Dominique Bona : « Etre biographe, c’est écrire le vivant »
L’académicienne excelle dans les biographies, comme le prouve « Divine Jacqueline »*, consacrée à Jacqueline de Ribes, une comtesse devenue une icône. Passionnée, Dominique Bona nous raconte ses recherches.
Comment naît l’envie d’écrire une biographie ?
Dominique Bona –
Après Berthe Morisot, Colette, Clara Malraux, Romain Gary, Stefan Zweig, c’est la première fois que vous écrivez sur une personne vivante…
Dominique Bona – En effet, et sur une femme qui n’est pas strictement une artiste. Elle n’a pas écrit, peint, sculpté, mais a fait de sa vie un art de vivre. Avec elle, l’art pénètre dans le quotidien et n’est pas réservé à des musées ou des bibliothèques.
Comment se sont passés vos entretiens ?
Dominique Bona – Elle souhaitait se confier à un écrivain et a joué le jeu en acceptant que je n’écrive pas ses mémoires. Je ne suis pas l’auteure qui reçoit le legs du récit, je pars à sa rencontre, avec la distance nécessaire au biographe pour écrire un portrait en liberté. Nous avons même passé un accord : elle n’a pas lu le livre avant sa sortie. Une fois les choses posées, elle m’a raconté sa vie lors de nombreux tête-à-tête, calés le soir après 21 heures, lorsqu’elle commence à vivre.
Jacqueline de Ribes se raconte très bien et elle m’a aussi ouvert ses archives. Elle a un archiviste à demeure et, depuis ses 20 ans, conserve la moindre coupure de presse concernant ses apparitions publiques, ses vêtements ou ses activités : de l’article qu’elle écrivait dans Marie-Claire à la création de sa maison de couture. Seules manquent des photos de ses dîners, car elle tenait à préserver l’intimité de ses convives, de Liz Taylor à Georges Pompidou. Elle a toujours aimé réunir autour d’elle des écrivains, des acteurs, qui se mêlaient à des personnalités politiques et à sa société aristocratique. C’est une femme très curieuse du monde dans lequel elle vit.
Quel a été votre plus grand défi ?
Dominique Bona – Préserver mon regard, ma liberté avec une interlocutrice dans le contrôle. Son image, c’est son œuvre, et elle tient à la maîtriser. J’essayais sans cesse de me glisser dans les failles, de chercher la femme contrastée derrière l’image de papier glacé.
« J’essaie d’approcher au plus près de l’être humain derrière la légende. »
Qu’avez-vous découvert ?
Dominique Bona – Un monde qui a disparu, celui des années 50 et 60, avec ces fêtes quasi mythologiques. On a l’impression d’entrer dans un conte de fées où tout le monde est beau, riche, célèbre. Après les tragédies de la Seconde Guerre mondiale, il y avait ce besoin de vivre, de s’amuser, de se griser de musique et de danse, qu’il s’agisse de bals populaires ou du milieu aristocratique que je décris. Le sens de la fête déployé à cette époque a d’ailleurs disparu.
Vos biographies sont très documentées, mais jamais romancées…
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Dominique Bona – Je tiens à l’aspect non fictionnel. L’une des règles du genre, c’est de rester fidèle à la vérité historique et sociologique du personnage. En l’occurrence, j’ai beaucoup travaillé pour comprendre ce milieu très particulier, où la haute société des années 50 et 60 fréquentait des personnalités internationales et folkloriques de la jet-set. Ensuite, de Romain Gary à Jacqueline de Ribes, les personnalités que je choisis sont suffisamment romanesques pour que je n’aie pas à extrapoler.
Leur vie dépasse la fiction, comme souvent. C’est sans doute pour cette raison que je me suis détournée de l’écriture de romans. J’ai trouvé l’alliance parfaite de la vérité et de la fiction dans la biographie, qui permet aussi de s’éloigner de son ego, de son époque, de son milieu social. En d’autres termes, de revivre autrement. Le mot « biographie » intimide, car on l’associe à la bibliothèque et aux piles d’archives, mais être biographe, c’est écrire le vivant.
La notion de travail, qui vous est chère, semble étrangère à Jacqueline de Ribes…
Dominique Bona – J’ai été élevée à l’école du mérite, par des parents républicains, et j’ai gardé ces valeurs. Mais, dans la société fortunée de Jacqueline de Ribes, le travail n’est pas la valeur première. Cependant, malgré son statut d’héritière, elle a considéré qu’il fallait faire un effort et a montré une grande ténacité pour se forger une magnifique image.
Est-ce lié à ses blessures d’enfance ?
Dominique Bona – Son grand-père l’adorait mais, quand il meurt l’année de ses 10 ans, elle se retrouve seule pendant la Seconde Guerre mondiale. Ses parents ne s’intéressaient pas à elle. Sa mère, traductrice et adaptatrice de Tennessee Williams et d’Ernest Hemingway, avait une personnalité écrasante. Elle était séduisante, séductrice, et a vu en sa fille une rivale potentielle qu’elle préférait tenir à distance.
Aujourd’hui encore, je sens chez Jacqueline de Ribes un îlot de solitude et cette volonté farouche d’exister par elle-même. Malgré une santé fragile, elle a lutté pour laisser une trace. De Berthe Morisot à Clara Malraux ou Colette, mes personnages féminins ont toujours été des combattantes animées par ce désir d’être soi-même. Pour Berthe Morisot, c’était une lutte contre les mœurs bourgeoises qui ne voulaient pas voir émerger une artiste. Ne parlons même pas de Camille Claudel, qui en est morte.
D’où vient son attirance pour la mode ?
Dominique Bona – Elle aime les travaux manuels et a de longues mains d’artisane, très agiles, et des ongles coupés court et carrés. Quand Saint Laurent ou Gaultier lui ont créé des robes, elle a fait reprendre, refaire, ajuster. Et, en les regardant, elle apprenait. Fonder sa maison de couture a été l’aboutissement de sa vie, et elle prenait cela avec le plus grand sérieux. A mon sens, l’esprit de perfection a d’ailleurs été son principal démon en voulant donner à la vie une apparence parfaite. Ce qui me semble impossible. J’aime le travail bien fait, mais je crois les échecs importants, et j’ai une vision sans doute plus fragmentée de l’existence. Je ne crois pas à cet idéal lisse de perfection, mais cela me touche qu’elle veuille y parvenir.
Pourquoi ce titre, Divine Jacqueline ?
Dominique Bona – C’est une expression empruntée à Gaultier, qui avait baptisé ainsi sa collection printemps-été 1999, qu’elle lui avait inspirée. Jacqueline de Ribes, c’est l’élégance portée au zénith. Un mélange subtil de grâce, de vivacité, de pureté et de simplicité dans les lignes et les couleurs. Dans les années 60, elle était dans tous les magazines et, de tout temps, elle a été photographiée par les meilleurs. C’est l’image qui a porté sa légende.
Elle a aussi été approchée par Luchino Visconti ?
Dominique Bona – Il voulait qu’elle tourne dans une adaptation d’A la recherche du temps perdu. Une aristocrate pour jouer une aristocrate. Elle aurait été la duchesse de Guermantes, aux côtés d’Alain Delon et de Charlotte Rampling. Elle avait accepté le rôle, mais Visconti est mort avant de pouvoir tourner ce film.
Vous êtes-vous fixé des interdits ?
Dominique Bona – Non, mais on ne peut pas aller au bout d’un personnage dans une biographie. Malgré le travail, il garde un territoire secret qui montre la limite de toute rencontre. Les êtres ont tous cette barrière que le biographe rêve de percer mais qui souvent demeure. Dans cette limite, j’essaie d’approcher au plus près de l’être humain qui se cache derrière la légende.
Il y a deux ans, vous avez écrit Mes vies secrètes, dans lequel vous vous dévoiliez. Quel souvenir en gardez-vous ?
Dominique Bona – Quand j’écris des biographies, les lecteurs n’ont qu’un aspect de l’aventure : ils ont le personnage. J’avais envie de raconter l’histoire sous l’histoire, l’aventure de celle qui part à la recherche des autres. C’est le livre de mes livres, qui dit aussi à quel point la biographie est un exercice joyeux. Il ne faut pas l’imaginer dans des tons de gris mais avec du feu et des nuits étoilées. Il y a un vertige dans cette discipline.
Après l’écriture, les personnages s’éloignent mais ne disparaissent pas complètement. Ils forment une sorte de cercle, d’autre famille, à l’arrière-plan. Quand j’ai des choix à faire, il m’arrive encore de penser à Berthe Morisot, cette artiste de lumière qui s’est battue toute sa vie pour exprimer des vérités. Peut-être songerai-je à la force et à la volonté de Jacqueline de Ribes quand j’aurai envie de lâcher prise ou de fuir ? Il faut des modèles pour vivre, et ces artistes, ces compagnes de route, ont pris le relais de ma grand-mère, de ma mère et de ses amies, de grandes figures qui m’ont été essentielles.
*Gallimard
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