Cyberharcèlement : quand les gameuses se cachent pour avoir la paix

« Je me sens beaucoup plus détendue quand on ne sait pas que je suis une femme. Je n’ai pas de pression, de différence de traitement, de remarques gênantes. Si j’ai le malheur d’accorder en ‘ée’ sur un tchat, hop, c’est parti ! » Alicia, 24 ans, est pourtant une gameuse aguerrie, elle qui joue depuis l’âge de 7 ans, a navigué dans les mondes du jeu des construction et de survie culte Minecraft avec des copains en 6ème et qui évolue depuis une dizaine d’années maintenant sur League of Legends (LoL). Ce jeu ultra populaire en compétition esport et dans le quel deux équipes combattent en incarnant des héros aux caractéristiques et aux armes qui leur sont propres, rassemble des millions d’adeptes.

Pour elle, ce « moment de détente » ne peut vraiment l’être que lorsqu’elle joue incognito. D’ailleurs, si elle a très envie d’essayer Valorant, le jeu de tir à la première personne (FPS) développé par Riot Games, Alicia s’y refuse par crainte du harcèlement : « Le niveau des mecs y est abyssal. C’est vraiment ‘retourne à la cuisine’ ou ‘une femme ne devrait pas jouer aux jeux vidéo' ».

La jeune femme évoque l’histoire lunaire de Geguri, joueuse sud-coréenne de talent qui brillait sur le jeu de combat Overwatch avant d’être accusée de tricherie par des gameurs blessés dans leur égo. Pour les faire taire, elle avait été contrainte de se laisser filmer lorsqu’elle jouait afin de prouver ses compétences.

Se fondre dans la masse pour s’amuser sereinement

Une étude réalisée par Reach3 Insights et Lenovo en 2021 auprès de 900 joueuses aux États-Unis, en Allemagne et en Chine révélait que « près de 6 joueuses sur 10 (59 %) cachent leur genre quand elles pratiquent des jeux en ligne ».

Alicia perçoit tout de même les prémices d’un mouvement encourageant dans l’industrie : « On sent que ça bruisse… Qu’il y a plus de révoltes, de condamnations sur des trucs qu’on aurait laisser passer avant. » Sur le cyberharcèlement, plusieurs streameuses francophones majeures de la plateforme de directs Twitch, dont Maghla ou encore Baghera Jones, multiplient les prises de parole pour dénoncer les vagues de sexisme qu’elles subissent en continu depuis des années. Fin 2022, Ultia portait plainte contre ses harceleurs.

Pour Jessica Benonie, docteure en sociologie de l’université de Toulouse et autrice de la thèse Être et (re)devenir une gameuse de jeux vidéo – Trajectoires, épreuves et tensions de genre en terrain vidéoludique, il existe pour les femmes, hélas, des « indispensables » pour profiter d’un temps de jeu serein. « Jouer sans le vocal, utiliser un avatar masculin et faire attention à ne pas féminiser son écriture sont des stratégies misent en place par les joueuses pour se préserver du harcèlement en ligne », énumère-t-elle.

Une autre solution est souvent utilisée : jouer « avec des personnes de confiance », souligne la chercheuse, avec des ami.es, dans une communauté, une « guilde » comme on dit dans l’univers du jeu vidéo, où chacun.e se connaît, s’accepte et se respecte. C’est ce que fait Aiden. À 25 ans, iel choisit de jouer surtout avec son cercle amical : « C’est beaucoup plus libérateur. Je ne joue quasiment jamais en ligne seul.e. Car quand on entend ma voix [féminine], ça fuse. Les insultes, les cris quand je tente de parler… »

Jouer avec une communauté sûre lui permet ainsi de progresser, explique-t-il : « J’ai longtemps été dans l’autodépréciation de mes compétences de gameur.euse. L’autocensure m’a empêché de progresser comme j’aurais dû. » Aujourd’hui Aiden assume de « [se] prendre au sérieux », d’être bon.ne et de vouloir gagner. Rejoindre l’association Afrogameuses, qui œuvre depuis plus de deux ans pour plus de diversité dans le milieu du jeu vidéo, lui a aussi fait du bien.

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Des joueuses jugées incapables ou accusées de tricherie

Le monde virtuel n’est que la continuité de réalités sociétales. Ainsi les femmes, ou toute personne perçue comme femme par des gameurs hostiles, y sont victimes de mansplaining, d’insultes sexistes, de drague, de dévalorisation ou de remise en question de leurs aptitudes… Et finissent par se persuader qu’elles sont nulles et incompétentes. D’ailleurs elles sont souvent désignées comme responsables des défaites en groupe.

Le fait de devoir se cacher ou d’être constamment sur le qui-vive, pour savoir si elles doivent se dévoiler ou non, les entravent dans leur progression de joueuses. Or, quasiment un joueur sur deux de jeu vidéo est… une joueuse. Pourtant lors des tournois, les femmes ne représentent que 6% des joueurs professionnels.

Estelle, 39 ans, a commencé à cacher qu’elle était une femme dès ses premiers pas sur le jeu en ligne Dofus. « Un mec était débutant et moi non, mais il se sentait quand même obligé de m’expliquer ce que je devais faire. Certains m’offraient des cadeaux dans le jeu juste parce que j’étais une nana », se souvient-elle. Sur World of Warcraft (WoW), géant du MMORPG (jeu de rôle en ligne et multijoueur dont l’univers continue de se développer même lorsque le joueur est déconnecté) des studios Blizzard, la joueuse a pris un temps un avatar masculin « pour avoir la paix », admet-elle.

Si t’es forte, leur égo est attaqué, si t’es nulle, c’est parce que t’es une meuf.

Ce n’est qu’en rejoignant une guilde fiable que la jeune femme a pu enfin dire qui elle était. Mais même comme ça, le chef l’a genrée au masculin pendant 6 mois : « Il a fini par s’excuser, en disant qu’il croyait que j’étais un ado. Il devait penser que je n’avais pas mué… » Pour s’amuser sereinement sur le Role Play Grand Theft Auto, serveur en ligne où les joueurs incarnent des personnages plus ou moins réalistes et interagissent en vocal en jouant un rôle, Estelle a testé un filtre de voix pendant un temps. Mais celui-ci fonctionnait mal. Alors, la gameuse a essayé de modifier sa voix « naturellement » : « Là les mecs balançaient : ‘T’es trans ?’ Alors on finit par écrire que non, on a ni audio, ni micro. Sinon on est jamais tranquille. »

Wendy, elle, s’est longtemps fait passer « pour un gamin de 8-10 ans », et conservait le compte et l’avatar de son frère. À 27 ans, elle joue 2-3 heures par jour et apprécie les jeux de tir Call of Duty ou Halo : Reach, dans lesquels, même avec un personnage féminin, elle continue à prétendre ne pas être une femme : « Je ne parle quasiment jamais, sauf quand je suis en confiance ». Lorsque celle-ci les bat, raconte la gameuse, les joueurs oscillent entre la drague lourde et les menaces graves de type « grosse pute, je vais te baiser ».

Elle s’agace : « En fait, j’ai la flemme. Si t’es forte, leur égo est attaqué, si t’es nulle, c’est parce que t’es une meuf. Moi je veux juste jouer, je suis une compétitrice, comme beaucoup, je joue pour gagner. Mais franchement, laissez-nous tranquilles ».

La quête de reconnaissance des gameuses

Désormais certaines portent la parole pour toutes les autres. Avec le recul, Estelle constate : « Avant, il y avait moins de meufs qui gueulaient contre les comportements des mecs. On avait comme intégré que l’on était moins fortes qu’eux… Il y a une évolution depuis MeToo. » 

Pour accompagner les femmes qui souhaiteraient se lancer, et leur permettre de progresser en toute quiétude, des associations comme Women in Games et Afrogameuses occupent le terrain virtuel. Pour la première fois, le studio Riot Games a annoncé en novembre 2022 le lancement d’un tournoi européen de League of Legends réservé aux femmes, afin qu’elles puissent « monter en niveau et gagner en confiance ensuite dans les compétitions mixtes ».

Cette culture devrait être prise en compte, notamment dans le combat féministe.

Que les femmes et les personnes marginalisées se sentent enfin légitimes dans l’industrie florissante du jeu vidéo, c’est aussi l’objectif de Lola Servantie, alias Evileye, qui se reconnaît addict des jeux vidéo sur mobile. Elle a seulement 17 ans et déjà une expérience solide du monde du gaming. Engagée sur ces questions depuis trois ans, la jeune femme investie dans les deux associations de gameuses, propose « un encadrement des communautés et des interventions sur l’esport « , sa passion.

Comme toutes les autres, elle a connu les insultes, le rabaissement ou la remarque grasse. « En France, cela fait à peine 10 ans qu’on a pris conscience que le jeu vidéo pouvait être plus qu’un passe-temps. On reste un peu ‘fermé’ à cette culture, alors qu’elle devrait être prise en compte, notamment dans le combat féministe », estime-t-elle. Mais le marketing des jeux n’aide pas, puisqu’il s’adresse uniquement aux hommes pour les thèmes d’action ou de guerre sur lesquels, particulièrement, les joueurs ignorent qu’ils ont à leurs côtés un grand nombre de joueuses.

Le terrain du jeu vidéo est donc l’un des nombreux où il serait bon de faire exploser la binarité de genre. « Il faut là aussi aussi déconstruire les clichés, assure Evileye, car il est plus difficile pour une joueuse qui veut participer à des jeux de combat de se jeter à l’eau. L’industrie n’est que le reflet de la société [misogyne, ndlr]. » Pour que cela change, elle conseille aux femmes de se rapprocher d’associations ou des structures capables de les accompagner dans leurs envies et leurs ambitions de gameuses. Pour mieux reprendre aux hommes la place qui leur est due. Ainsi, Evileye insiste : « Si le gaming c’est votre truc, vous avez le droit de le vivre ».

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