Femmes au foyer privées d'argent par leur conjoint : la violence économique comme arme de domination

1972. Noël approche. Catherine tricote des pulls en cachette qu’elle emballera et glissera sous le sapin pour ses enfants, pour qu’ils aient davantage de cadeaux que ce qu’elle a pu leur acheter. Pour ces présents-là, elle a aussi rusé, « multiplié les combines terribles », dit-elle amusée, presque cinq décennies plus tard, afin que les vendeurs acceptent que cette mère au foyer les règle en plusieurs fois.

25 décembre. L’époux de Catherine observe ahuri la pile de cadeaux emballés aux pieds de l’arbre éclairé. « Comment as-tu fait ? », l’interroge-t-il, avant d’ »hurler ». Ce mari, père, radiologue parisien installé sur la chicissime avenue de Wagram, ne comprend pas comment leurs enfants peuvent être si gâtés. Et pour cause : il sait alors précisément les francs dont disposait Catherine pour ces achats, puisque c’est lui, à cette époque, qui décidait de la somme qu’elle dépenserait.

Argent liquide et somme fixée à l’avance par Monsieur

À chaque course au marché, chaque sortie avec leurs enfants, la femme au foyer devait frapper à la porte de son cabinet. C’est son mari, Émile*, qui estimait alors la somme nécessaire pour l’activité en question, et qui la lui tendait. En liquide, toujours. Catherine n’avait pas de droit de regard sur les comptes bancaires.

« Moi je savais à combien reviendrait mes charrettes de légumes et mon saumon, mais c’est pourtant lui qui décidait », se souvient-elle. Sa fille aînée, Nathalie, confirme la scène, si souvent répétée. « Je l’accompagnais faire les courses et je devais remonter au cabinet demander à mon père de redonner un billet, parce qu’il n’y avait pas assez ».

Ce n’est pas une situation normale que de dépendre du bon vouloir de l’autre pour régler certaines dépenses du foyer

Comme Catherine dans les années 60, Nadège* gère depuis 25 ans les dépenses de son foyer avec l’argent liquide que son mari, commercial dans l’immobilier, daigne lui donner. Mais à la différence de Catherine à l’époque, Nadège n’a pas à se rendre au bureau de son mari dès lors qu’elle a besoin de quelques euros. Ce dernier lui donne chaque dimanche quelques billets pour la semaine. Le montant ne varie jamais, « 200 euros, c’est l’enveloppe qu’il a fixé », raconte la mère de 51 ans, qui doit donc gérer la semaine de rentrée scolaire, avec l’achat des fournitures pour trois enfants, avec le même portefeuille que d’autres semaines, aléatoirement moins chargées. La cinquantenaire confie n’avoir « jamais osé discuter de ces conditions, ou alors une fois, mais [s]on mari a rétorqué qu’il était celui qui rapportait cet argent au foyer, et qu’il était, pour cette raison suffisante, en droit de s’organiser comme il le souhaitait ».

« Pour certains conjoints, établir un tel fonctionnement peu paraître normal puisque c’est eux qui gagnent de l’argent », explique Olivia Mons, porte-parole de la fédération France Victimes, qui regroupe 130 associations d’aide aux victimes, partout sur le territoire. « Mais ce n’est pas une situation normale que de dépendre du bon vouloir de l’autre pour régler certaines dépenses du foyer », s’empresse-t-elle d’ajouter. « Si la compagne ne travaille pas, elle entretient la maison, garde les enfants, cumule des tâches qui auraient dû avoir un coût que la famille n’a pas à verser grâce à elle. »

Voilà l’argument que la militante auprès de victimes conseille de brandir à l’époux qui justifie son comportement par ce que coûterait et rapporterait chacun.

Pas de profil-type de l’époux 

Le défunt compagnon de Catherine était ce médecin reconnu, riche, propriétaire d’une maison secondaire à La Baule. Celui de Nadège, actuellement dans l’immobilier, jouit dans une moindre mesure d’un salaire confortable. À ces deux profils s’ajoute un troisième rapporté par Catherine, qui, trente ans après le décès de son mari, a travaillé en tant que représentante dans un magasin de meubles. Sa collègue lui confie alors devoir détailler chacune de ses dépenses à son compagnon, qui contrôle seul le budget du couple. « Cela existe encore à cette époque ! », se rappelle-t-elle avoir pensé. « Cette pratique ne dépend ni du statut social du mari ni de l’époque », analyse très justement Catherine.

Pas de profil-type de l’époux de la femme au foyer dépendante financièrement et contrôlée, donc. Mais peut-être quelques préjugés communs, répandus dans la société et ses différents milieux, immuables depuis des siècles. Le cliché selon lequel « femme » serait synonyme de « panier percé », par exemple. 35% d’hommes, en France, estimaient encore en mai 2015 que les femmes sont plus dépensières qu’eux. Ce même sondage, réalisé par la BRED-Banque populaire, et paru dans Le Parisien, constatait que les jeunes hommes adhéraient davantage à cette opinion que leurs aînés : à 45% chez les 18-24 ans, et à 39% chez les 25-34 ans. Alarmant pour les jeunes couples et les jeunes femmes au foyer.

Avec ce fonctionnement, la femme est forcément et totalement infantilisée. Comme si, comme un enfant, elle n’était pas capable de gérer un budget

Le document révélait surtout que cette idée largement partagée n’est qu’un cliché à la vie dure : les femmes sont en réalité de meilleures gestionnaires que les hommes. Ces derniers sont 54% à mettre de l’argent de côté, alors que les femmes, 60. Elles sont aussi trois fois moins nombreuses que les hommes à vouloir faire des placements risqués.

Et pourtant, « nous entretenons encore les clichés sexistes d’une société patriarcale qui n’a accordé aux Françaises le droit d’avoir un compte en banque sans l’accord de leur mari qu’en 1965 », estime Olivia Mons.

« Je vous présente mon chauffeur, ma secrétaire, la mère de mes enfants, et éventuellement ma femme. » C’est ainsi qu’Émile introduisait son épouse auprès de ses connaissances, se souvient leur fille aînée. Elle, pense que son père considérait que sa mère, parce qu’elle était une femme, était dépensière. Mais cette dernière croit plutôt qu’il s’agissait pour lui de détenir « un certain contrôle », une forme parmi d’autre de domination.

Un contrôle qui la frustre particulièrement après la naissance de son dernier enfant. « J’en ai marre de torchonner, je veux travailler », annonce courageusement Catherine à son mari, alors qu’elle a trouvé une place comme commerciale dans une agence immobilière. « Comment ça ?, s’insurge-t-il. La femme du Docteur ne travaillera jamais. Tu auras un peu plus d’argent, mais il est hors de question que tu travailles ». Elle réplique, avec toute son audace perceptible dans sa voix lors de cette interview : « Si tu n’acceptes pas que je travaille, je fais grève ».

Un fonctionnement qui infantilise

Leur fille se souvient encore de l’appartement familial sens dessus dessous durant ces quelques jours de « grève » de sa mère au foyer. Puis le médecin a changé d’avis, à la faveur de la démission de sa secrétaire. « Il l’a piégée, regrette Nathalie. Oui, elle a pu travailler, mais au bout de son couloir… ». Et à l’intéressée de 77 ans de commenter : « Même s’il m’avait sous la main, c’était quand même énorme pour moi d’avoir mon argent ».

Jusqu’alors, elle avait ce pénible sentiment d’être infantilisée. Notamment à cause d’un « livre de compte », tenu d’ailleurs sur un « petit carnet d’écolier », et sur lequel elle devait, à la demande de son mari, annoter chacune de ses dépenses. « J’allais à la boucherie, je le notais, en vacances seule avec les enfants, je devais écrire aussi chacun de nos petits plaisirs. » L’envie prenait parfois à Émile de le lui réclamer, et voilà qu’il contrôlait chaque ligne. Catherine n’a jamais parlé de l’existence de ce « livre de compte » à quiconque, elle avait, confie-t-elle, « conscience que c’était anormal ».

Aujourd’hui, Nadège liste elle-aussi ses dépenses, dans une note d’iPhone, pour elle-même, pour tenir ses comptes, dit-elle. « Il est arrivé à mon mari quelques dimanches, lorsqu’il me remettait l’enveloppe, de me demander de la lui montrer, raconte cette mère. Je crois qu’il voulait se rassurer sur le fait qu’il calcule correctement en me donnant ces 200 euros. Mais cela ne prouve rien, puisque certaines semaines compliquées, je me prive pour rentrer dans mes, ou plutôt ses, coûts. »

« Avec ce fonctionnement, la femme est forcément et totalement infantilisée, selon la voix de France Victimes. Comme si, comme un enfant, elle n’était pas capable de gérer un budget. » Ici encore sommeillent les préjugés sur les femmes et l’argent.

De la violence économique à la violence psychologique

Interviewée, Olivia Mons lâche finalement l’expression : « violence économique ». C’est de cela dont il s’agit : un abus de dépendance économique. « Lorsque la personne ne dispose pas de moyens de paiement pour elle, alors qu’elle a une fonction dans la maison qui nécessite de faire des courses : c’est une violence, exemplifie la porte-parole de France Victimes. Ce peut-être aussi, lorsque un femme travaille dans l’entreprise de son conjoint et y est mal considérée, complète-elle. Ou encore, quand le compagnon décide pour l’Autre ce qu’elle doit ou peut acheter pour elle-même. »

Femme de médecin, il fallait paraître. Il pouvait m’offrir pour cela la longue fourrure, le diamant, le saphir, mais dans mon porte-monnaie, il ne glissait pas 20 francs

L’épouse du radiologue raconte en ce sens avoir essuyé de nombreux refus de son mari lorsqu’elle voulait s’acheter un vêtement, une lingerie, achats qui « n’excitaient pas » ce dernier, mais l’auraient, elle, ravie. En revanche, lorsqu’un collègue du médecin met un jour la main aux fesses de Catherine, alors vêtue d’un manteau court de fourrure, et lance à Émile : « Tu n’as pas les moyens de lui en payer un long ? », le mari accourt le jour suivant chez un grand couturier. « Femme de médecin, il fallait paraître. Il pouvait m’offrir pour cela la longue fourrure, le diamant, le saphir, mais dans mon porte-monnaie, il ne glissait pas 20 francs. »

Souvent, à la fédération France Victimes, on constate que cette violence économique, qui est une forme de violence psychologique puisqu’une seule personne décide pour deux dans un schéma de domination, se cumule avec d’autres violences psychologiques, comme le dénigrement ou les insultes.

Cette violence par le porte-monnaie peut aussi isoler. « Toi tu sors alors que je travaille », reproche parfois le mari de Nadège à cette dernière. Ce type de réflexions d’une part, l’enveloppe dans laquelle elle doit piocher précautionneusement pour gérer la semaine du foyer de l’autre… Nadège confie décliner souvent des sorties au café entre amis. Sans donner d’explications à ces derniers, par honte de cette situation. Au prix de les vexer parfois et de se sentir de plus en plus isolée. 

Quelles conséquences sur les enfants ?

Dans le foyer de Catherine comme dans celui de Nadège, les époux ne se sont jamais gênés pour donner de l' »argent de poche » à leur épouse devant leurs enfants. « Mon adolescent reçoit aussi quelques sous de son père. Imaginez à quel point c’est infantilisant d’en recevoir de la même manière, devant son fils », lâche Nadège, dans un lourd soupir.

« Notre père se comportait ainsi avec notre mère devant nous, mais ne cessait de nous répéter, à ma sœur et moi, de ne jamais dépendre d’un homme. Ce qui était très curieux », réfléchit Nathalie. Indéniablement, le mode de fonctionnement du couple que formaient ses parents a joué sur son rapport à l’argent autant que dans ses relations avec les hommes.

« Très jeune je m’étais déjà jurée de devenir financièrement indépendante, affirme la fille de Catherine. Je travaille depuis mes 18 ans. Je suis restée douze ans célibataire. J’ai assumé, sans problème. Mon argent, je le gagne à la force de mon poignet et je le dépense comme je le veux. »  

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*Les prénoms ont été modifiés.

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