Humour : "Les femmes rient entre elles depuis toujours, mais faire rire est une prérogative masculine"
Longtemps, seuls les hommes ont bien ri. Féminité ne rimait pas avec hilarité. Dans son nouvel essai, Le Rire des femmes, l’historienne Sabine Melchior-Bonnet explore avec verve le rôle sociétal de l’humour et analyse sa dimension machiste. Échanges jubilatoires.
Elle préfère un tête-à-tête le matin pour ne pas rater sa séance de gym. À 80 ans – âge autorevendiqué sans qu’on ait besoin de le lui demander -, Sabine Melchior-Bonnet a le regard espiègle et la parole volubile. Dans son cocon du XVIe arrondissement de Paris, l’historienne des sensibilités s’amuse à inventer des sujets qui, dit-elle, «questionnent l’Histoire avec nos intérêts du moment». Cette ingénieure d’études durant quarante ans au Collège de France s’est penchée sur les revers du mariage, les reflets du miroir, les rouages de la frivolité, les vies du cheveu… Son nouvel essai, Le Rire des femmes (1), relate la conquête d’un pouvoir longtemps confisqué, réservé aux hommes. De l’incorrigible railleuse Madame de Sévigné à la «Mother Fucker» Florence Foresti. Un récit à l’image de cet entretien : enjoué !
Madame Figaro. – Glousser, pouffer, se marrer, rien ne paraît plus naturel… Or, pas du tout ! Durant des siècles, le plaisir zygomatique est resté une prérogative masculine. Pourquoi faire du rire des femmes un objet d’étude historique ?
Sabine Melchior-Bonnet. -Le succès sur les planches des Valérie Lemercier, Muriel Robin ou Florence Foresti m’a intriguée et attirée. J’ai été sidérée par l’arrivée en force des professionnelles du rire dans le dernier quart du XXe siècle. Une révolution, une prise de pouvoir ! Cinéma, caricatures, sketchs, elles ont investi les terrains jadis dévolus aux hommes. Leur regard neuf offre une revanche à toutes les prisonnières de l’omnipotence patriarcale à qui l’on a refusé l’instruction, la parole, l’écriture, et même le rire. Le chemin a été long. Les femmes rient entre elles depuis toujours, mais faire rire est une prérogative masculine. J’ai voulu raconter cette conquête qui est aussi une libération du corps. Jubilatoire, corrosif et démystificateur, le rire féminin balaye tout sur son passage.
La nature a séparé le rire de la beauté, soulignez-vous. Les usages du monde sont formels : pour l’homme, c’est une distraction, un remède à la mélancolie, tandis que pour la femme, un symptôme d’hystérie. D’où vient cette discrimination originelle ?
Le rire a longtemps été tenu sous contrôle, les rieuses n’étant tolérées que derrière leur éventail ou dans les milieux populaires. La bienséance, les règles de la séduction ou la morale interdisent aux femmes, au fil des siècles, de se laisser aller à rire ou à faire rire. Le poète latin Ovide, maître en stratégie amoureuse, regrette que les éclats de rire tordent leur bouche en grimace. Même Fénelon, qui tient pourtant à ce que les filles soient instruites, déplore qu’elles pleurent ou gloussent pour un rien. Ce qu’on leur reproche, c’est une instabilité d’humeur. Leur rire inconvenant s’échappe des entrailles, symbolise le sexuel, débride les corps. Sous l’hilarité se tapit une mangeuse d’hommes. Une idée capitale perdure : la femme qui rit ne sait pas se tenir, elle passe pour une hystérique. Seule la supériorité de «l’esprit fort» – le mari – peut détourner un auditoire des sujets sérieux. L’épouse n’a qu’une vocation, être un cœur pur et un corps silencieux.
Vous détournez la célèbre tirade de Tartuffe en écrivant : «Cachez ses dents que je ne saurais voir.» Les dévoiler à l’époque de Molière, dans la bonne société, choque autant que de montrer un sein !
Cela choque au XVIIe et longtemps après. Je raconte cet esclandre révélateur : l’artiste-peintre à la cour de Marie-Antoinette et de Louis XVI, Mme Vigée Le Brun, réalise son autoportrait présenté au salon du Louvre à la fin du XVIIIe. On la voit enlacer tendrement sa petite fille et lui rendre son sourire, on aperçoit ses dents. Vous n’imaginez pas le miniscandale qui a résonné jusqu’à Versailles ! Les manuels de civilité imposent déjà aux peintres de la Renaissance le strict contrôle du visage, il faut contenir le langage du corps.
Les femmes peuvent-elles se débrider et se dérider en privé ?
Elles ont besoin d’un exutoire. D’une soupape à la violence, à l’avenir incertain, aux accouchements périlleux… Elles sont brimées en public, vont peu au théâtre, et quand elles y vont, doivent s’effacer au moment où une scène devient grossière. Entre elles, les femmes rient de tout, se racontent des potins, à condition que le mari ne soit pas là. Elles nouent une complicité qui s’affranchit des milieux sociaux. Se désopiler brouille les frontières, la solidarité de sexe l’emporte sur l’antagonisme de classes. La maîtresse rit volontiers avec sa soubrette, qui n’ignore rien des petits secrets de la maison. Les hommes ont peur du rire des femmes parce qu’il risque d’entraîner raillerie et subversion.
Vous distinguez le rire du corps et le rire de l’esprit. Dans les salons mondains, les femmes apprennent à manier l’ironie, le bon mot…
Toutes ces dames, qui participent aux salons aristocratiques, savent manier l’impertinence. Un «essaim de guêpes», disent les frères Goncourt, une «vivacité de puces», plaisante la comtesse de Genlis. La peur de ne pas paraître du dernier cri leur donne beaucoup de perspicacité, mais elles sont peu nombreuses dans ces salons, et le propos reste contenu : on pratique la raillerie, l’ironie, le rire qui se moque, jamais le bon rire qui sort du corps. Il faut appartenir aux hautes sphères pour ne pas se priver. Les nièces du richissime Mazarin – les Mazarine – font les 400 coups. Au couvent, l’une d’elles verse de l’encre dans le bénitier. Cette plaisanterie m’enchante !
Les féministes ont conquis le droit de vote, le droit à la contraception… Qui a mené la lutte pour le droit de rire ?
Cette conquête a pris du temps. Après la Révolution, les femmes ont le bec cloué. Au XIXe siècle, une époque triste, la pression se resserre. Les écrivains, je pense à Baudelaire, à Flaubert, fortement à Zola, ne sont pas aimables envers les facétieuses. Les romantiques pensent que le rire se commet au détriment du sentiment. Les tabous ont la vie dure, les chanteuses de music-hall adaptent encore leurs sketchs d’allumeuses aux désirs des hommes. Mais peu à peu les choses changent, des demi-mondaines qui mènent une vie très libre commencent à influencer des femmes bien rangées. Des écrivaines ouvrent une brèche inventant un style mi-amer, mi-narquois : c’est Colette, subversive et rieuse ; c’est la jeune Virginia Woolf, qui loue le rôle émancipateur du rire dans The Value of Laughter, écrit en 1905 pour The Guardian. Dans leur sillage, s’engouffrent d’autres pionnières. On peut rigoler du malheur avec Marguerite Duras, rire par effraction avec Nathalie Sarraute. Je n’oublie pas Claire Bretécher, ravissante mais on s’en fichait car on ne voyait que ses dessins !
Le MLF revendique-t-il la parité en matière d’humour ?
Ses manifestations s’accompagnent de bons mots ou de slogans comiques : «Viol de nuit, terre des hommes», «Ni faux cils ni marteaux-piqueurs»… Le Mouvement de libération des femmes, fondé après mai 1968, ne dédaigne pas l’humour. Annie Leclerc, figure majeure des féministes, aime rire ; Hélène Cixous avance une vision prémonitoire de la femme de demain, celle qui après avoir «beaucoup pleuré culturellement» fera preuve d’un humour d’éclat et d’effusion. Rire sans entraves, quelle souveraineté !
« Le rire des femmes », de Sabine Melchior-Bonnet, éditions Puf.
Aujourd’hui, un tiers des humoristes sont des femmes. Non seulement elles aiment à se montrer drôles, soulignez-vous, mais elles sont devenues des «professionnelles» du rire. Leurs one-woman-shows font jeu égal avec les one-man-shows, une révolution culturelle…
Cette révolution, dont la forme la plus provocante est la montée sur les planches de ces humoristes en solo, couronne un processus engagé par l’écriture ironique et par le combat féministe des cinquante dernières années. Les actrices comiques ont commencé leur percée en tandem : les premiers du genre au milieu des années 1970, Guy Bedos et Sophie Daumier, sont suivis par Pierre Palmade et Michèle Laroque… Les générations qui leur succèdent s’émancipent de la tutelle masculine. Les femmes gagnent le pouvoir d’être drôles, jolies, laides, bêtes ou méchantes ; le pouvoir de jouer avec les mots, mais aussi avec leur corps et leur visage ; le pouvoir surtout de dire comiquement le monde d’un point de vue féminin.
Justement, en quoi leur humour, que vous qualifiez d’affranchi, de jaillissant et de combatif, diffère-t-il de celui de leurs confrères ?
Les femmes humoristes ne sont pas toujours des militantes décidées à bouleverser le monde. Elles ont souvent fait des études supérieures, exercé un métier avant de monter sur scène. Beaucoup collaborent avec des partenaires masculins et considèrent qu’hommes et femmes pointent les mêmes cibles : le couple, le travail, le pouvoir… Peu, en revanche, exercent leurs talents sur la politique, «du pipeau» selon elles ! Des ressorts comiques leur sont propres (les conduites «macho», le sexisme), elles dénoncent aussi les situations aliénantes du monde moderne avec un rire d’autant plus sarcastique qu’il a longtemps été bâillonné. Elles font de leurs spectateurs des complices en créant une empathie à partir de sentiments partagés devant les injustices. Leurs critiques s’adressent aussi aux femmes, les trop bien adaptées, les outrageusement respectables, de sorte que personne ne sort tout à fait indemne de la satire.
Et vous, aujourd’hui, lesquelles vous font rire ?
J’adore rire. Je pense que la gaieté est une vertu sociale et que deux personnes qui rient ensemble ne peuvent être ennemies. Valérie Lemercier, élégante, jamais vulgaire, fait de la distance un art ; Florence Foresti est si naturelle qu’on ne distingue pas l’humoriste de son personnage. J’aime beaucoup Blanche Gardin, qui explore son apprentissage de jeune femme dans un monde où la drogue et le sexe font la loi. Elle va très loin, mais qu’est-ce que c’est drôle !
(1) Le rire des femmes, de Sabine Melchior-Bonnet, éditions Puf, 416 pages, 22 €.
Melha Bedia : «L’humour peut effrayer les hommes»
Humour et séduction «Ce n’est pas toujours facile d’être une femme humoriste, ou d’être considérée dans la vie comme la rigolote de service, car les hommes ont tendance à nous regarder davantage comme une bonne copine que comme une fille à séduire. On peut se laisser embarquer par l’envie de faire rire alors que l’humour peut en effrayer certains. Sur scène, même si les mentalités ont heureusement tendance à évoluer, il existe encore des thèmes que les humoristes femmes ne peuvent pas aborder. Quand une fille ose un sujet en dessous de la ceinture, le public va la considérer comme vulgaire, alors qu’un homme va être qualifié de génie en jouant le même sketch.»
Médias et humour «Les plateformes comme Amazon Prime Video, pour qui je développe ma série Miskina, sont un coup de projecteur énorme et touchent beaucoup de gens rapidement. J’ai pu m’en rendre compte avec la multitude de messages que j’ai reçus après la diffusion de Forte , le film de Katia Lewkowicz. En revanche, un réseau social comme Twitter permet de déverser sa haine anonymement, et les commentaires peuvent être d’une violence inouïe. Cela apporte plus de mauvais que de bon, et face à ça, j’ai décidé de ne plus lire les commentaires et même, plus radical, de couper le wifi !»
Forte, de Katia Lewkowicz, sur Amazon Prime Video.
Laura Felpin : «L’humour provoque la réflexion»
Femmes en scène «J’ai été bercée par l’humour des femmes, et mes références dans le stand-up sont des stars comme Florence Foresti (mon maître à penser) ou Muriel Robin. Je n’avais donc pas l’impression qu’il n’existait que des hommes dans l’univers du rire. Mais ayant ensuite écumé les scènes ouvertes parisiennes pendant des années, j’ai compris qu’il n’y avait effectivement pas de parité. J’ai souvent été la seule fille des programmations réunissant des hommes, car je représentais le “quota féminin” de la soirée ou, au contraire, on m’invitait à jouer dans des soirées exclusivement féminines… ce qui n’a pas de sens non plus. Cela a donc longtemps été tout ou rien, mais j’ai l’impression que les choses évoluent aujourd’hui et que les filles sont plus nombreuses dans le milieu. Il faut maintenant voir la place qu’on leur réserve… »
Rire et société «L’humour est une vraie force sociale. La preuve : lorsqu’on est la rigolote du groupe, on est invitée à toutes les soirées ! Le rire est fédérateur et l’on peut désamorcer beaucoup de situations grâce à lui. Il s’avère aussi être un superpouvoir quand on sait rire de soi. C’est ultrajouissif d’avoir du second degré et de réussir à se sortir d’une situation délicate avec ça. Petite, j’étais très complexée par mes problèmes ophtalmiques qui m’imposaient de porter des caches sur les yeux, et ma force a été d’exister par le rire. Quand j’ai réalisé que ma famille était très bon public, elle est devenue mon terrain de jeu. L’humour provoque également la réflexion, et c’est justement ce qui m’intéresse pour mon prochain spectacle.»
Laura Felpin écrit son spectacle qu’elle espère jouer à la rentrée.
Nicole Ferroni : « Être ma patronne n’a protégée»
Femme et humour «En télé et en radio, j’ai eu et j’ai la chance de travailler avec des équipes mixtes, très paritaires, à l’esprit sain et au poil soyeux. En revanche, dans le spectacle vivant, je dois reconnaître que le fait d’être indépendante me préserve sûrement de beaucoup de déconvenues. Les humoristes femmes autour de moi sont nombreuses à être moins respectées, moins embauchées et moins entendues que leurs homologues masculins, y compris dans les négociations financières – sauf pour le 8 mars, bien sûr, où là, par miracle, on est toutes appelées à monter sur scène ! L’humour, comme beaucoup d’autres domaines, reste géré le plus souvent par des hommes, et être ma propre patronne m’a protégée, m’a évité d’avoir à batailler avec une gent masculine parfois imposante. La seule personne avec qui je dois négocier, c’est moi, et par chance, je m’aime beaucoup.»
Rire et pouvoir «Le rire est un des meilleurs véhicules qui soit pour parler de sujets sérieux. Par la brèche du rire, par la connivence qui se crée, on peut transmettre un contenu, qui lui n’est souvent pas drôle, et permettre quelques coups de projecteur ou prises de conscience si l’audience est importante. Dans mon cas, il est arrivé plusieurs fois qu’en abordant un sujet dans une chronique, cela ait quelques vrais impacts sur le terrain. En revanche, le vrai risque de l’humour et de l’humoriste, c’est de rendre sympathiques des choses qui sont en réalité graves. Plusieurs fois, je me suis demandé si à force de vouloir faire rire sur des sujets sérieux, je ne les minimisais pas. J’ai pu faire rire de la précarité, de la protection de l’enfance, des violences conjugales ou des agissements de certaines personnalités politiques que je condamne, mais parfois, je me demande s’ils n’en sortent pas gagnants ou si sous couvert de rire, on ne finit pas par mieux tolérer l’intolérable.»
Nicole Ferroni anime Piquantes !, les vendredis à 22 h 45 sur Téva.
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