Génocide rwandais : cette gendarme a coffré l’un des cinq fugitifs les plus recherchés du monde

Estelle Vaucher-Grondin est adjudante de gendarmerie et pourchasse les criminels de guerre. Il s’appelle Félicien Kabuga, est le « financier » présumé du génocide rwandais. Le FBI promettait cinq millions de dollars à qui permettrait son arrestation. C’est elle qui a mis fin à la cavale du fugitif recherché depuis vingt-trois ans.

«Je suis Félicien Kabuga.» Ces quatre mots chavirent l’adjudante de gendarmerie Estelle Vaucher-Grondin. Le vieillard de 85 ans qui comparaît, ce 19 mai 2020, devant la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris est bien l’un des organisateurs présumés du massacre, au Rwanda, de 800.000 hommes, femmes et enfants de l’ethnie tutsi, entre avril et juillet 1994. Ce vieux monsieur recroquevillé dans son fauteuil roulant, double masque chirurgical sur visage, est l’homme d’affaires soupçonné d’avoir financé le dernier génocide du XXe siècle, l’un des cinq fugitifs les plus recherchés du monde.

Le 16 mai, Estelle et ses collègues de l’Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité (OCLCH) l’ont arrêté dans un appartement d’Asnières-sur-Seine, au nord-ouest de Paris. «Ce n’est que trois jours plus tard, quand il a reconnu son identité pour la première fois, que j’ai vraiment pris conscience du travail accompli», raconte la sous-officière de 43 ans. Sans elle, sans ses intuitions et son opiniâtreté, Kabuga serait toujours un visage sur une affiche d’Interpol jaunie par le temps, un fantôme à la trentaine d’identités fictives. Désormais, il dort dans une geôle de La Haye, aux Pays-Bas, où il va être jugé par les magistrats du Mécanisme pour les tribunaux pénaux internationaux (MTPI), chargés de finir le travail de feu les Tribunaux pour le Rwanda et l’ex-Yougoslavie.

L’adjudante Vaucher-Grondin forme un vœu, un seul : que le procès aille à son terme, malgré l’âge avancé de l’accusé, et qu’il soit puni par la justice des hommes. Car cette fille de gendarme chérit la loi et l’ordre. «J’aime le respect des règles, et les choses carrées», assène cette brune énergique, mère de trois enfants. Son CV en témoigne. Après deux ans d’études de droit, elle hésite. Avocate «pour défendre des coupables» ? Non merci ! Elle préfère passer deux concours militaires, intercepteur-traducteur de l’armée de l’air et sous-officier de gendarmerie. Doublement reçue, elle opte pour la fidélité à la voie paternelle.

Ses premiers postes ne sont pas de tout repos. À Castries, dans l’Hérault, où elle est la seule femme avec 24 hommes, il lui faut «faire ses preuves». À Case-Pilote, en Martinique, elle en voit «de toutes les couleurs». L’inceste, la pédophilie et les violences familiales, sur fond d’alcool et de drogue. Le cyclone Dean et le tremblement de terre de 2007. La grève générale de 2009. « Et je cumulais les handicaps, se souvient-elle : femme, blanche, gendarme, mariée avec un Africain ! » De retour en métropole, fraîchement divorcée, elle se résigne à un emploi de bureau pour préserver ses deux petites filles.

Au service de renseignement judiciaire, elle rejoint une toute nouvelle équipe qui pourchasse les criminels en fuite (déjà), avant de se consacrer au domaine balbutiant de la reconnaissance faciale. Un tout nouveau logiciel permet de confronter une image aux millions de photos contenues dans la base de données Taj (pour Traitement des antécédents judiciaires). Passionnée par ce nouveau métier, Estelle Vaucher-Grondin part à Washington, au FBI, peaufiner ses compétences en matière de comparaison faciale – l’art de juger à l’œil nu s’il s’agit bien de la même personne sur deux clichés. L’élève est surdouée : les tests le démontrent, elle appartient à la toute petite minorité des «superphysionomistes» capables de mémoriser et d’identifier un visage quasi instantanément. «Une compétence qui décline avec l’âge», déplore-t-elle.

Chasse à l’homme

En 2018, elle propose ses compétences à l’OCLCH, cette unité au sigle imprononçable créée cinq ans auparavant afin de pourchasser, de l’Afrique au Moyen-Orient, génocidaires et criminels de guerre. La candidature de la sous-officière tombe à pic : l’Office souhaite développer de nouveaux outils numériques. Ses 34 enquêteurs en ont bien besoin, eux qui passent de longues heures à ratisser les réseaux sociaux, scruter les images satellitaires, décortiquer photos et vidéos. Les exactions sur lesquelles ils travaillent, échos de révolutions et de conflits sanglants, ont été commises des années ou des décennies plus tôt. Loin, très loin de leurs bureaux du Bastion XIV, austère vestige des fortifications de Paris, près de la porte de Bagnolet. Les commanditaires, les témoins et les rescapés vivent souvent à des milliers de kilomètres, les preuves sont enfouies dans les archives et les mémoires. Sur les murs de l’Office, des photos de charniers, d’enfants morts et de visages martyrisés hurlent la cruauté du passé et la barbarie du présent. La devise maison ? Hora fugit, stat jus, le temps s’enfuit, la justice demeure.

Estelle s’immerge dans le dossier Rwanda. Plusieurs responsables du génocide ont été arrêtés par l’OCLCH, d’autres courent toujours. Le 4 juillet 2019, Serge Brammertz, le procureur belge du MTPI, réunit à La Haye la task force internationale mise sur pied pour relancer la traque des fugitifs rwandais. Deux gendarmes représentent la France : le lieutenant-colonel Nicolas Le Coz, numéro 2 de l’Office, et l’adjudante Vaucher-Grondin. Avec les policiers belges, britanniques, allemands, suisses, suédois et luxembourgeois, et les agents d’Interpol et d’Europol, ils font le point sur huit cibles prioritaires – dont Félicien Kabuga, en fuite depuis 1997. On sait qu’il a séjourné en Suisse, au Zaïre, au Kenya et en Allemagne. À Francfort, en septembre 2007, il s’en est fallu d’un cheveu qu’il ne soit arrêté. On découvrira qu’il a subi, dans une clinique de la région, l’ablation d’une tumeur au cou qui lui a laissé une longue cicatrice verticale. Depuis ? Rien. Pas le moindre indice. Pas la plus infime trace.

L’élément déclencheur

De retour à Paris, la jeune femme passe au crible les informations disponibles sur Kabuga et ses treize enfants, dont huit résident en France comme une bonne partie de la diaspora rwandaise. Âgé, malade et veuf, il a sûrement besoin du soutien des siens, suppute-t-elle. Peut-être l’octogénaire leur rend-il visite, peut-être même est-il installé sur le territoire national. En février 2020, le parquet général ouvre une enquête dont la responsabilité est confiée à la sous-officière. Le mois suivant, les Britanniques livrent aux Français un indice intéressant : Séraphine, la seule des Kabuga établie à Londres, passe beaucoup de temps en Belgique et en France. Estelle se plonge alors dans l’analyse du bornage téléphonique de la quadragénaire. Surprise : son smartphone déclenche régulièrement un relais dans le centre-ville d’Asnières-sur-Seine, où aucun membre de la fratrie, pourtant, n’est domicilié. Étrange. À qui Séraphine peut-elle bien rendre visite aussi souvent ?

Pour en avoir le cœur net, la gendarme demande à l’un de ses collègues d’éplucher les factures détaillées des frères et sœurs. Bingo : «Y’a un truc à Asnières !» Tous les enfants fréquentent assidûment cette banlieue parisienne. Une seconde confirmation vient d’Arusha, en Tanzanie, où se trouve la branche rwandaise du MPTI. George, un analyste, compile les informations venues de France avec les données téléphoniques des cinq années précédentes. Résultat : un beau tableau qui atteste que chaque rejeton Kabuga, représenté par une couleur différente, borne régulièrement à Asnières. L’adjudante garde la tête froide. «Ces éléments seuls ne prouvaient pas que Kabuga était là, explique-t-elle. Nous n’avions aucune preuve physique. Et nous ne savions même pas s’il était toujours en vie !»

L’examen des relevés fiscaux lui fournit la clé du mystère : Alain, l’un des garçons, a beau être locataire à Paris, il acquitte la taxe d’habitation d’un appartement asniérois, au 99, rue du Révérend-Père-Christian-Gilbert. Occupé à l’année, comme le prouve l’analyse des factures d’eau et d’électricité réglées par les enfants. Ces derniers, claquemurés chez eux par l’épidémie de Covid, ne se déplacent plus en ce printemps 2020. En revanche, un téléphone se connecte tous les jours au wifi du deux-pièces. Surprise : c’est celui de Donatien, l’un des frères, qui vit en Belgique. «À ce moment-là, on a compris. Il était sur place et veillait sur son père, voilà pourquoi les autres n’y allaient plus», se remémore Estelle.

Mais comment être sûr de la présence de Kabuga, quand toute surveillance serait périlleuse dans des rues vidées par la pandémie ? Confinée chez elle, la gendarme analyse méticuleusement les comptes bancaires de la fratrie, tout en faisant réciter les tables de multiplication à son petit garçon. Un chèque de 10.206 euros l’intrigue. C’est l’une des filles, Bernadette, qui l’a libellé à l’ordre de AP-HP Beaujon. L’hôpital Beaujon lui confirme avoir opéré un certain Antoine Tounga, 85 ans, titulaire d’un passeport de la République démocratique du Congo et domicilié à Asnières. La photo ne laisse aucun doute : «Bonjour Monsieur Kabuga !», s’exclame la physionomiste.

« 5 millions de dollars »

Il faut l’interpeller, et vite. C’est le 15 mai, le confinement vient d’être levé, l’oiseau pourrait s’envoler. L’opération 955 (le numéro de la résolution onusienne créant le Tribunal pour le Rwanda) est programmée pour le lendemain. Une reconnaissance nocturne permet au peloton d’intervention de se familiariser avec l’immeuble. Cette nuit-là, Estelle ne trouve pas le sommeil. Le doute la ronge. Et si elle s’était trompée ? Si le génocidaire recherché depuis tant d’années n’était pas là ? Pourquoi elle, simple sous-officier, réussirait là où le FBI et tant d’autres ont échoué ?

Le 16 mai, à l’heure du laitier, les gendarmes font irruption dans le petit appartement. Estelle ne s’est pas trompée. Donatien est couché dans le canapé du salon, son père dans la chambre. C’est lui, Félicien Kabuga, avec sa longue cicatrice au cou. L’adjudante (bientôt cheffe) Vaucher-Grondin a gagné. Son fils de 9 ans, lui, est un peu déçu : il pensait que sa maman empocherait les 5 millions de dollars promis par le FBI pour l’arrestation du fugitif.

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