Guerres fratricides : des conflits amers qui trouvent leur source dans les blessures de l'enfance

  • Ainé versus cadet : un conflit aveugle quasi-universel
  • Des enfants sans cesse comparés
  • Rivalités fraternelles : quand les parents s’en mêlent
  • (L’im)possible réconciliation

« J’étais l’ombre, la doublure, le plan B ». Ça n’aura échappé à personne : dans un livre autobiographique intitulée Le Suppléant (Ed. Fayard, 2023), en référence au surnom dont l’aurait affublé son père à la naissance, le Prince non-héritier de la Couronne britannique n’a pas mâché ses mots (ni manquer de synonymes) pour exprimer les souffrances psychologiques et émotionnelles qu’il affirme avoir enduré depuis ses plus jeunes années.

Une chambre plus petite, une violente dispute qui le fait atterrir sur la gamelle du chien, une fiancée américaine méprisée et jetée en pâture aux tabloïds : à travers 200 pages aux fausses allures de journal intime, le prince Harry dresse le portrait d’une relation moins fraternelle que fratricide, dénonçant en filigrane les offenses d’un aîné compétitif et autoritaire qui ne l’aurait ni aimé, ni soutenu comme il l’aurait voulu.

Une série d’anecdotes personnelles qui tend à devenir un récit universel, voire banal : celui des dysfonctionnalités qui peuvent pourrir les relations entre les membres d’une même fratrie.

« Pour autant, il n’y a pas le bon frère et le mauvais frère », nuance d’emblée Saverio Tomasella, psychologue et co-auteur de l’ouvrage Faire la paix avec sa famille (Ed. Larousse, 2020). « Ce sont simplement deux humains qui, chacun de leur côté, croient avoir de bonnes raisons de défendre ce qu’il défend par rapport à la place qui était la sienne dans la famille. Ils sont dans un conflit aveugle, en étant persuadés d’avoir raison », détaille-t-il, rappelant également que ce type de rivalité se fait moins l’expression d’un passif infantile que de problèmes familiaux actuels, ces derniers n’étant finalement que des révélateurs de ces querelles sous-jacentes.

« C’est la violence pulsionnelle de ce que l’enfant n’a pas pu exprimer, parce qu’il était sous le coup de l’autorité parentale ou de la bienséance, qui s’exprime ici. Il y a toute l’accumulation des émotions, la charge affective de toutes ces années où rien n’a été réglé », poursuit-il, expliquant que la dimension dramatique de telles revendications – qu’elle soit scénique, corporelle, verbale ou médiatique – fait office de rhétorique argumentative permettant d’affirmer, d’imposer sa version des faits.

Et si, en adoptant cette stratégie, le livre du Prince Harry s’est écoulé à près d’1,5 million d’exemplaires, c’est que telles guerres fratricides sont plus courantes qu’on ne le croit. Qu’ils le disent tout haut ou se gardent bien de le confier, beaucoup de lecteurs se retrouveraient dans les confessions et déboires du Duc de Sussex.

Ainé versus cadet : un conflit aveugle quasi-universel

C’est le cas d’ Emmanuelle*, 34 ans, qui entretient avec sa sœur aînée une relation conflictuelle qui ressemblerait à s’y méprendre à celle qui oppose les deux fils de Charles III et de feu Lady Di.

“Quand Harry décrit William dans son livre je reconnais ma sœur : l’ainé.e qui veut être « parfait.e », qui a pour habitude de tout faire en premier juste parce qu’il est plus grand au départ. Mais lorsqu’ il est « rattrapé » par l’autre à l’âge adulte, il/elle le vit mal car il/elle est plus le premier à accomplir certaines choses », analyse-t-elle, décrivant chez sa sœur un esprit de compétition dès le plus jeune âge, entre jalousie maladive et méchanceté gratuite.

On sait par exemple qu’il peut y avoir de très fortes attentes de la part des parents sur le premier enfant (…) alors que le dernier ou la dernière est souvent chouchouté.

« Même encore aujourd’hui elle me fait payer le fait d’avoir donné naissance à des jumelles, parce qu’elle a « seulement » un garçon et a toujours rêvé d’avoir une fille. Quand elle a su le sexe de mes bébés, c’est simple : elle a arrêté de me parler et m’a envoyé par sms ‘Bienvenue à elles’ quand elles sont nées. »

Une situation que reconnaît bien Saverio Tomasella, qui explique que les relations conflictuelles entre frères et sœurs peuvent être intimement liées au rang qu’occupent les uns et les autres dans la fratrie.

« On sait par exemple qu’il peut y avoir de très fortes attentes de la part des parents sur le premier enfant (…) alors que le dernier ou la dernière est souvent chouchouté », explique-t-il, décrivant généralement un relâchement des géniteurs sur l’éducation du benjamin.e de la famille. “Ils ont envie d’en profiter, d’être plus dans l’affection, la douceur de vivre avec le dernier », poursuit-il, tout en précisant que chaque configuration familiale reste au demeurant singulière et qu’il reste effectivement délicat de se risquer à toute forme de généralisation.

Des enfants sans cesse comparés 

Car plus que le rôle d’héritier ou de suppléant au sein de la dynastie familiale, qu’elle soit royale ou non, c’est généralement le caractère, la qualité de la relation avec l’un des deux parents (ou les deux parents) qui va souvent se révéler déterminante dans l’apparition de conflits au sein de sa progéniture.

« Le fait que son frère ou sa sœur ait une meilleure relation que celle que l’on peut avoir avec sa propre mère ou son propre père va rester comme une blessure », souligne le psychologue.

Une blessure qui peut se muer en ressentiment de l’un.e pour l’autre, le premier reprochant au second d’avoir été un objet d’attention privilégié des parents, au détriment de son bien-être, voire de son insouciance.

Ma soeur est du genre à penser que j’ai reçu plus qu’elle de la part de nos parents, alors qu’en réalité, c’est plutôt l’inverse !

« Ma soeur est du genre à penser que j’ai reçu plus qu’elle de la part de nos parents, alors qu’en réalité c’est plutôt l’inverse ! Elle était plus sensible, donc plus couvée, plus accompagnée…et moi j’ai dû être plus débrouillarde, et accepter qu’on me compare à elle tout le temps ! », commente Emmanuelle.

Une dynamique que l’on retrouve dans les pages du livre du prince Harry, mais aussi au sein d’autres fratries aux patronymes célèbres. Par exemple, les anglais mentionneront sans hésiter le cas des frères Gallagher, fondateurs du mythique groupe de rock Oasis, qui, pendant deux décennies, ont étalé sans pudeur leur rivalité fratricide dans tous les médias de la planète.

« Noël (l’aîné, ndlr) a dû interrompre sa scolarité au collège pour aller travailler sur des chantiers et côtoyer le père qui l’a battu pendant toute son enfance. Liam (le cadet, ndlr), lui, a pu poursuivre sa scolarité. Le fossé qui sépare l’aîné, besogneux, sérieux et inquiet, et le cadet, trublion, insouciant et provocateur, ne fera que se creuser au fil des ans », peut-on lire à leur sujet dans Le Point, après la sortie du livre Oasis ou la revanche des ploucs.

Rivalités fraternelles : quand les parents s’en mêlent

Par ailleurs, lors de notre entretien, le psychologue Saverio Tomasella évoque le cas des parents qui contribuent activement à créer et entretenir ses rivalités entre leurs enfants, tel un Logan Roy qui, dans la série Succession de HBO, divise, manipule et corrompt sa progéniture pour mieux la dominer.

« La responsabilité des parents dans le façonnement de ces relations conflictuelles est très importante », abonde-t-il. “Certains vont magnifier l’ainé, lui donner le rôle de chef de famille, le pouvoir de prendre des décisions pour les plus jeunes, ou au contraire mettre sur un pied d’estale le petit dernier, valoriser la réussite scolaire de l’un et stigmatiser les galères de l’autre, ou d’un point de vue plus genré, valoriser le garçon ou la petite fille », selon leurs projections personnelles.

Autant de commentaires tantôt maladroits, tantôt mal intentionnés qui peuvent avoir un effet dévastateur sur la manière dont vont s’appréhender les membres d’une même fratrie tout au long de leur vie.

Il y a toujours cette jalousie qui refait surface, avec son lot de reproches, surtout à la fin des repas de famille, après quelques verres…

Résultat ? À l’âge adulte, l’un pour se voir envieux de la réussite professionnelle de l’autre, jalouser ses fréquentations amicales et ses loisirs ou verra d’un mauvais œil son apparence physique, surtout si elle lui est avantageuse.

« Mon demi-frère, qui fête aujourd’hui ses 40 ans, est encore convaincu aujourd’hui que ma vie est plus facile que la sienne. Que j’ai plus de succès avec les filles, que je gagne mieux ma vie, que mon appart est plus sympa…. Il s’enferme complètement dans un rôle de victime », décrit Arthur*, 31 ans, qui reconnaît avoir eu un père qui a largement manqué d’égards et d’empathie à l’encontre de l’ainé, issu d’un premier mariage qu’il qualifie de « compliqué ».

« J’ai essayé d’avoir une conversation franche avec lui sur ce sujet, de lui dire qu’il se faisait des idées, que je l’aimais et l’admirais comme un frère, mais rien à faire.. Il y a toujours cette jalousie qui refait surface, avec son lot de reproches, surtout à la fin des repas de famille, après quelques verres… », regrette le jeune trentenaire.

(L’im)possible réconciliation

Car c’est là que réside tout le caractère tragique de ces guerres fraternelles : l’impossible résolution du conflit, a fortiori à l’âge adulte.

« Il y a une espèce de fusion entre frère et soeur qui rend très difficile le fait de prendre du recul », commente Saverio Tomasella. « C’est déjà difficile avec un ami ou un collègue, de convaincre l’autre d’adopter notre point de vue, car il/elle veut rarement lâcher le sien. Alors avec un frère ou une sœur…. ».

La solution ? Outre une thérapie ciblée qui pourra s’avérer salvatrice, le psychologue recommande aux principaux concernés de se rendre compte que ces querelles appartiennent au passé et de façonner, au contraire, de nouveaux souvenirs, plus agréables, plus fédérateurs autour de moments présents.

« Je fais l’effort pour nos enfants, car je trouve ça plutôt chouette qu’ils aient des cousins et cousines avec qui grandir. Ça permet de faire couler de l’eau sous les ponts… et de recréer une forme de liens », confie Emmanuelle, qui fait preuve de vigilance supplémentaire à l’égard de ses jumelles, de peur qu’elles aussi se déchirent. « Elles vont rentrer en maternelle et je sens que l’une est déjà plus compétitive que l’autre… », redoute-elle.

Le conseil du psy ? Prendre soin de ni survaloriser, ni dénigrer ses enfants, de ne pas les humilier ni les idéaliser et de favoriser une communication apaisée avec eux. Et, surtout, entre eux.

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