Dans la villa de James Bond, on a rencontré l’homme dans l’ombre de Bob Marley

Il y a des lieux qui vous attirent comme des aimants. Une fois que vous vous en approchez, la force magnétique de leurs charmes est si irrésistible qu’on ne peut plus s’en décoller. En Jamaïque, la baie d’Oracabessa (la « tête d’or », comme l’ont nommée les Espagnols qui colonisèrent l’île après sa découverte par Christophe Colomb en 1494) fait partie de ces endroits à la gravité impérieuse. Quand nous y accostons en novembre 2018, il fait nuit et le chant régulier des grenouilles, un sifflement strident étonnamment soporifique berçant les nuits jamaïcaines, est notre seul repaire dans la jungle plongée dans le noir. Nous avons rendez-vous avec Chris Blackwell, magnat de la musique, fondateur d’Island Records, qui a fait connaître au monde Bob Marley.

À 81 ans, il n’a rien oublié de ce jour glacé où le rastaman a franchi la porte de son bureau à Londres. Nous sommes en 1972, Bob Marley et son groupe, les Wailers, viennent de sortir « Trench Town Rock ». Le tube est numéro un pendant cinq semaines en Jamaïque. Ils partent alors à la conquête du marché européen, mais l’attaque tourne court quand leur label JAD les abandonne à Londres, dans le froid et sans un sou (ni même leur passeport). Bob demande alors à son manager de lui présenter Chris Blackwell, un play-boy anglo-jamaïcain qui distribue déjà certains de ses disques au Royaume-Uni, et ne lui reverse pas l’ensemble de ses royalties. Fils d’un Irlandais et d’une séfarade née au Costa Rica à l’aura romanesque (Blanche Lindo est la muse de Ian Fleming et de Noël Coward), Blackwell a appris les rudiments du business en jouant professionnellement au poker, au blackjack, aux courses, et c’est sur le reggae qu’il veut aujourd’hui miser.

Bob était différent : il avait les pieds sur terre.Chris Blackwell

Adolescent, il a découvert la philosophie rastafari en étant recueilli et soigné dans un campement de rastas installé sur la plage alors que son bateau venait de chavirer. Via son label Island Records (« les disques de l’île »), il décide d’abreuver les fans de rock occidentaux, las des excès et de la vanité de leurs idoles, du message idéaliste des rastas, défenseurs de la cause des Noirs et des opprimés. Car, depuis la fin des années 1960, les étudiants ont occupé la Sorbonne à Paris, Prague s’est soulevée et, à Chicago, les Américains ont manifesté pour le retrait des troupes au Vietnam? Sentant le vent tourner, Chris a déjà tenté de faire de son compatriote Jimmy Cliff l’ambassadeur des rastas en produisant un film dont il est la vedette : The Harder They Come. Il a demandé à son chanteur acteur de se laisser pousser les cheveux en dreadlocks mais, au moment où sort le film, Jimmy Cliff est devenu musulman et a tout coupé ! C’est dans ce contexte de frustration extrême que Blackwell rencontre Bob Marley, et il comprend immédiatement qu’avec ce nouveau poulain il va tout gagner.

« Bob était différent », me dit Chris quand je le rencontre chez lui, à GoldenEye, la magnifique maison dessinée et construite par Ian Fleming au bord d’une plage de sable farineux de Jamaïque. L’ex-agent du renseignement naval britannique y a écrit la série des James Bond. Il y a aussi invité toute la jet-set des années 1950 et 1960 : Errol Flynn, Lucian Freud, Katharine Hepburn, Elizabeth Taylor, Richard Burton, Sophia Loren et Truman Capote y ont passé leurs vacances. À 18 ans, Chris a été convié à déjeuner par Flemming devant la mer, à l’ombre des arbres, rafraîchi par la brise, avec sa mère (dont elle est l’amante). Douze ans après la mort de l’écrivain, il a racheté la propriété et les terrains autour pour y recevoir ses amis. Johnny Depp, Grace Jones et Naomi Campbell ont planté des arbres dans le jardin. Sting a écrit son plus grand tube, « Every Breath You Take », sur le bureau même de Ian Flemming. Finalement, Blackwell l’a transformée en hôtel de luxe. Mais tout ça, il le doit à Bob.

« Il se démarquait de ce qui se faisait à l’époque et, surtout, il avait les pieds sur terre », poursuit-il. Marley est plus talentueux que Cliff, mais aussi plus rassembleur : à la fois noir et blanc, il peut toucher les deux communautés, toujours divisées dans leurs goûts musicaux. Le producteur lui donne 4 000 livres sterling et le signe sur Island Records. Avec cet argent, Marley rentre à Kingston et pond un album qui révolutionnera l’histoire de la musique, Catch A Fire, en 1973. « Bob avait une excellente voix pour les enregistrements, dit Chris Blackwell. C’est une question de fréquences : vous pouvez associer la voix de Bob avec des instruments à des niveaux très élevés, sa voix est à une telle fréquence qu’elle ressort toujours. » Aux sonorités jamaïcaines pures de leurs morceaux, ce producteur de génie ajoute des éléments de rock, de blues et de funk. Des musiques de rebelle. Dans la version sortie en Jamaïque, les Wailers, accusés d’avoir vendu leur âme au diable, remonteront le son de la basse?

Marley superstar partout? sauf en Jamaïque

« Je lui ai assuré le succès et il a assuré le mien », admet-il. Car, avec Catch A Fire, Bob Marley devient une star. Il enchante la presse : il ne ressemble à personne d’autre avec ses locks. Son image, comme celle du Che Guevara, appelle à la révolte. Très conscient de ce qu’il représente, Bob lit toutes les interviews à son sujet, avec satisfaction : la critique l’encense. En Angleterre, les branchés se pressent à ses concerts. En 1974, Clapton reprend « I Shot The Sheriff » et en fait un tube mondial (certifié disque d’or aux États-Unis). Adoubé par la rock star, plus rien ne peut l’arrêter? Sauf en Jamaïque, où les radios détiennent déjà des accords avec des labels locaux et ne veulent pas diffuser ses nouvelles chansons. Pour les faire changer d’avis, son ex-manager et ami Alan « Skill » Cole débarque dans leurs locaux avec une batte de baseball et deux copains pas très grands mais pas commodes, tandis que Bob reste dans la voiture, l’autoradio poussé à fond, en attendant qu’il crache enfin le son de sa voix. En Jamaïque, il est commun d’être connu sous plusieurs noms. Bob en a trois, qui correspondent à ses trois personnalités : « Bob Marley » la superstar, « Robert Nesta Marley » le type humble, compréhensif et doux avec les femmes et ses enfants, et « Tuff Gong », le révolutionnaire dur du ghetto.

Blackwell restera son producteur jusqu’à la fin de sa vie. Il lui offrira sa maison historique située au 56 Hope Road en guise de paiement de la dernière tranche de son avance (125 000 dollars). À l’origine, c’est un espace de travail pour les musiciens d’Island Records et, en un déménagement, Marley a brisé tous les carcans de l’île. Dans les années 1970, la suprématie des Blancs et les barrières sociales sont encore bien ancrées sur l’île. Quasiment aucun Noir ne met les pieds dans ce quartier cossu du nord de la ville, alors qu’un rasta fumeur de ganja de Trench Town, un marginal parmi la minorité, s’installe à quelques mètres de la résidence de la reine d’Angleterre (où résidera Hailé Sélassié durant son séjour de trois jours en Jamaïque), des bureaux du Premier ministre et de la maison où son père Norval a grandi, c’est impensable !

Si, aujourd’hui, on peut voir des mannequins coiffés de dreadlocks sur des pubs Coca-Cola, à l’époque, les rastas ont une image effroyable. On dit d’eux qu’ils se droguent toute la journée, mangent mal et ne se lavent ni les cheveux ni les dents. On les croit dangereux et anti-blancs. Parfois, la police et les enseignants coupent les locks des enfants. Mais, dans cette élégante bâtisse de deux étages de style colonial construite en brique rouge et en bois jaune clair, le chanteur reçoit tous les rastas, truands, journalistes, et politiques qui pressent la sonnette en forme de lion de sa porte en pin, ornée d’une croix éthiopienne. Les pauvres des bidonvilles de Kingston, venus attraper quelques billets, ne repartent jamais les mains vides. Assis sur les racines d’un grand manguier, il les reçoit dans ce bureau végétal, jusqu’à ce qu’une tentative d’assassinat le force à déménager à Londres?

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Blackwell, lui, a fait fortune dans la musique. En plus de Bob Marley, il a découvert et signé sur son label Island Records U2, Cat Stevens, Grace Jones, Tom Waits, The Cranberries, PJ Harvey, B-52? Il a vendu son label il y a trente ans pour 300 millions de dollars, mais signe toujours de jeunes artistes en édition et se passionne pour l’hôtellerie et la préservation de l’environnement. Aujourd’hui, il déplore encore la disparition subite de l’icône rastafari, morte d’un cancer foudroyant à 36 ans, le 11 mai 1981. Ses yeux se mouillent quand il évoque sa mort. Il tire sur son joint. Un nuage de fumée encadre sa figure mince, musclée. La Lune auréolée de nuages fait briller un instant sa barbe blanche. La mer est calme, on entend à peine les vagues lécher le rivage. « S’il avait fait des check-up réguliers, il serait encore avec nous », regrette-t-il.

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