Comment la perte du goût et de l'odorat atteint le moral
La perte du goût et celle de l’odorat sont des symptômes fréquents qui touchent les personnes atteintes du Covid-19. Au-delà d’une simple gêne, ils peuvent entraîner perte d’appétit, troubles de l’hygiène, isolement social… Le point sur les conséquences psychologiques d’un tel handicap.
«Je donnerais tout pour renifler à nouveau le camembert et même les œufs durs». Voici ce qu’on peut lire sur Twitter, d’un internaute souffrant de l’un des symptômes les plus perturbants du Covid-19, la perte du goût et de l’odorat. «Le virus déclenche d’une part une inflammation au niveau de la fente olfactive, empêchant les molécules d’air de remonter jusqu’à la muqueuse, et d’autre part, il modifie le milieu dans lequel évoluent les neurones olfactifs», explique Camille Ferdenzi, chercheuse CNRS au Centre de recherche en neurosciences de Lyon et coordinatrice d’une enquête en ligne sur le sujet (1).
Dans les faits, les narines et la langue deviennent muettes. Elles ne permettent plus d’identifier ni de savourer ce que l’on mange ou boit, de savoir quelle odeur on dégage ni de sentir celle de ses proches. De quoi provoquer une onde de choc sur la qualité de vie et le bien-être de certains patients.
Des interactions sociales brouillées
L’anosmie et l’agueusie s’infiltrent tel un poison dans nos relations avec les autres. Quand le nez perd une de ses fonctions, les apéritifs entre amis, les repas au restaurant (quand ils étaient encore possibles), n’ont plus aucun intérêt. Alors on finit par décliner les invitations. «C’est une expérience violente car elle nous isole socialement, reconnaît Lucie Cormons, psychologue clinicienne et doctorante d’une thèse en psychologie. Un tiers des personnes anosmiques souffrent de dépression.»
L’odeur joue aussi un rôle crucial dans l’attachement aux autres. En particulier dans la sphère intime. «Le nouveau-né rentre en contact avec le monde par l’odeur, rappelle Annick Le Guérer, anthropologue, historienne du parfum et de l’odorat, et auteure des Pouvoirs de l’odeur (2). Les odeurs du cou et du sein de la mère sont les premières que sent le nourrisson et cela participe à son développement affectif et cognitif.»
Et cela se poursuit à l’âge adulte. «Notre nez est une boussole, il permet de déterminer l’état émotionnel d’un individu, son agressivité ou encore sa tristesse. Le langage courant nous le prouve : « je ne peux pas le piffrer », « le blairer », « le sentir », précise Annick Le Guérer. Sans lui, on est désorienté dans notre communication aux autres».
Baisse de libido
Les odeurs corporelles sont impliquées dans l’attractivité humaine. «Tout un pan de recherches démontre que l’on aime l’odeur d’une personne qui est différente d’un point de vue génétique. Cette fonction adaptative éviterait la consanguinité», note la chercheuse Camille Ferdenzi. «La psychanalyste Françoise Dolto disait « avant de vivre avec quelqu’un, demandez-vous si vos odeurs s’accordent »», rebondit Annick Le Guérer.
Les femmes plus impactées
Dans son enquête, Camille Ferdenzi relève un grand nombre de répondants du côté des femmes : deux tiers sur plus de 3000 réponses. Les femmes seraient plus impactées par le symptôme, et donc potentiellement plus touchées par les répercussions psychologiques. La raison ? «L’environnement olfactif de la petite fille est plus riche que celle du garçon. Du papier à lettres, en passant par le stylo ou la poupée… Ses jouets contiennent davantage de déclinaisons de parfums et l’invitent à mieux les mémoriser, remarque la chercheuse du CNRS. Ceux du petit garçon n’en sont pas complétements dénués mais le marketing joue davantage sur le thème de la provocation avec des odeurs dégoûtantes».
Comme une boucle sans fin, cette privation sensorielle impacte notamment la libido. «L’odorat influe sur notre désir. Quand on en est coupé, cela revient à avoir des relations intimes sans bruit avec quelqu’un d’inconnu voire d’invisible», illustre Lucie Cormons.
Hypervigilance et stress
Privé de nos narines, on est coupé d’un réflexe ancestral. «L’odorat a une faculté de détection du danger : on l’utilise instinctivement pour notre survie et notre sécurité», explique Renaud David psychiatre du CHU de Nice qui travaille sur le domaine avec l’institut de chimie de l’Université Côte d’Azur (UCA). Cette suspicion entraîne des fortes angoisses d’intoxication alimentaire dans le cas où l’on ingèrerait des aliments périmés et une hypervigilance quant à une potentielle fuite de gaz, un gâteau qui brûle dans le four et dont on ne sent pas l’odeur… «Les sondés rapportent d’ailleurs qu’ils ont davantage d’accidents domestiques liés à la défaillance», indique Camille Ferdenzi. «On craint pour notre santé, notre vie finalement, l’anxiété est énorme», ajoute la psychologue clinicienne Lucie Cormons.
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Troubles de l’hygiène
Dans une moindre mesure, la perte du goût et de l’odorat peut entraîner des troubles de l’hygiène. «Tout ce qui touche de près ou de loin à la propreté va être altéré : on a peur d’avoir mauvaise haleine, de sentir la transpiration ou de marcher dans une déjection sans s’en rendre compte», constate la psychologue Lucie Cormons. Cette forte inquiétude peut être le point de départ d’un comportement compulsif. «Certains vont prendre jusqu’à dix douches par jour ou s’asperger de façon excessive de parfum», rapporte la chercheuse Camille Ferdenzi. D’autres a contrario se lavent moins.
L’hygiène des autres ajoute une pression supplémentaire sur les épaules des anosmiques. «Quand on est parent d’un enfant en bas-âge, la perte d’odorat s’accompagne d’un stress constant de ne pas assurer la propreté de son petit et ainsi d’échouer dans son rôle parental», atteste Camille Ferdenzi.
Privé de plaisir alimentaire
Face à ces émotions négatives, les personnes anosmiques et ageusiques ne peuvent même pas les combler avec la nourriture. Ce qui était un plaisir devient alors une fonction vitale. «Les gens anosmiques ont l’habitude de dire « je mange pour ne pas mourir »», observe Lucie Cormons, psychologue clinicienne. «On abandonne une dimension hédonique de la nourriture, très chère à notre culture française. Comme la madeleine de Proust, les odeurs et les saveurs nous replongent en enfance, nous font voyager dans le temps et l’espace», ajoute la spécialiste.
Petit à petit, un cercle vicieux peut s’installer. «À force de manger des aliments sans goût, certains perdent l’appétit, puis l’envie de cuisiner et de manger avec les autres», rapporte la chercheuse du CNRS. Des effets qui se mesurent sur la balance, comme le démontrent les pertes de poids dont certains témoignent dans l’enquête en ligne du Centre de recherche en neurosciences de Lyon.
Goûter avec son nez et non avec sa bouche
Beaucoup diront qu’ils ont perdu le goût mais il s’agit en réalité d’un défaut de langage. «Quand on mastique, on libère des molécules aromatiques qui vont remonter par l’arrière de la bouche dans la cavité nasale et vont stimuler la muqueuse olfactive, détaille Camille Ferdenzi. Ainsi lorsque ce système est altéré, on sent seulement 5 saveurs sur la langue : le sucré, le salé, l’amertume, l’acidité et l’umami.
Comment surmonter cette perte ?
Pour retrouver l’odorat et le goût, il faut une semaine pour certains, plusieurs mois pour d’autres. Difficile de prendre son mal en patience, surtout quand le processus de guérison n’est pas sans conséquences. Des distorsions d’odeurs et de saveurs s’observent lorsque l’on retrouve l’usage de son nez. Certains anciens malades du Covid se plaignent d’odeurs fantômes, autrement dit des hallucinations olfactives.
Pour remédier à cette série d’anomalies, tous les spécialistes insistent : il est nécessaire de stimuler son odorat via un protocole d’entraînement olfactif actuellement développé par plusieurs laboratoires de recherche. Dans une étude publiée le 16 mars dans la revue médicale Forum of Allergy & Rhinology, des scientifiques de la faculté anglaise de médecine de Norwich conseillent notamment de renifler au moins quatre odeurs différentes et facilement identifiables (café, menthe ou encore orange), deux fois par jour pendant plusieurs mois.
D’autres experts recommandent aussi de se concentrer sur les textures, le bouquet aromatique et l’association chaud et froid dans son assiette. «Les fêtes type Noël et autres réunions familiales peuvent être un moment frustrant pour les anosmiques, admet la psychologue Lucie Cormons. Je leur conseille de se focaliser sur leurs sensations émotionnelles, d’écouter les bruits de la préparation du repas, de toucher la nappe ou les décorations par exemple et de créer mentalement un tissu photographique de ces moments partagés en famille.»
* Cet article, initialement publié le 10 novembre 2020, a fait l’objet d’une mise à jour.
(1) Qualité de vie et pertes olfactives et gustatives durant la crise sanitaire du Covid-19. Pour répondre au questionnaire en ligne sur la perte du goût et de l’odorat et la qualité de vie, durant la crise sanitaire : form.cnrl.fr.
(2) Les Pouvoirs de l’odeur, par Annick Le Guérer, publié aux éditions Odile Jacob, 320 pages, 24,90€.
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