Du Perche au Canada : qui étaient ces colons français du XVIIIe siècle ?
Une poignée de paysans et d’artisans du Perche rejoint les rives du Saint-Laurent au début du XVIIe siècle. Ils formeront une communauté soudée, qui jouera un rôle majeur dans la mise en valeur de Montréal, Québec et Trois-Rivières.
La plupart n’ont jamais vu la mer, et encore moins navigué. Début avril 1634, un groupe de 27 hommes, femmes et enfants embarque au port de Dieppe à bord d’une « flûte », trois-mâts ventru d’une trentaine de mètres utilisé pour le commerce. Ils sont partis en mars de la région du Perche, à 200 kilomètres au sud, parcourant à pied les chemins de Normandie, leurs maigres effets chargés sur des charrettes. Ils sont en route pour une contrée lointaine : la Nouvelle-France d’Amérique du Nord, qui se résume alors à la région du fleuve Saint-Laurent.
Il y a là le charpentier Zacharie Cloutier et son fils de 17 ans, le maçon Marin Boucher accompagné de son épouse Perrine Mallet et de leurs trois enfants, le tuilier Robert Drouin… Alors que le navire s’éloigne de la côte, ses passagers savent qu’ils ne reverront peut-être jamais leur région, ni la France. Après deux mois d’un voyage éprouvant, le trois-mâts remonte le Saint-Laurent et jette l’ancre devant Québec. A l’époque, la future capitale de la Nouvelle-France n’est qu’un embryon de bourgade. Près de « l’habitation » du pionnier Samuel de Champlain, on trouve une grosse bâtisse entourée par une palissade, érigée en 1608, et le fort Saint-Louis, perché en haut de la falaise du Cap Diamant. Tout autour, c’est un infini de nature sauvage, peuplée d’Amérindiens avec lesquels les Français s’adonnent au commerce des fourrures.
27 colons venus du Perche viennent peupler la Nouvelle-France
Pourquoi donc le petit groupe de Percherons a-t-il quitté son pays de bois et de bocages pour traverser l’Atlantique jusqu’à cette terre inexplorée ? Qu’est-il venu faire dans ce Canada encore vierge, ou presque, de toute présence européenne ? La région du Saint-Laurent, en ces années 1630, commence à peine à être occupée par les Français. Ils l’explorent certes depuis un siècle, entre les voyages de Jacques Cartier et les campagnes des morutiers basques et bretons. Mais toutes les tentatives d’établissement pérenne ont échoué. Ce n’est qu’à l’orée du XVIIe siècle, alors que la traite des fourrures avec les autochtones devient une activité florissante, que certaines installations semblent enfin s’inscrire dans la durée.
En 1634, le site de la future ville de Québec est choisi par Champlain pour ses avantages : l’emplacement est facilement défendable et entouré de terres fertiles. Cette même année est fondé, un peu en amont, le poste de Trois-Rivières. Plus au sud, en Acadie, une présence se maintient aussi depuis le début du siècle. Tout cela reste modeste : en tout, la Nouvelle-France ne compte qu’une centaine d’habitants. Mais elle commence à attirer des colons, au-delà des quelques pères fondateurs. Ces 27 arrivants du Perche sont parmi les premiers. Ils donneront à la région rurale de l’ouest de la France un rôle inattendu dans le destin de la Belle Province… et surtout dans son état-civil.
Robert Giffard, premier seigneur colonisateur de la Nouvelle-France
A la tête du petit groupe qui met pied à terre à Québec, un homme est moins dépaysé que les autres. Robert Giffard, 47 ans, n’en est pas à sa première traversée de l’Atlantique. Ce médecin né à Autheuil, un petit hameau des environs de Tourouvre, dans le nord du Perche, est déjà venu ici douze ans plus tôt sur un navire de la marine royale. Il a vécu cinq ans sur place, aux côtés de Samuel de Champlain ou encore de l’apothicaire Louis Hébert et de sa femme Marie Rollet, qui comptent parmi les premiers colons français du Canada. Puis il est rentré en France en 1627, convaincu que cette terre avait tout pour devenir une colonie agricole prospère. Après un deuxième voyage avorté (sa flotte est interceptée par des corsaires à la solde de l’Angleterre, qui contrôle brièvement le Québec autour de 1630), Giffard a consacré plusieurs années à vanter les mérites de ce Canada plein de promesses, avec un objectif en tête : y retourner, cette fois avec des colons.
« Sa grande idée est de partir avec des gens qui savent défricher et construire des maisons, pas avec des bras cassés, raconte Michel Ganivet, auteur de Perche et Canada. Quatre siècles d’histoire (éd. Amis du Perche, 2016-2018). Car les bateaux arrivent en juin, et les logements doivent être construits avant l’hiver. » Pour trouver de tels profils, Giffard n’a pas à chercher bien loin : son Perche natal, région de forêt, regorge d’hommes capables de manier la hache et la scie, et de bâtir vite et bien. Il recrute donc dans sa région, entre Tourouvre et Mortagne.
Il obtient aussi le soutien de notables locaux pour financer l’expédition, et entraîne dans l’entreprise ses cousins Jean et Noël Juchereau, des notables de Tourouvre, qui joueront un rôle clé dans la filière. Enfin, Robert Giffard sollicite l’incontournable Compagnie des Cent-Associés, chargée par Louis XIII de favoriser l’installation des premiers colons en Nouvelle-France en échange du monopole sur le commerce des fourrures. Au début de 1634, la Compagnie octroie à Giffard la seigneurie de Beauport, la toute première du Québec, une bande de terre d’environ 3 kilomètres sur 5 sur les rives du Saint-Laurent, tout près de la future capitale. Charge à lui d’y installer des colons.
Moins de règles et de taxes pour les colons
Le personnage de Robert Giffard, qui n’a pas laissé de mémoires, est assez mal connu. Mais pour convaincre des « petites gens » enracinés du Perche de risquer leur vie à l’autre bout du monde, « il devait avoir une certaine force de conviction », observe Michel Ganivet. Il est aidé, aussi, par le contexte de l’époque. « La France est sortie, depuis quelques décennies, des guerres de religion et vit un mouvement d’ouverture assez extraordinaire, poursuit le spécialiste. On commence à avoir une vision de ce qui se passe au-delà des océans. » Des chroniques de voyages, des cartes de mondes lointains, circulent alors, y compris dans les campagnes – ici, dans le Perche, on entend sans doute aussi les récits des charpentiers de marine venus chercher des chênes pour construire les navires. « D’autre part, l’économie se rétablit, et avec elle la démographie. Or, dans la région, lors d’une succession, l’aîné obtient souvent la majeure partie des terres et les autres la portion congrue. Les cadets peuvent donc avoir tendance à aller chercher la fortune ailleurs. » En partant au Québec, ils ont la perspective d’obtenir plus d’arpents qu’ils ne pourraient jamais en espérer en France.
Le tout en s’exonérant du carcan des règles et des taxes de l’Ancien régime : de l’autre côté de l’Atlantique, fini les corvées, la taille, la gabelle, la redevance, les limitations pour la chasse et la pêche… Les colons dépendent, certes, d’un seigneur, mais les obligations sont moindres. Enfin, ils s’engagent par contrat pour une durée de trois ans et sont libres, ensuite, de rentrer au pays ou de poursuivre l’implantation. Leur départ pour l’aventure n’est donc pas totalement sans retour.
En matière d’aventure, les Percherons sont servis. La terre où ils débarquent, ébahis, après la rude traversée, est sublime et peu peuplée. Environ 30 000 Amérindiens vivent alors dans l’actuel Québec, avec lesquels les Français entretiennent d’assez bons rapports (à l’exception notable des Iroquois). Sans tarder, les nouveaux venus s’activent sur les rives du Saint-Laurent, défrichent les terres, construisent des maisons.
Seulement un tiers des Percherons d’Amérique du Nord reviendront en France
Après le premier hiver, l’année 1635 voit la mort du père fondateur, Samuel de Champlain, au moment où son rêve de colonisation commence à se réaliser. Au printemps, un nouveau groupe de Percherons débarque, dont des femmes avec enfants venus rejoindre leur mari parti en repérage l’année précédente. Idem en 1636, en 1637…
Sur les quinze premières années, la filière percheronne représente ainsi 150 émigrants, soit 28 % du total des arrivants. Ils seront autant dans les quinze ou vingt années suivantes. Dans le Perche, le canal est entretenu par le bouche-à-oreille au sein des familles et par les frères Juchereau, qui recrutent les colons. Une fois au Québec, la majorité des arrivants s’y installe dans la durée. Ils cultivent la terre, deviennent marins, chasseurs, négociants… Certains marquent l’histoire de la province naissante, à l’image de Pierre Boucher, Madeleine de la Peltrie, une missionnaire catholique qui participe en 1642 à la fondation de Montréal, ou François de Montmorency-Laval, premier évêque de Québec en 1674. Seule une minorité, environ un tiers, décide finalement de rentrer.
Céline Dion, Justin Bieber, Hillary Clinton… des aïeux venus du Perche
La filière se tarit dans les années 1660, au moment où s’éteignent les pionniers de l’aventure – Robert Giffard meurt en 1668. La colonie compte alors 3 000 habitants. Au fil du temps, la part des colons du Perche s’y est amoindrie, au profit de ceux d’autres régions (Bretagne, Poitou, Normandie…). Au final, ils ne représentent plus que 5 % des émigrants français venus s’établir au Canada au XVIIe siècle. « Mais si les Percherons ne sont pas les plus nombreux, ils sont en revanche les premiers, souligne Michel Ganivet. Et les deux tiers d’entre eux sont des hommes non mariés qui vont épouser des jeunes femmes arrivant d’autres régions et imposer leur patronyme. Comme ils ont souvent entre dix et quinze enfants, cela explique le grand nombre de noms d’origine percheronne au Québec. »
C’est l’héritage le plus visible de cette émigration aujourd’hui : sur les 100 noms de famille les plus courants de la Belle Province, 20 % viennent du Perche, dont deux dans le trio de tête : Tremblay et Gagnon. Et comme certains des premiers colons, ou leurs proches descendants, ont aussi participé à l’époque à l’exploration du reste de l’Amérique du Nord, leurs patronymes ont essaimé au-delà du Saint-Laurent. Leurs descendants sont aujourd’hui plusieurs millions, dont quelques célébrités : les généalogistes ont établi que Céline Dion (Dion est une déformation de nom de Jean Guyon, qui était du voyage en 1634), Justin Bieber, Hillary Clinton, Ryan Gosling ou encore Justin Trudeau ont des aïeux nés quelque part entre Mortagne et Tourouvre.
Le souvenir de cette épopée, lui, s’est estompé, surtout après la cession de la Nouvelle-France à la Grande-Bretagne en 1763. « Au début du XIXe siècle, même dans le Perche, la mémoire de ces événements avait disparu », explique Michel Ganivet. En 1891, la venue d’Honoré Mercier, Premier ministre québécois, à Tourouvre marque le début des « retrouvailles », qui prendront de l’ampleur après 1945. Une association Perche-Canada est fondée en 1956 (Michel Ganivet en est l’actuel président), des recherches historiques sont menées, un musée de l’Emigration française au Canada est créé à Tourouvre en 2006… Et les visites de descendants se multiplient. Anonymes ou illustres (comme l’ex-Premier ministre du Canada Jean Chrétien ou la chanteuse Isabelle Boulay), ils sont venus découvrir ce petit coin de France où sont nés leurs lointains ancêtres.
? En images : Aux origines du Québec, l’épopée de la Nouvelle-France.
➤ Article paru dans le magazine GEO Histoire de février – mars 2021 sur les origines du Québec (n°55).
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