Comment faire face au suicide d’un proche ?

Plus que trois pas jusqu’à sa porte. Quelle mine prendre ? Comment me tenir ? À qui me tenir ? Plus que quatre pas jusqu’à sa porte, je viens de reculer. Nous, le clan des bavards, cette famille chantée par Goldman où « les filles sont brunes et l’on parle un peu fort », n’a jamais été si silencieuse. Pesant mutisme dans lequel nous a plongé l’événement inattendu, sidérant.

Qui va oser frapper ? Papa, il l’a fait. Ne souris pas, je t’en supplie… Elle a sourit. Ma grand-mère a sourit en nous ouvrant et a même poussé un cri de joie. Elle a cru à une surprise collective de tous les siens. Sauf un. Ne demande pas où il est, je t’en supplie… Elle a demandé.

Se planter en brochette devant elle pour lui annoncer le suicide de son fils. Quelle idée d’imbéciles. On croyait que notre présence l’obligerait, c’était prémédité ainsi. Ma grand-mère s’effondre à nos pieds. 

La sidération et le refus d’y croire

« C’est faux, je ne peux pas le croire. Non, non, non ». Elle secoue sa tête et les larmes tombent, c’est une boule neigeuse que l’on vient de retourner.  

J’attrape un carnet sur son buffet, son journal de bord. Son compagnon intime et son fervent protecteur d’une mémoire qui s’effrite. La page du jour est déjà noircie ? Elle a dû la remplir il y a quelques minutes. « Mon fils est décédé. Ce sont mes autres enfants et petits-enfants qui me l’ont annoncé. » Je bloque devant ses mots choisis, déconcertants de sobriété. Mais qu’aurait-elle pu écrire dans cette langue qui n’a pas pensé un seul terme pour désigner son nouveau statut ? La voilà ni orpheline ni veuve. Les mots sont créés seulement pour désigner un réel qui a un sens, une logique. Il n’y en a, là, aucune.

Parfois, mon père me glisse : « Ta grand-mère est courageuse ». Il n’évoque jamais le sien, de courage, ni même son deuil, le manque de son petit-frère, le choc. Il dépense un peu plus en paquets de cigarettes, veille plus tard, dort moins sereinement. Pour le reste, il s’est un imposé un silence pudique, impossible à déranger. J’ignore donc par quels sentiments et quelles pensées il est passé.

Des « Pourquoi », des « Si »… et un fort sentiment de culpabilité

« Les personnes qui traversent ce deuil particulier passent par de nombreuses émotions ambigües, parfois contradictoires, qui évoluent avec le temps », explique à Marie Claire Elisabeth Alliel Herzog, psychologue spécialisée dans le deuil. L’incompréhension du geste, d’abord. Des « pourquoi » et des « si » répétés à l’infini, jusqu’à l’obsession : « Les proches repassent en boucle les circonstances du drame. Ils tentent de trouver un sens à cette mort violente ».

« Souvent, les signes n’ont pas été détectés, ou alors, ils ont été minimisés », analyse la psychologue. Elle qui entend dans son cabinet : « Mais pourtant, il avait l’air si bien… », ou encore, « La veille, il est venu me voir et nous avons fait la fête ».

Les endeuillés lui confient alors éprouver une intense culpabilité. Comme un sentiment d’échec, aussi une honte, de ne pas avoir su percevoir la détresse de leur proche ou empêcher le passage à l’acte. Certains patients qu’elle accompagne culpabilisent encore, des décennies après la fin brutale.

Je pensais avoir développer mes antennes et être en communication avec mes enfants. Être passé à côté de ça, c’est… Il n’y a pas de mots.

« Pour moi, elle [sa fille qui a mis fin à ses jours, ndlr] était solidement ancrée dans la vie ; c’était impossible d’imaginer ce qui aller se passer… Je pensais avoir développer mes antennes et être en communication avec mes enfants. Être passé à côté de ça, c’est… Il n’y a pas de mots… », confie courageusement le parent d’une adolescente dans l’ouvrage du psychiatre Christophe Fauré, Après le suicide d’un proche (Albin Michel).

« Silence gêné » : le tabou comme double peine

Ce sentiment de honte est ressenti d’autant plus fort que cette mort « non naturelle » est taboue. « Le suicide est encore interprété comme une transgression. Stigmatisé dans la société, il est condamné par les religions. Pour les pratiquants, le suicide est le tabou absolu. Ils ont l’impression qu’ils vont être honnis, bannis« , souligne Elisabeth Alliel Herzog. Ce qui pousse, parfois, les familles croyantes à mentir sur les circonstances de la mort de leur proche, par crainte que ce dernier ne puisse être enterré près des siens, dans un cimetière ou un carré confessionnel.

« Ils masquent l’événement, puis ils culpabilisent d’avoir menti pour entrer dans le cadre, relate la psychologue. Ils ne peuvent parler des circonstances du décès à leur entourage si celui-ci est religieux. C’est une peine supplémentaire », ajoute la psychologue.

J’évolue désormais dans un monde étrange et feutré où les voix sont éteintes. […] Ne pas déranger le chagrin. Aucun mot ne tient le coup.

« Parler de sa mort, donc de la façon dont il a choisi de se la donner, est tabou. C’est la double peine : silence et silence », écrit Olivia de Lamberterie, dans son bouleversant récit autobiographique Avec toutes mes sympathies (éditions Stock), à propos de son frère, marié et père de deux enfants, qui s’est ôté la vie en sautant d’un pont. « Le choc, la déflagration. J’étais surprise de ce geste-là, de ce courage-là. C’est ça qui a été le plus fort : l’image », témoigne Florence Girod, la veuve d’Alex de Lamberterie, frère de l’autrice.

Pour cette dernière, le tabou est installé par le « silence gêné » de l’entourage, incapable de trouver la bonne formule face au cataclysme. « J’évolue désormais dans un monde étrange et feutré où les voix sont éteintes, écrit-elle. Où tout le monde parle en chuchotant. Ne pas déranger le chagrin. Aucun mot ne tient le coup. »

Le besoin de verbaliser face au silence des autres

Il y a les gênés qui se taisent, qui évitent d’approcher l’endeuillé.e, parce qu’ils savent qu’ils n’ont pas les mots pour une telle situation. Puis les autres, physiquement présents, mais qui peinent à s’exprimer sans maladresse.

Un matin de l’automne de ses 19 ans, Alizée* entend l’affolement de son père, de l’autre côté du téléphone. Sa mère a pris une dose mortelle de médicaments durant la nuit. C’est fini. Elle ne s’étend pas sur l’instant. Le choc et ses émotions confuses au moment de l’annonce lui échappent, elle ne saurait les décrire précisément. « C’était un tel chaos en moi », lâche-t-elle.

J’étais en colère contre mes meilleurs amis, contre mes cousins aussi, qui n’ont pas su faire.

Mais elle se souvient des jours d’après, des paroles maladroites de son cercle intime, démuni face au suicide : « Tu dois aller de l’avant », « C’est pour le mieux », « Tu vas devoir être forte »… « J’étais en colère contre mes meilleurs amis, contre mes cousins aussi, qui n’ont pas su faire », rembobine l’étudiante en droit aujourd’hui âgée de 24 ans. « Alors, je me suis isolée. Je me suis concentrée sur mes petits-frères et sur mon père. Je ne répondais plus à leurs messages que je trouvais vides ou déplacés. » 

Les patients d’Elisabeth Alliel Herzog ont besoin de consulter et de verbaliser, justement parce que l’entourage, soit déserteur soit gauche, engage peu ou mal la discussion. La spécialiste accompagne par l’écoute aussi ceux qui, bien qu’épaulés par un entourage présent, se sont d’eux-même parfois murés dans le silence, écrasés par la honte et la culpabilité.

« Il n’avait pas le droit »

Et s’il y a culpabilité, il y a colère envers soi-même. Puis, ensuite, envers le défunt. Son acte est vécu comme un abandon voire une trahison. « Comment a-t-il pu me faire ça ? », « Il avait trois enfants, il n’avait pas le droit », « Il nous a laissé sans rien »… Ces phrases-là, Elisabeth Alliel Herzog les entend souvent entre les murs de son cabinet.  

Certains patients éprouvent un sentiment d’injustice, en veulent au défunt d’avoir été « faible » et d’avoir agi, selon eux, égoïstement. C’est là que leur psychologue intervient : « Le suicidé n’avait pas l’intention de faire du mal aux autres. Il n’a pas voulu mourir, mais arrêter ses souffrances intimes. Il pensait qu’il n’y avait aucune autre issue. » 

La personne n’avait pas cette faculté à prendre du recul sur sa situation. C’est la seule façon qu’elle a trouvé pour arrêter de souffrir.

Et à l’endeuillé.e de rétorquer : « Ce n’était pas si grave », en évoquant la rupture amoureuse ou la perte d’emploi, par exemple, qui a entraîné le glissement de leur proche jusqu’à son passage à l’acte. « Sauf que la personne n’avait pas cette faculté à prendre du recul sur sa situation. C’est la seule façon qu’elle a trouvé pour arrêter de souffrir. Dans une détresse absolue, elle n’avait pas les mêmes considérations », se permet de leur répondre la psychologue, pour apaiser leur colère. 

Sous la plume déchirante d’Olivia de Lamberterie, la même réflexion se formule ainsi  : « Mon frère vivait avec un ami imaginaire : le suicide. (…) L’amour immense qui l’entourait ne lui a pas servi de parachute. »

À la fois la victime et le coupable

La cause de suicide la plus acceptée par les patients d’Elisabeth Halliel Erzog est la maladie grave. « Lorsque la personne est en phase terminale d’un cancer, par exemple, l’entourage considère qu’il a voulu abréger ses souffrances. Mais c’est toujours cela le suicide : vouloir arrêter ses souffrances, qu’elles soient physiques, psychologiques ou émotionnelles. »

« J’ai longtemps été en colère contre ma mère, confie Alizée. Elle qui avait toujours été forte, qui prenait les problèmes les un après les autres… Pourquoi a-t-elle fait de nous des orphelins ? Mes petits-frères étaient encore à l’école primaire… A-t-elle pensé comme il serait difficile pour nous de leur expliquer que Maman a préféré s’en aller pour toujours plutôt que de les voir grandir ? », interroge en l’air la future avocate.

Ils peuvent être en colère contre le suicidé et en même temps soulagé pour lui, puisqu’il ne souffre plus.

Elle sait qu’aucune réponse ne lui tombera du ciel ou surgira de sous-terre, même si elle confesse s’adresser parfois à sa mère, en fixant un nuage ou s’asseyant sur sa tombe. Elle ne lui en veut plus désormais. Les « Pourquoi ? » subsistent, mais l’intonation de ses questions a changé.

Comme Alizée, certains orphelins ont ressenti « la sensation d’avoir été abandonnés, et le sentiment que le parent n’a pas pris ses responsabilités », dit la psychologue. Ce sont eux, parmi les endeuillés qu’elle accompagne, les plus révoltés vis-à-vis du suicidé. Mais les ressentis de ceux qui vivent ce deuil si singulier sont pluriels et ambigües. « Ils peuvent être en colère contre le suicidé et en même temps soulagé pour lui, puisqu’il ne souffre plus », observe la psychologue. « D’autres en colère culpabiliseront plus tard d’avoir ressenti cette colère », poursuit-elle.

Ce bouillonnement d’interrogations contraires chez les proches du suicidé, qui se balancent entre colère et culpabilité, les lecteurs le ressentent précisément à la lecture d’Avec toutes mes sympathies : « J’écris (…) pour dire ce crime dont il est à la fois la victime et le coupable. À moins que nous ne soyons tous coupables, nous qui n’avons pas su l’empêcher, ou tous victimes, nous qui ne vivrons plus qu’à demi. » 

La lettre : l’adieu qui questionne un peu plus mais soulage

La psychologue spécialisée dans le deuil demande parfois à ses patients de lui apporter la lettre d’adieu, laissée par l’être disparu, pour qu’ils la relisent ensemble. « La personne s’excuse pour le geste qu’elle s’apprête à faire. Souvent, le courrier est bref et ses mots sont simples », a-t-elle remarqué. « Je n’en pouvais plus, je souffrais trop », donne-t-elle pour exemple. Comme Dalida qui écrivait : « La vie m’est insupportable, pardonnez-moi », avant d’absorber une dose mortelle de barbituriques.

« La lettre rend l’événement peut-être plus « acceptable ». Si l’auteur y écrit que ce n’est pas de leur faute, elle permet de soulager les proches d’un sentiment de culpabilité. Et puis, avec un écrit, on peut se dire qu’il avait préparé sa mort et qu’il l’avait véritablement souhaitée, qu’il n’a pris sa décision sur un coup de tête », interprète Elisabeth Alliel Erzog.

Ma mère n’a laissé aucun mot d’explication, aucune excuse, aucun indice pour nous aider à comprendre et surmonter cette épreuve.

« Il [son mari suicidé qui s’est donné la mort en se jetant dans le vide, ndr] a été incroyablement généreux et bienveillant. Il a laissé des images, des souvenirs, des notes dans des cahiers, il écrivait beaucoup. Il a expliqué de manière assez simple : ‘Je n’y arrive plus, c’est trop dur, c’est de plus en plus dur et je ne vois pas comment ça pourrait être mieux' », raconte Florence Girod, reconnaissante.

« Ma mère n’a laissé aucun mot d’explication, aucune excuse, aucun indice pour nous aider à comprendre et surmonter cette épreuve », regrette en revanche Alizée. Le vide.

Mais parfois, la lettre anéantit un peu plus l’endeuillé, l’accable. Elisabeth Alliel Herzog se rappelle de certains courriers dans lesquels leurs auteurs avaient glissé des reproches ciblés, envers certains proches. « Je me souviens d’un jeune homme qui avait pointé ses parents pour la pression scolaire qu’ils lui infligeaient. Ce fut extrêmement violent pour eux », se rappelle-t-elle.

La reconstruction de ceux qui restent

« La première étape de ma reconstruction fut, je crois, de ne plus en vouloir à la terre entière et surtout à ma mère, analyse Alizée. Si elle n’y arrivait plus, ce n’était pas de sa faute. Ce n’est pas non plus de la nôtre, ça aussi, c’était important que je l’entende et l’accepte. Mon père me l’a souvent répété, ce qui a fini par me délivrer d’un immense poids. »

La reconstruction de l’autrice d’Avec toutes mes sympathies a débuté par cette pensée, qu’elle adresse directement à ce frère disparu : « Tu as sauté dans le vide parce que tu pensais que c’était la meilleure chose pour toi. »

Quant à ma grand-mère paternelle, éteinte en partie et à jamais par la mort d’un enfant qu’elle a fait naître, elle a bien sûr été suivie plusieurs années après le choc par un psychiatre et a même été hospitalisée. Mais paradoxalement, cette femme éteinte s’est reconstruite peu à peu en se montrant lumineuse. Surtout ne pas glisser : elle semble se l’être imposée. Toujours apprêtée, d’un vêtement coloré, de bijoux coordonnés, toujours souriante, prêté à danser et à crier à qui veut l’entendre – ou n’en a que faire -, ses infirmières, ses voisines, son boucher, à quel point elle se sent chanceuse d’avoir de « merveilleux enfants et petits-enfants ».  

Elle n’a pas passé sous silence la disparition de mon oncle, mais à trier les albums photos pour ne punaiser que les portraits sur lesquels il affiche un sourire aussi lumineux qu’elle. Son prénom, quand elle le prononce, n’est jamais un regret, un soupir.

Elle a choisi de se remémorer quarante années de souvenirs plutôt que la seconde du basculement.

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*À la demande de l’interrogée qui souhaite protéger sa famille, son prénom a été modifié.

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