Cinéma week-end. Manuel Chiche : "Le regard rivé sur son téléphone du matin au soir empêche de regarder le ciel"
Le distributeur et producteur dirige « The Jokers », petite société indépendante qui a vu ses efforts récompensés avec la Palme d’or de Parasite du réalisateur coréen Bong Joon-ho, à Cannes en 2019. « The Jokers » aurait dû passer un bon hiver, avec des films très attendus. Manuel Chiche évoque la crise, son métier, et la situation de ce secteur culturel aujourd’hui.
franceinfo : Combien de films avez-vous en attente ?
Manuel Chiche : Sur nos étagères, nous avons le second fils de Jérémie Guez, Sons of Philadelphia, qui devait sortir fin décembre. La Nuée, le premier film de Just Philippot, on en a profité pour faire le festival de Gérardmer, où il a reçu le prix du jury et le prix du public. Le très bon film Teddy de Ludovic et Zoran Boukherma, qui était au festival de Gérardmer, où il a eu deux prix également. On avait le film de Brandon Cronenberg, Possessor, qui a eu le Grand Prix de Gérardmer. Et la « ressortie » qu’on attendait beaucoup, In the Mood for Love, restauré en 4K. Donc tout ça, c’est sur les étagères. En fait, on attend ça un peu comme dans le désert des Tartares.
Est-ce qu’il y a déjà des discussions entre distributeurs pour éviter ce qui serait un embouteillage catastrophique pour les films à la réouverture des salles?
Il y a des discussions. C’est un peu comme l’enfer, c’est pavé de bonnes intentions, mais je pense que ça redeviendra assez facilement la loi de la jungle. On va dire que c’est la puissance du distributeur et le désir des spectateurs qui feront la différence.
Où en est votre structure, « The Jokers » ?
Elle s’est quand même fait baffer. Mais on a l’avantage d’avoir pu bénéficier du succès de Parasite qui nous a permis d’amortir le choc. On arrive un peu au bout de la trésorerie. On a bénéficié d’un PGE qui nous a pas mal aidés. Les dégâts, en plus d’être financiers, sont un peu psychologiques. Vous avez un métier que vous aimez, que vous adoreriez exercer. Heureusement que depuis, on a développé une activité de production et de développement qui n’est pas à l’arrêt, c’est ce qui nous maintient en éveil.
Est-ce que ça a un rapport avec le succès de Parasite ?
C’est totalement exact. On a découvert l’existence des « Jokers » six ans après leur création, grâce au succès de Parasite qui a bouclé la phase un des « Jokers ». L’idée avait toujours été de produire du cinéma français, si tant est qu’on rencontre des artistes qui nous intéressent. Il s’avère qu’en creusant un peu, on s’est aperçu qu’il y avait des voix assez singulières qui nous correspondaient, avec des visions pertinentes. On a rencontré des gens qui nous ont touchés, et on en a écarté pas mal, qui auraient peut-être été plus intéressants commercialement, mais moins intéressants artistiquement.
Dans cette période où les plateformes triomphent, est-ce que vous êtes profondément inquiet ou est-ce que vous vous dites que, de toute façon, il y a des révolutions technologiques comme ça qui n’empêcheront pas la création demain?
Je ne suis pas plus inquiet que ça de l’apparition des plateformes. Au contraire, je trouve très intéressant toujours de pouvoir découvrir des choses, quel que soit le lieu où vous situez. Je suis plus inquiet par une sorte de nivellement, de ce qu’on pourrait appeler, le goût par le bas. Et je n’ai pas envie que la génération d’adolescents et de jeunes adultes qui arrivent, pensent uniquement que le cinéma ou les séries télé, c’est ça.
On cherche toujours, c’est un peu une obsession, une espèce de synthèse entre le cinéma populaire et le cinéma d’art et essai, c’est-à-dire la fameuse voie du milieu où les films qui ont le cul entre deux chaises. C’est une voie qui m’intéresse. Et je pense que les films que l’on aura à proposer dans les années qui viennent, ont des choses intéressantes à démontrer, et des qualités artistiques indéniables.
Je trouve que, malheureusement, les réalisateurs reconnus qui ont fait des films pour ces plateformes ont été plus ou moins en roue libre, et ont effectivement fait leurs plus mauvais films pour ces plateformes. Disons que leurs moins bons films serait plus juste. Et ça, ça me gêne. Et c’est là qu’on voit quand même qu’un film pas produit, ça peut donner des choses pas toujours très bonnes.
L’une des clés, ce ne serait pas aussi de se poser la question de la vitesse, de l’accélération. Cette surabondance, c’est quelque chose qui vous touche ?
La surabondance me saoule parce que je n’arrive pas à suivre. Donc, de toute façon, je n’arrive pas à suivre, et je ne suis pas le seul. Je suis toujours gêné par le peu de temps de repos qu’on accorde à son cerveau. Le regard rivé sur son téléphone du matin au soir, empêche de regarder le ciel, et ne pas regarder le ciel, c’est arrêter de penser. Je pense que c’est quelque chose de très dangereux.
On ne sortira pas plus de films, mais on prendra toujours autant de temps pour travailler convenablement. Le temps de penser, c’est important pour pouvoir réfléchir sur ce qui nous entoure, et à quoi pourrait ressembler demain.
Si on n’arrête pas cette course en avant, demain ne ressemblera à rien, parce qu’on aura laissé de la terre brûlée derrière nous. Et ça, c’est quelque chose que je ne souhaite pas pour nos enfants.
Le site de The Jokers
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