Cuisiner, ce n’est pas consentir au patriarcat
La cuisine n’est pas une activité comme les autres. C’est une tâche domestique bien à part, un geste symbolique fort, autrement plus important que le ménage ou le jardinage. Cuisiner, c’est nourrir – un acte vital, littéralement, presqu’un don de soi lorsqu’on cuisine pour les autres.
Cuisiner, c’est aussi un acte politique
Cuisiner, c’est aussi un acte politique. Une manière de reprendre le contrôle de son alimentation et de son budget, de décider ce qui rentre ou pas dans son corps et celui des gens qu’on aime, de s’émanciper de l’industrie agroalimentaire et ses plats préparés ultra-transformés, ses scandales sanitaires ou ses additifs problématiques.
La cuisine a toujours le visage d’une femme
Mais voilà : en France, comme un peu partout dans le monde, la personne qui cuisine, qui maintient en vie celles et ceux qu’elle nourrit, c’est une femme. Une femme qui consacre en moyenne 50 à 59 minutes par jour à cette tâche, lorsqu’elle est en couple hétérosexuel, avec ou sans enfants (contre 15 à 18 minutes pour les hommes) et qui le fait à but non lucratif.
Une cuisine du quotidien souvent dévalorisée, quand les aficionados du barbecue, eux, dégainent le tablier cinq jours par an et sont encensés pour leurs brochettes, et les chefs de restaurants canonisés pour leur créativité et leur technicité.
Comme l’écrivait le sociologue Pierre Bourdieu en 1998 dans La Domination masculine : « Il suffit que les hommes s’emparent de tâches réputées féminines et les accomplissent hors de la sphère privée pour qu’elles se trouvent par là ennoblies et transfigurées… »
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La cuisine domestique, perçue comme l’aliénation des femmes
Pas étonnant, donc, que la cuisine domestique, perçue comme un symbole majeur de l’oppression des femmes et de leur assignation à résidence, ait été rejetée par de nombreuses femmes depuis les années 60, lorsque les revendications des féministes de la « deuxième vague » ont porté notamment sur la reconnaissance du travail domestique gratuit et les discriminations dans le monde du travail salarié.
Une période qui coïncide avec les avancées technologiques permettant aux femmes de gagner du temps en cuisine (réfrigérateurs, surgelés, grande distribution, micro-ondes…) voire, selon certaines publicités, de les « libérer » de la charge mentale et physique qu’implique la préparation quotidienne des repas.
Évidemment, ne sont concernées par cette pseudo-libération que les plus privilégiées, celles qui ont les moyens d’acheter robots cuiseurs et fours sophistiqués, et qui disposent, en premier lieu, d’une vraie cuisine.
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Réappropriation de l’image de la femme dans le milieu de la cuisine
Mais on assiste, depuis les années 2000, avec l’avènement des blogs et des réseaux sociaux, à une réappropriation des arts ménagers. Des femmes qui se prennent de passion pour la pâtisserie, fabriquent leurs yaourts ou pétrissent leur pain, sans nécessairement monétiser ces hobbies chronophages, mais pour des raisons environnementales, de santé, ou bien pour montrer au monde ce dont elles sont capables, sortir virtuellement de leur cuisine et obtenir la reconnaissance que la sphère privée leur refuse.
Certaines, aliénées par des bullshit jobs absurdes et vides de sens, plaquent tout pour se former en boucherie, deviennent cheffes sur YouTube ou femmes au foyer à plein temps. La cuisine devient un moyen de s’accomplir autrement, d’être validées par une société patriarcale qui, habituellement, invisibilise et dévalorise cette tâche dévolue aux femmes – voire d’en faire son métier.
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Cuisine et féminisme
La cuisine du quotidien n’est pas ontologiquement antiféministe, c’est la société qui l’a dénigrée. Cuisiner, ce n’est pas consentir au patriarcat. Prendre du plaisir à nourrir ses ami(e)s ou sa famille, ce n’est pas adhérer à la phallocratie.
Cuisiner, ce n’est pas consentir au patriarcat. Prendre du plaisir à nourrir ses ami(e)s ou sa famille, ce n’est pas adhérer à la phallocratie.
Alors, à quoi ressemblerait une cuisine résolument féministe ? D’abord, elle ne devrait plus être subie, ni culpabilisante, mais choisie. La route est très longue vers une répartition égalitaire des tâches domestiques et pour cela, outre un changement des mentalités, il faudrait des actions politiques fortes. Mais si les hommes cessaient déjà de compter sur les femmes pour les maintenir en vie, la cuisine redeviendrait joyeuse pour beaucoup.
Chaque jour, ce sont des millions de femmes qui choisissent ce que d’autres vont manger, quelles que soient les contraintes de temps, de budget ou d’approvisionnement. C’est une sacrée responsabilité. C’est un immense pouvoir.
*Nora Bouazzouni, Faiminisme (Ed. Nouriturfu)
Cette chronique a été publiée dans le n°2 du hors série Food du magazine Marie Claire, daté de novembre 2020.
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