ENTRETIEN. « C’est un disque plein de cicatrices » : Frank Darcel raconte le nouvel album de Marquis
Ils ont perdu une partie de leur nom en même temps qu’ils faisaient le deuil de leur chanteur, Philippe Pascal. Les trois membres survivants du mythique groupe de rock rennais Marquis de Sade reviennent sous le nom de Marquis. Leur album « Aurora » sort ce vendredi 5 février. Le guitariste Frank Darcel nous en raconte sa tumultueuse histoire.
Cela aurait pu rester un disque mort-né, muet, après la mort de Philippe Pascal, chanteur de Marquis de Sade. Frank Darcel, Éric Morinière et Thierry Alexandre ont décidé de continuer l’aventure, recrutant même en cours de route un nouveau chanteur et changeant au passage de nom.
Finalement, Aurora, l’album de Marquis, qui sort ce vendredi 5 février, se révèle une œuvre gigogne, à la fois hommage et nouveau départ, qui désarçonne avant de séduire. Un album dont l’enregistrement s’étale sur trois ans, de Rennes à New York en passant par Amsterdam et Bruxelles, en pleine pandémie mondiale…
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Un disque qui a mobilisé vingt-quatre musiciens, qui s’exprime aussi bien en français qu’en anglais, en allemand ou en portugais. Frank Darcel, guitariste de Marquis, nous raconte ce parcours chaotique.
Quand est-ce que l’idée d’enregistrer un nouveau disque de Marquis de Sade est-elle née ?
Après le concert de reformation au Liberté, en septembre 2017. Philippe (Pascal) m’avait dit qu’il était partant pour continuer, notamment pour des nouveaux titres. En novembre, j’en ai maquetté cinq nouveaux dont deux, Flags of Utopia et Zagreb, sont sur le disque. En 2018, il y avait eu des prises définitives basse-batterie, des répétitions.
En novembre 2018, Philippe nous confirme qu’il a vraiment envie de faire cet album. On retourne en studio et il chante quelques chansons en anglais. Ensuite, il y a ce concert en off du off des Trans à Rennes, au bar Le Marquis de Sade où nous jouons cinq nouveaux titres. Philippe les chantait en anglais, les textes n’étaient pas terminés.
Il y a aussi des sessions à New York…
Oui, en avril et juillet 2019. Avec les guitaristes Richard Lloyd (Television) et Ivan Julian (Richard Hell and the Voidods), James Chance… Philippe n’avait pas souhaité venir mais il nous donnait des indications par mail sur les prises. En rentrant, on lui a fait écouter ce qui s’était fait et il a trouvé que les mecs avaient apporté énormément. Il adorait les guitares.
Fin août, on a eu une réunion de production, il avait des idées de production, voulait une fanfare « Mitteleuropa » sur un titre… Après cette réunion, on a communiqué par mail, par téléphone mais on ne s’est plus jamais revu.
« Si on mettait les disques durs à la poubelle, on arrêtait définitivement la musique »
Au moment de son décès, avez-vous pensé tout laisser tomber ?
Il y a eu deux trois mois de flottement total… On savait pertinemment que si on mettait les disques durs à la poubelle, on arrêtait définitivement la musique. Avec Thierry et Éric, nous ne savions plus trop ce qu’on allait faire de ce projet. Des moments compliqués, on en avait déjà connu à la fin des années 1970.
Les productions de Marquis de Sade n’ont jamais coulé de source. Passés 60 ans, on n’a pas la même fougue. Si Philippe devait chanter au compte-gouttes, on était prêt à attendre. Finalement, plutôt que de regarder derrière, on a décidé d’écrire un morceau avec des cassures, comme le souhaitait Philippe, et qui est devenu Glorie.
Qu’est-ce qu’il y a de Philippe Pascal dans ce disque ?
Il est là ne serait-ce qu’à travers les hommages comme la chanson qu’Étienne (Daho) a écrite pour lui. Sur l’instrumental qui termine l’album aussi, un clin d’œil à la fin de Rue de Siam (le deuxième album de Marquis de Sade).
On a repris les instruments de l’époque, le même ampli. Ses indications sont aussi présentes sur le son des guitares. Le solo sur Brand New World, il l’a totalement inspiré. Comme Glorie et ses cassures rythmiques. Ce morceau est chanté en flamand mais c’est peut-être celui qui sonne le plus Marquis de Sade, c’est vraiment une commande de Philippe.
Et les textes ?
Philippe souhaitait qu’une partie des chansons soient en français et voulait que je participe à l’écriture. Je lui avais envoyé certains textes pour provoquer un déclic. En retour, il m’avait envoyé des bribes qui sont devenues Soulève l’Horizon et Holodomor. C’est lui qui a eu l’idée de parler de l’Holodomor, un fait historique méconnu, la famine provoquée par Staline en Ukraine. Ça renouait avec les sujets chers à Marquis de Sade.
On retrouve sur Aurora plusieurs thématiques chères à Marquis de Sade, notamment cette volonté, malgré ce son new-yorkais, de rester ancré dans un imaginaire européen…
L’Europe, même si elle n’est pas actuellement à la hauteur des enjeux, a toujours été pour moi un idéal. Je l’ai dans le sang. À la fin des années 1970, on fantasmait tout ce qui se passait de l’autre côté du rideau du fer. Le fait qu’une moitié d’Europe soit sous un éteignoir, cela provoquait tristesse et fascination.
À l’époque, Marquis de Sade avait un groupe de fans en Hongrie, et je rencontrais parfois Laszlo, un journaliste hongrois qui pouvait se rendre à Paris. Il nous expliquait comme les jeunes Hongrois à Budapest se passaient les cassettes de Marquis de Sade. Je n’ai jamais aimé les frontières à l’intérieur de l’Europe.
« Simon ne connaissait pas Marquis de Sade »
Désormais, vous n’êtes plus qu’un groupe rennais ni seulement français. Vous avez un chanteur belge. Comment l’avez-vous rencontré ?
Longtemps, on a pensé enregistrer avec plein de chanteurs différents pour finir l’album. Étienne avait donné son accord, Christian (Dargelos) aussi. On s’est tourné vers la Belgique en pensant à Arno. On en a parlé avec Adriano Cominotto, qui le connaît bien et qui joue sur notre album.
Et Adriano m’a dit : « Pourquoi vous prendriez pas un jeune ? J’ai un ancien élève, il aime le post-punk… » Pourquoi pas ? J’ai envoyé des playbacks à Simon (Mahieu) sans le connaître. Il nous les a renvoyés et ça fonctionnait. Ce n’est qu’en mars 2020, quand on avait deux tiers des voix faites avec Simon, qu’on s’est décidé à monter un groupe. À partir de là, c’est devenu le projet Marquis.
Simon connaissait-il Marquis de Sade ?
Pas du tout. Il a 32 ans, il est flamand, plus tourné vers tout ce qui est anglo-saxon. On lui a envoyé le live aux Vieilles Charrues et il nous a répondu : « Ah mais vous êtes connus ! » Il a été impressionné par la performance scénique de Philippe.
Comme il ne connaissait pas notre histoire, il avait moins de pression. Ce n’est pas comme si on avait recruté un chanteur dans le coin ou même à Paris. Il ne souffre pas du syndrome du remplaçant. Pour lui, c’est juste une nouvelle aventure, un peu exotique.
Ces changements de voix tout au long du disque peuvent surprendre. Aurora, c’est quoi à l’arrivée ? La fin ou le début de quelque chose ?
Les deux. Le disque est fidèle à ce que nous avons vécu. C’est plein de cicatrices. On saura si c’est vraiment une renaissance si on est capable d’enregistrer un autre disque sans invités. Sur Aurora, il y a une envie de chercher, d’expérimenter mais aussi un héritage duquel on ne peut pas s’extraire.
On devait à Philippe d’aller au bout, à Dominique (Sonic, décédé en juillet) aussi. Cet album est porté par plein de choses, parfois un peu contradictoires. C’est un voyage musical nourri de rencontres, notamment à New York et en Belgique, qui réunit Étienne Daho, James Chance, Ivan Julian, Dirk Polak… Mais ça ne pouvait déboucher sur quelque chose que parce qu’il y a Simon. Sinon, ce serait une collection de chansons, un album hommage.
Des inédits avec Philippe Pascal…
Dominic Sonic chante sur Ocean, une reprise du Velvet. Pourquoi avoir choisi cette chanson ?
Philippe aimait beaucoup ce titre, on le jouait sur scène. Cela aurait dû être un duo entre Philippe et Étienne. L’idée de duo est restée, et Dominic a été OK pour la chanter avec Simon. Il connaissait aussi Ivan Julian pour qui il avait beaucoup d’admiration et il a adoré son solo à la fin du morceau, ça suinte le punk new-yorkais. Avec Simon, ils n’ont jamais pu se rencontrer à cause du Covid.
Est-ce qu’il existe des chansons abouties enregistrées avec Philippe Pascal ?
Oui, deux qui ne sont pas sur le disque : Blind et Go Away avec des textes de Philippe en anglais. Elles seront sur une intégrale Marquis de Sade qui sortira je ne sais pas quand… Nous avons prévu de faire un coffret vinyle mais on ne retrouve pas les masters analogiques de Rue de Siam. Certaines bandes n’ont jamais été rapatriées. Il se peut qu’elles soient restées à Londres, je comptais me rendre dans les studios de mixage pour les retrouver mais avec le Covid, le Brexit, ce n’est pas possible…
Quel regard vous portez sur les années qui viennent de passer, depuis la reformation ?
Dès qu’on a ouvert la boîte de Pandore en reformant Marquis de Sade, nous avons récupéré des fantômes mais aussi une énergie qui nous revenait directement de notre adolescence. Les sensations que nous avons eues avec Philippe, que nous avons partagé sur scène…
Quand nous avons senti ce souffle aux Vieilles Charrues, à Art Rock, on savait qu’on ne pouvait plus fermer la porte. Ce n’est pas donné à tout le monde de revivre ça trente-huit ans après. Et puis, à ce moment-là, après toutes ces années, Philippe et moi, on s’est rendu compte qu’on était vraiment amis. C’est une belle chose.
Aurora, Caroline distribution/Universal. 13 titres, 44 min.
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