Dark tourism : nouvelle manière d’aborder l’histoire ou tendance malsaine ?

Une escapade au Japon à Fukushima ? Un road trip à la Nouvelle-Orléans sur les traces de l’ouragan Katrina ? Depuis quelques années se développent des formes inédites de voyages vers des destinations liées à la mort, à la souffrance et aux catastrophes.

Du plus léger au plus glauque

Ce phénomène a été théorisé dans les années 1990 sous la plume de deux chercheurs américains, Malcom Foley et John Lennon. Ils le définissent comme le fait de voyager sur des lieux associés à la mort, à la souffrance et au macabre. En français, on le traduit par « tourisme noir » ou encore « thanatourisme ». Une activité sordide ? Pas forcément. Que celui qui n’est jamais allé chercher le frisson à Pompéi, arpenter un champ de bataille ou visiter quelque tombe célèbre au Père-Lachaise jette la première pierre aux bruyants voyageurs imaginés par Hergé.

Car derrière ce terme péjoratif se cache une très large palette d’activités, et nous sommes tous, à un certain degré, des « dark tourists ». Ce tourisme noir est devenu un concept en vogue, et il suffit d’une simple recherche sur Internet pour se voir proposer une ribambelle de « tops 20 » des destinations les plus « macabres » ou « dérangeantes ». Avec des suggestions parfois douteuses  : une visite guidée de Medellín sur les traces du célèbre trafiquant colombien Pablo Escobar, une incursion dans la forêt d’Aokigahara, au Japon, appelée « forêt des suicides » – où, selon le site topito.com, « il n’est pas rare de tomber sur un cadavre dans un état de décomposition plus ou moins avancée » – ou encore au sein de la tribu anga, en Papouasie-Nouvelle-Guinée, pour assister aux rites d’exhumation des défunts momifiés.

Pour aider le consommateur à s’y retrouver, certains sites se spécialisent. C’est le cas de dark-tourism.com, qui décline un catalogue de 900  sites « noirs » à découvrir dans 112  pays différents. Il y en a pour tous les goûts  : un « darkomètre » les classe du plus « léger » au plus glauque. On y trouve aussi bien le musée de la bombe atomique d’Hiroshima que du « icky medical tourism» (c’est-à-dire du « tourisme médical dégueulasse ») –  on vous propose par exemple de visiter, « pour vous amuser », le Mütter Museum de Philadelphie où vous pourrez déambuler entre moitiés de cerveaux et bébés difformes baignant dans le formol.

Si Internet permet de promouvoir cette forme de tourisme, le cinéma a lui aussi attisé cet engouement. La sortie du film La Liste de Schindler, de Steven Spielberg, en 1993, aurait provoqué au cours des années suivantes une hausse de 15 % des visites au camp d’extermination d’Auschwitz. Et en 2019, d’après le journal britannique The Guardian, le succès de la série HBO Chernobyl a fait bondir le nombre de visiteurs sur le site de la catastrophe nucléaire à 17 000, contre 9 000 l’année précédente.

La commercialisation de la souffrance

La fascination exercée par la mort n’est pourtant pas une affaire récente. Dans l’Antiquité, déjà, le peuple allait se divertir dans les arènes en applaudissant au trépas des gladiateurs, et, au Moyen-Âge, des foules se pressaient pour assister au « spectacle » des exécutions publiques. Ce qui change en ce début de XXIe siècle, c’est l’ampleur du phénomène.

À l’ère du tourisme de masse –  nous sommes passés à 1,4 milliard de voyageurs en 2018 contre 435 000 dans les années 1990  –, la fréquentation de ces lieux « sombres » atteint des records : Pompéi a accueilli 3,6 millions de visiteurs en 2018 ; la même année, ils étaient plus de 2 millions à se rendre à Auschwitz ; et le mémorial du 11 Septembre passait le cap des 33 millions de visiteurs depuis son ouverture en 2004.

Pour absorber cette demande croissante, l’industrie touristique s’adapte. Marre de la plage et des cocotiers ? Pourquoi ne pas aller visiter en groupe la prison S21 à Phnom Penh, où vingt mille personnes furent emprisonnées et torturées par les Khmers rouges ? La mort est devenue un produit d’appel comme les autres. Et cette commercialisation de la souffrance n’est pas toujours du meilleur goût. Le « genocid tourism » est par exemple devenu une niche. Au Rwanda, où le nombre de visiteurs est passé de 27 000 en 2004 à 1,7 million en 2018, des voyagistes sans complexes proposent, pour varier les plaisirs, des «Three-day gorilla safari & genocide memorial tours » (c’est-à-dire des « circuits gorilles & génocide » sur trois jours), plaçant les grands singes sur le même plan que la mémoire du génocide des Tutsi ! De la même manière, un « holocaust tourism» se développe en Pologne. À une cinquantaine de kilomètres de Cracovie, l’ancien camp d’Auschwitz est désormais un « incontournable » des guides, et le premier site touristique du pays. Pour 80 euros, des agences proposent une offre combinée qui permet de parcourir le camp, symbole de l’extermination des Juifs d’Europe, et les mines de sel de Wieliczka… en une journée. Soit deux heures pour visiter, au pas de charge, un lieu où des millions de personnes ont trouvé la mort.

Le doomsday tourism

La période contemporaine offre de nouvelles perspectives aux pourvoyeurs de « tourisme morbide ». Les catastrophes climatiques, comme l’ouragan Katrina, les accidents industriels, de Tchernobyl à Fukushima, attirent eux aussi des flopées de curieux. Un autre créneau, qui a certainement de beaux jours devant lui, consiste à toucher du doigt les catastrophes… qui ne se sont pas encore produites ! C’est le « doomsday tourism » (tourisme de l’apocalypse ou de la dernière chance), qui permet d’aller « jeter un œil » sur des sites ou des écosystèmes appelés à disparaître à court terme pour cause de réchauffement climatique (les régions polaires, la grande barrière de corail ou certaines îles des Maldives)… Une pratique qui, ironiquement, concourt à l’accélération de cette disparition.

La pauvreté elle aussi fait recette. Pour une poignée de dollars, des circuits d’une demi-journée proposent le tour des bidonvilles de Bombay, du Cap ou de Rio, « en toute sécurité ». Et pour ceux qui sont en manque d’adrénaline ou qui considèrent qu’observer la misère à l’abri d’un car climatisé est un peu timoré, certains organisateurs à l’imagination morbide ne reculent devant rien : au Mexique, pour 20 dollars, le temps d’une nuit, des touristes peuvent jouer à se glisser dans la peau de migrants et tenter de passer la frontière. En réalité, les « dark tourists » ne se déplacent pas spécialement pour se confronter à la misère et à la tragédie. Rares sont ceux qui traversent l’Atlantique uniquement pour aller se recueillir à Ground Zéro, ou qui se rendent au Japon dans le seul but d’approcher la centrale nucléaire de Fukushima. Mais souvent, l’occasion fait le larron.

Un devoir de pédagogie et de mémoire

En oubliant un instant le cynisme des tours opérateurs, il est légitime de se demander si ces exemples de tourisme morbide, parfois extrêmes, peuvent être mis sur le même plan que la visite du mémorial de la Shoah ou des plages du Débarquement. Où se situe la frontière entre voyeurisme et devoir de mémoire ?

Pour l’historien Frédéric Crahay, directeur de la Fondation Auschwitz :

Dans le tourisme mémoriel, l’aspect purement divertissant passe au second plan. Ce sont les dimensions historique et mémorielle du lieu visité qui sont mises en avant.

Et la majorité des sites de commémoration cherchent effectivement à privilégier une vision pédagogique. Ce qui n’empêche pas certaines dérives. Au Vietnam, les tunnels de Cu Chi sont le haut lieu de la résistance vietnamienne. Sur place, l’histoire de la guerre du Vietnam est transmise par des guides qui, pour la plupart, sont d’anciens combattants communistes partageant leur expérience avec passion. Mais, société du spectacle oblige, ceux-ci arborent leurs anciens uniformes de partisans et les 250 kilomètres de galeries ont été élargis afin que les touristes, plus « massifs » que les anciens combattants, puissent y évoluer et se prendre en photo, rigolards, depuis les trappes d’accès autrefois secrètes. Pour les plus joueurs, hors du circuit, il est possible, pour cinq dollars, de tirer à la kalachnikov sur des cibles. Ici, la volonté de capter et d’intéresser le public passe par la scénographie, au risque de transmettre une histoire aseptisée et « folklorisée ».

Tourisme noir : des lieux de mémoire transformés en attractions

« A priori, on pourrait tout regrouper sous le terme de “tourisme noir”. Or, la différence est avant tout la raison pour laquelle on fait une telle visite, explique Frédéric Crahay. Se rendre à Auschwitz sans s’y être préparé en amont n’a pas d’intérêt. Qui n’en connaît pas l’histoire peut n’y voir qu’un ensemble de bâtiments qui n’expliquent rien en soi. »

En effet, en lisant les commentaires laissés par les touristes sur le site viator.com, on se rend compte que, si la majorité des visiteurs se disent émus et bouleversés, d’autres semblent être passés complètement à côté de la dimension historique du site. Ainsi, certains des touristes ayant « fait » le circuit « Auschwitz /  mines de Wieliczka » s’en donnent à cœur joie : « Les deux excursions nous ont fait passer une excellente journée et nous avons de très bons souvenirs », ou encore « La visite à Auschwitz a été très intéressante et agréable ». Beaucoup se plaignent du fait que le lieu soit « noir de monde ». Et il est vrai que, sous la pression du nombre, la direction du site est débordée. Comme partout ailleurs, des passants souriants se photographient dans les allées du complexe concentrationnaire pour partager fièrement leurs selfies sur les réseaux ; d’autres volent des bouts de barbelés pour les rapporter « en souvenir ». Si bien qu’en 2019, les responsables du lieu ont dû lancer un appel à la décence  :

Quand vous venez à Auschwitz, souvenez-vous que vous êtes sur un site où un million de personnes ont été tuées. Respectez leur mémoire. Il y a de meilleurs endroits pour apprendre à marcher en équilibre sur des rails que sur le site qui symbolise la déportation de centaines de milliers de personnes vers leur mort.

Le directeur de la Fondation Auschwitz, qui depuis quarante ans organise des voyages d’étude sur les lieux de la Shoah, le déplore : « Se recueillir sur la mémoire des déportés est devenu problématique. Dans les sous-sols du bloc numéro 11, où des gens ont été torturés et exécutés, il est par exemple impossible de s’arrêter devant les cellules, au risque de provoquer un embouteillage. Ça donne parfois le sentiment de visiter une attraction. » Dans le souci de gérer la foule, la direction du mémorial n’est elle-même pas à l’abri des maladresses  : face aux fortes chaleurs, en 2015, des brumisateurs ont été installés à l’entrée du camp, ce qui n’a pas manqué de provoquer l’indignation de certains visiteurs, qui y ont vu un écho morbide aux chambres à gaz.

Disaster tourism : voir le pin miraculé de Fukushima

Le « disaster tourism » soulève lui aussi des questions éthiques. Dans son article « Le tourisme de catastrophe : socio-anthropologie de la fréquentation des lieux du désastre », le sociologue Frédérick Lemarchand relate un voyage effectué lors d’une université d’été à Kiev en  2008. Dans l’avion, il découvre dans son guide une visite accompagnée de la « zone interdite » de Tchernobyl et de la ville abandonnée de Pripyat. Le ton de l’offre place d’emblée ce détour au rang d’attraction  : «Tout le monde ne vous propose pas de visiter le site du plus grave accident nucléaire mondial, n’est-ce pas ? » ; «Vous recevrez bien sûr de faibles doses de radiations, mais sans risques pour votre santé », précise encore la brochure. Et plus la catastrophe est récente, plus la démarche peut paraître choquante.

À la Nouvelle-Orléans, à peine quelques mois après le passage de l’ouragan Katrina en août 2005, des agences proposaient un circuit en bus des lieux dévastés, sous les regards ébahis des sinistrés. Quant à la catastrophe nucléaire survenue au Japon en 2011, qui fit plus de 18 000 morts, elle attire chaque année son lot de touristes. Et qu’importe si les compteurs Geiger s’affolent aux alentours de Fukushima, puisque les autorités assurent que la zone est sûre.

Parmi les villes dévastées par le tsunami, Rikuzentakata en particulier séduit les foules et l’on vient de loin pour voir le « pin miraculé », le seul arbre de la forêt ayant survécu au raz-de-marée. Mort à son tour en 2012, l’arbre a été remplacé par une réplique, pour la modique somme de 1,5 million d’euros. Volonté de résilience ou business ? Beaucoup n’y voient qu’un « tsunamiland ».

Une solution pour financer la reconstruction?

L’alliance entre l’industrie du tourisme et la tragédie humaine est décidément problématique. Mais est-ce une raison pour condamner ces curieux ? « Il ne faut pas juger ces pratiques. Certaines personnes qui arrivent sur un lieu de mémoire par hasard, sans connaître son histoire, peuvent repartir intéressées et touchées par le drame qui s’y est joué », estime Frédéric Crahay.

Le tourisme noir est également un moteur économique et les recettes engrangées permettent souvent de faire vivre des régions entières. L’argument a d’autant plus de poids lorsqu’il concerne des zones récemment sinistrées, où ces fonds sont nécessaires à la reconstruction. Mais outre l’aspect financier, certaines victimes trouvent également dans le regard des touristes un soutien moral. Dans un papier sur le « tourisme macabre à la Nouvelle-Orléans après Katrina », la chercheuse Julie Hernandez a recueilli les propos des sinistrés : « En tant que résident de La Nouvelle-Orléans, j’avais des sentiments conflictuels concernant ces “Katrina tours”. J’avais l’impression que les guides profitaient de notre misère. Mais j’ai suivi l’un d’eux et, à présent, je les remercie de faire cela et d’éduquer les touristes, et moi aussi, sur ce qui s’est passé ici, et sur ce qui doit se passer pour que notre ville redevienne comme avant », témoigne l’un d’entre eux.

Se confronter au réel

Au fond, ces touristes, péjorativement taxés de « macabres », ne sont peut-être pas forcément de mauvais bougres. Alors que nous avons les yeux rivés sur nos télévisions et les écrans de nos smartphones, noyés en permanence sous des flots d’images et d’informations, n’est-il pas sain d’éprouver le besoin de nous confronter au réel, d’entrer en contact avec la souffrance des autres ? Et si les sentiments éprouvés, entre effroi et attraction, semblent parfois troubles, peut-être sont-ils tout simplement les manifestations de notre condition de mortels. « Dans des sociétés où nous avons un rapport distant à la mort, où celle-ci est devenue tabou, le tourisme noir est une manière de redresser la balance », explique Philip Stone, directeur de l’Institute for Dark Tourism. Nous confronter à la tragédie serait alors un moyen d’explorer le sens de la mort. D’ailleurs, ne faisons-nous pas la même chose par le biais du cinéma, de la littérature, de la peinture… ?

Dans un livre paru aux éditions Heredium et intitulé Melancholia (2019), le photographe Sven Fennema rassemble les clichés de lieux sombrant dans l’oubli : vestiges de complexes industriels aux couleurs passées, tombes autour desquelles la végétation reprend ses droits, pièces d’une maison abandonnée où les draps déchirés gisent encore sur les lits… Autant de témoignages troublants de notre fragilité et de notre finitude, qui agissent sur nous comme des aimants.

Peut-être Tintin éprouve-t-il lui aussi cette sensation lorsque apparaît devant lui l’épave oubliée de La Licorne dans Le Trésor de Rackham le Rouge (1943) : combien de drames derrière ce naufrage ? Combien de destins brisés derrière ces crânes reposant au fond des abysses ? Tout n’est donc peut-être pas si noir dans ce tourisme de la désolation qui, plutôt qu’une manifestation de voyeurisme, voire de sadisme, peut être vu comme une catharsis, un moyen de regarder la mort en face pour se sentir vivant et humain. Pour peu qu’on le pratique avec respect et empathie.

Cet entretien est extrait du 8ème numéro de la revue Tintin, c’est l’aventure disponible chez les marchands de journaux, en librairies (15,99 €) et par abonnement. Offre jumelée revue + livret disponible chez les marchands de journaux pour 19,98 €.

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