Comment la pandémie nous a fait prendre un coup de vieux

Ils ont entre 20 et 40 ans, et après plus d’un an de pandémie, ont l’étrange sensation d’avoir pris dix ans. Le coup de vieux, un dommage collatéral de l’épidémie ? Témoignages et décryptage.

«40 ans, ressenti 72». C’est ce que répond Camille (1) quand on lui demande son âge. En cause ? Une pandémie, un couvre-feu national et trois confinements. Plus précisément dans son cas, l’absence de nouveautés et un quotidien monotone qui la font «se faner». «Vivre des choses pour la première fois donne un shoot de jeunesse, là on tourne en rond, il n’y a plus de surprise, décrit-elle. On le sent dans les corps, on est plus fatigué. Et dans nos conversations : maintenant entre amis on parle de bouffe et de notre santé, c’est déprimant.»

Le coup de vieux, dommage collatéral de l’épidémie ? Ils sont plusieurs, en tout cas, à le déclarer. Et parlent d’une mise en sommeil forcée, d’un ralentissement, d’une impression de vivre un quotidien décalé de leur âge. Il faut dire qu’avec une vie sociale laissée sur le trottoir en mars 2020, les emplois du temps se sont vidés et les rythmes ont perdu en vitesse. Dans le monde pré-Covid, Daphné, 28 ans, sortait tous les soirs. La jeune femme a donc pris un virage serré. «Avant, quand j’étais seule chez moi une soirée, j’avais l’impression de passer à côté d’une forme de vie sociale, rapporte-t-elle. Aujourd’hui, comme il n’y a plus rien de possible, je bois de la tisane devant Netflix, j’ai une consommation d’alcool bien plus raisonnée, je me couche plus tôt… J’associe tout ça à des trucs de « vieux ».»

Une impression de décalage

Tout découle bien sûr d’images mentales, de l’idée que l’on se fait de la jeunesse et de la vieillesse, peut être un peu cliché. Reste que sous pandémie, nos vies s’éloignent «du stéréotype de la vie de jeunes, commente Dominique Picard, psychosociologue spécialiste des relations interpersonnelles. On a le sentiment de mener une vie qui, dans les représentations, se rapproche plus de celle que mènent les adultes avancés.»

À 20 ans, Lola, étudiante infirmière, le confirme : «Je mène une vie qu’on pense avoir à l’âge adulte, celle qu’on a après en avoir profité». La jeune femme rêve de faire l’expérience de ce qu’elle est «censée vivre maintenant». Boire une bière en terrasse en sortant de sa journée de stage, par exemple. Rien de très original, mais indispensable, à cet âge, pour jouir du début d’indépendance qu’offrent les études supérieures et goûter quelque peu la vie d’adulte.

De cette «vie d’adulte», en revanche, Lola n’expérimente que les responsabilités. Un phénomène moins festif, précipité, selon elle, par les confinements. «L’administratif, faire des lessives pour porter des habits propres…. Quand on est jeune, on a des responsabilités bien sûr, mais on peut encore les survoler, y échapper, explique-t-elle. Là, comme on est enfermés, obligés de gérer puisque justement, on n’a que cela à gérer.»

Un espace temps figé

Pour la philosophe Marie Robert, cette vieillesse ressentie après plus d’un an de pandémie est liée à une immense lassitude, un monde figé, un manque d’horizon. Elle précise : «Cette répétition permanente fait que l’on se sent englués dans des habitudes. D’un coup, tous les possibles se ferment, alors qu’on associe les possibles à la jeunesse, et l’aspect figé à ce qui est plus âgé».

Insidieusement, les restrictions de déplacements impactent le cerveau. «Notre capacité à nous projeter se confronte à la privation de liberté dans l’espace, poursuit Marie Robert. Pour la première fois, on se rend compte que la liberté de mouvement réduit celle de pensée. Le fait d’être limité introduit de nouvelles notions : désormais, on regarde l’horloge à 19 heures, par exemple. Mais 19 heures est le début de tout ! Encore plus quand on est jeune.»

Notre rapport au temps a d’ailleurs changé. Exit l’immédiateté, associée à la jeunesse – au même titre que l’agitation, les liens éphémères, la fête – et place au temps long. «Je suis davantage dans la projection, davantage conscient que quelque chose dont je me prive maintenant, c’est de l’argent pour un plaisir plus tard, par exemple, commente Pierre, 28 ans. J’ai aussi tout le temps de réfléchir au genre d’adulte que je veux être.»

Les préoccupations ont aussi basculé. «Je m’intéresse à l’aménagement de mon appartement, je le décore, je rempote mes plantes, décrit le jeune homme. Je prend aussi le temps de remplir un tableau de dépenses pour établir un budget mensuel et programmer mes finances.» Alors qu’auparavant, Daphné mangeait «une planche de charcuterie dans un bar, un soir sur deux», elle se demande désormais quels sont les fruits et les légumes de saison pour contrebalancer une vie plus sédentaire. «Et puis quand je choisis ma tenue, je ne recherche plus « le beau », mais le confort, le pratique.»

Hyper-présence de la maladie

Plongés quotidiennement dans la pandémie depuis plus d’un an, la légèreté et le désir, associés à la fougue et à la jeunesse, se raréfient. «Avec l’épidémie et le risque de contagion, je me sens plus responsable, moins léger, décrit Robin, 28 ans. Quand on devient adulte, on n’est plus dans les mêmes considérations et j’ai l’impression que le Covid a accéléré cela.»

«La mort ne fait pas partie de l’univers de la jeunesse, commente Dominique Picard, or on n’arrête pas de nous y confronter.» «La maladie est désormais banalisée, et hyper-présente, rebondit Marie Robert. On ne la voit pas mais on en a peur, elle habite notre quotidien et nous empêche d’avoir des rapports fluides.» L’esprit n’est plus vierge, les mouvements perdent en spontanéité. «Même dans nos désobéissances, en bravant le couvre-feu par exemple, on pense aux stratégies à développer. On est conditionné», ajoute la philosophe.

Une sagesse salutaire ?

Cette légèreté perdue momentanément, certains la regrettent mais reconnaissent avoir gagné en sagesse. Habituée des soirées qui démarraient à 22 heures et se finissaient à midi le lendemain, Charlie, étudiante en psychologie de 25 ans, a de toute évidence vu ses ardeurs freinées par l’épidémie. «La fête me manque mais j’ai adopté un mode de vie dans lequel je ne me sens pas si mal : je ne bois plus autant, je mange mieux, je dors davantage. Mon rythme passé, je n’en ai plus envie», assure-t-elle. Pierre affirme de son côté «se contenter de moins de choses» : «Je sais qu’après tout cela, je dirai plus facilement « non, je ne sors pas » quand on me le proposera, poursuit-il. Cela m’a libéré de certaines obligations sociales.»

Chez les très jeunes, le bilan peut être plus amer. «J’ai de plus en plus le sentiment qu’on me gâche ma jeunesse, confie Lola, 20 ans. Je sais que personne ne le fait exprès mais je me dis quand même que ma génération n’aura pas eu droit à ce que les autres ont fait.»

Quelles conséquences sur le long terme ? Cette pandémie nous a-t-elle définitivement changé ? «J’ai la conviction que l’on se réhabitue vite, répond Marie Robert, la force de vie est difficile à stopper. Mais même si les choses se ré-enclenchent, nous sommes fragilisés. À l’échelle d’une vie longue, d’une vie de personne « bien installée », ce temps est récupérable ; pour les jeunes, ce sera plus difficile.»

(1) Certains prénoms ont été modifiés.

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