultes, des couples, et aussi des hauts potentiels, des surdoués, tout ce qui est atypique…. «
* parue aux édition Larousse.
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