Églantine Émeyé : "Je passe ma vie à interpréter ce qu’il y a dans la tête de mon fils autiste"

Interview.- Dans son second ouvrage Tous tes mots dans ma tête, la journaliste et animatrice radio donne à lire un dialogue entre un réfugié irakien et son fils Samy, autiste sévère. Un texte qui éclaire sur la différence et en appelle à la tolérance.

Églantine Émeyé le martèle : «Le meilleur moyen de ne plus avoir peur de la différence, c’est d’expliquer l’autre». Un principe qui résonne à l’occasion de la journée mondiale de l’autisme, vendredi 2 avril. Dans Tous tes mots dans ma tête (1), la journaliste et animatrice radio donne la parole à cet «autre». Un dialogue imaginaire entretenu par deux personnages réels : son fils Samy, 12 ans (aujourd’hui âgé de 15 ans), polyhandicapé et autiste sévère, et Mohammed, 37 ans, réfugié irakien. Églantine Émeyé accueille l’homme dans la chambre laissée vacante par son adolescent, parti vivre en structure hospitalière. Tous deux sont différents mais ont un point commun : on ne les comprend pas. L’un ne parle pas la langue du pays qui l’accueille, l’autre est mutique en raison de son handicap.

À travers cet échange, l’auteure appelle à la tolérance en donnant à voir le quotidien des «différents» et fait s’exprimer ceux qui «dénotent», que l’on ne saisit pas, que l’on ne voit pas. Après Le Voleur de brosses à dents (2), dans lequel elle raconte la solitude parentale face au combat pour faire diagnostiquer son fils, Églantine Émeyé poursuit son engagement pour les enfants autistes.

Madame Figaro.- Dans votre livre, vous imaginez les mots que pourraient échanger Mohammed et Samy, deux personnes qui ne communiquent pas. En tant que mère d’un enfant mutique, supposez-vous ce qu’il y a dans sa tête ?
Églantine Émeyé.- Je passe ma vie à imaginer, deviner, interpréter. C’est une lecture permanente à la fois passionnante et épuisante. Un jour, je peux rentrer à la maison triomphante parce que je suis persuadée d’avoir compris que Samy faisait telle chose pour telle raison, et me rendre compte le lendemain que je me suis trompée. Je passe mon temps à penser que j’ai compris. Désormais, je sais par exemple que lorsqu’il part en crise violente, j’ai deux options. D’abord lui donner un Doliprane pour apaiser une potentielle douleur qui expliquerait sa réaction, ensuite si ça n’agit pas, diminuer toutes les stimulations sensorielles parce qu’il essaie en réalité de me dire de façon plus violente qu’il n’en peut plus. Et puis au contraire, quand il fait du flapping (l’action de battre des mains ou des bras comme on bat des ailes, NDLR), je sais qu’il est très excité, que c’est un pur moment de joie pour lui.

En donnant la parole à Samy, vous décrivez ce qu’il ressent, la façon dont il s’exprime sans mots, comment il interagit avec celles et ceux qui l’entourent. Est-ce une façon d’éclairer le public sur le handicap ?
Qu’il s’agisse de Mohammed ou de Samy, j’avais envie qu’ils nous disent leur vérité, qu’on les comprenne un peu mieux et ce, sans que cela passe par mes ressentis. La peur de la différence est prégnante et le handicap mental effraie encore plus. Souvent, les autistes n’ont pas nos codes sociaux, ils n’ont pas notre périmètre de sécurité intime physique. Même en dehors des mesures barrières appliquées depuis plusieurs mois, on maintient toujours une distance et trop s’approcher peut être vécu comme une sorte de violation de l’intimité. Eux sont directs dans tout. Certains se jettent sur vous par envie d’entrer en communication. Il est fondamental d’arrêter d’avoir peur, et le seul moyen de le faire est d’expliquer l’autre.

Dans une interview donnée au magazine Elle, vous saluez l’écoute de la secrétaire d’État chargée des personnes handicapées, Sophie Cluzel. Vous rappelez cependant la persistance de certaines difficultés. Quels combats reste-t-il à mener ?
Le chantier est énorme et on part de très loin. Actuellement, les familles manquent encore de tout. Il faut que les médecins sachent ce qu’est l’autisme ou plus exactement les autismes. Je rêve d’un «autistologue». Il faut aussi former les enseignants, revoir la prise en charge des enfants. Aujourd’hui, ils sont pris en groupe et nous réclamons depuis longtemps un professionnel par enfant. Il existe des instituts médico-éducatifs mais à cause du manque de place, on reste sur liste d’attente, on n’y entre pas avant 6 ans et ils ne prennent pas d’autistes de plus de 14 ans, alors que l’adolescence est une période extrêmement difficile. Enfin, il manque toujours des places pour les autistes sévères comme Samy. Je soutiens une mère actuellement qui n’en peut plus, elle aime sa fille mais ne peut plus vivre avec, et elle n’a aucune solution.

Vous militez d’ailleurs pour un droit au répit des familles…
Personne n’a conscience de ce que c’est. Je me souviens d’un professionnel de l’hôpital de mon fils, que j’invite un jour à prendre une gaufre avec Samy et moi. Il pensait que la sortie allait être un bon moment à trois. Il a vu la réalité de mon fils en dehors de l’hôpital, soit un enfant qui se frappe, qui ne comprend pas l’attente, qui attrape ce qu’il y a sur la table des voisins parce qu’ il ne sait pas que ce n’est pas pour lui. Si les professionnels ne savent pas ce que l’on vit, comment voulez-vous que les institutions se mettent à la page ? Pour certaines familles, vivre avec un autiste sévère c’est vivre avec un enfant qui s’automutile, qui s’agite et ne s’arrête jamais, ne dort pas, ne supporte pas le bruit, la frustration. Il faut créer en urgence de petites maisons de vie pour les autistes très sévères.

C’est-à-dire ?
J’utilise volontairement l’expression «petites maisons de vie», parce que l’hôpital n’est pas un lieu de vie. On ne souhaite à personne de vivre à plusieurs dans la même chambre sauf que c’est souvent le cas dans les internats, par exemple. Il faut y remettre de l’humanité et du familial. Il faut que les parents puissent venir embrasser leurs enfants au coucher. Sans compter que lorsque l’enfant va mal, il repousse, ce qui est extrêmement difficile à vivre. Il faut une distance de professionnel, des moments de calme que l’on choisit, pour en parallèle se concentrer sur son rôle maternel. Les parents d’autistes sévères sont dans le doute et l’angoisse perpétuels, c’est très fatigant. On devient médecin, thérapeute, éducateur et mère.

Vous soulignez également l’importance de l’école, de la scolarité pour les enfants atteints…
Oui, mais ici encore il y a un dialogue et une compréhension à avoir. Je tire mon chapeau aux enseignants, aucun d’entre eux n’est formé à recevoir des personnes handicapées. Seulement l’école est essentielle. On n’attend pas d’elle uniquement de l’instruction, c’est un lieu de vie sociale pour les enfants, le meilleur endroit pour que les générations grandissent ensemble et se confrontent à la différence dès le plus jeune âge. La cantine, la récréation, offrent des moments de partage. Pour certains élèves handicapés, je pense qu’il faudrait des écoles lambda avec un accès à une salle de détente pour qu’ils puissent décharger durant deux heures, par exemple. Avec notre association Un pas vers la vie (3), nous avons créé actuellement deux structures, deux écoles et une maison de répit. Nous accueillons des autistes très sévères, nous savons pertinemment qu’ils n’iront jamais travailler, qu’ils ne paieront pas de loyer, par exemple, mais au moins, on leur inculque des notions d’éducation importantes pour mieux vivre à la maison. Nous sommes aussi engagés dans la création d’espaces pédagogiques pour offrir une scolarité aux handicapés de 2 à 20 ans. L’ouverture du premier est prévue en septembre 2022.

(1)Tous tes mots dans ma tête, d’Églantine Émeyé, (Ed. Robert Laffont), 19 euros.
(2) Le Voleur de brosses à dents, d’Églantine Émeyé, (Ed. Robert Laffont), 20 euros.
(3) Églantine Émeyé est fondatrice et présidente de l’association Un pas vers la vie.

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