"C'est comme la drogue" : Servane Heudiard raconte l'engrenage de l'addiction au sport

Tout démarre avec une offre d’emploi. Alors indépendante, Servane Heudiard se voit proposer par un éditeur d’intégrer une petite équipe comme salariée, dont les bureaux sont situés au coeur de Paris. Si l’opportunité, surtout par temps de pandémie, en ferait saliver plus d’un·e, pour l’autrice-traductrice-relectrice passionnée par son métier, c’est la panique.

Tout de suite, elle calcule les heures que lui prendrait le transport depuis la région parisienne et par conséquent, celles qu’elle devrait retirer de sa pratique quotidienne. Car voilà, la quadragénaire est bigorexique. Un terme méconnu qui désigne l’addiction au sport. Et contrairement à ce qui perdure dans l’inconscient collectif, n’a rien de positif, bien au contraire.

« Jamais personne ne jugera positivement le comportement d’un alcoolique ou d’un boulimique, alors que la quasi-totalité des gens sont admiratifs de me voir si souvent sur le vélo ou aller faire ma séance d’aviron quelle que soit la météo », constate-t-elle dans son premier chapitre. « D’ailleurs, nombre de fois, on me souhaite ‘bon courage’, alors qu’il ne m’en faut aucun : j’y vais par envie, par plaisir… et par besoin ».

Sensibiliser avant tout

Plutôt que de mentir à celui qui tente de l’embaucher, elle joue franc jeu sur les raisons de son refus. Le professionnel en voit l’occasion d’un livre. Servane Heudiard, elle, de sensibiliser à ce mal qui ronge plus de personnes qu’on ne le croit. Et notamment, des personnalités. Le footballeur-surfeur-commentateur Bixente Lizarazu, qu’elle mentionne dans son ouvrage, est l’un des rares sportifs à avoir mis des mots sur son besoin pathologique de se dépenser.

Commence alors l’écriture fastidieuse de pages à la première personne. De sa toute jeune enfance à sa vie d’adulte, l’autrice énumère les contextes, les craintes qui l’on lentement menée à cette « prison sans barreau » qu’elle ne souhaite pas quitter. Elle nous confie avoir dû s’arrêter deux fois dans le procédé, tant coucher sur le papier son parcours et les conséquences de cette dépendance est parfois douloureux. Tant les moments qu’elle évoque sont, dans son esprit, encore à vif.

« C’est une chose de dire que j’assume ma bigorexie », écrit-elle, « c’en est une autre de la regarder bien en face et d’en parler ouvertement avec force détails ». Pourtant, elle persévère. Tant mieux, son témoignage est essentiel, et réussit à mettre en exergue la dualité sournoise entre les bénéfices qu’elle tire de ses entraînements intensifs (qui ne visent toutefois pas la performance, insiste-t-elle, seulement les sensations) et leur penchant destructeur. Des analyses qui, sans aucun doute, parviendront à trouver destinataires.

Une addiction née d’un manque de confiance en soi

Après une description rigoureuse des raisons physiologiques qui peuvent pousser à tomber dans cet engrenage complexe, une « emprise » comme elle le formule elle-même, Servane Heudiard nous embarque dans son passé. Elle raconte comment, petite fille, elle n’a jamais trouvé sa place. Non pas au sein de sa famille aimante, mais auprès des enfants de son âge.

Son manque de confiance en soi, l’étiquette « fille de prof » qui la suit jusqu’au lycée d’une petite ville des Vosges, l’impression que beaucoup de ses camarades ne la fréquentent que par intérêt… Le bilan de ces années scolaires est lourd : elle sombre brièvement dans l’anorexie. D’ailleurs, aujourd’hui, elle l’affirme : bigorexie et troubles alimentaires sont intrinsèquement liés. « Je ne dis pas que tous les bigorexiques sont anorexiques au départ », nous précise-t-elle toutefois. Mais le « culte du corps » est très présent lorsqu’on veut qu’il fonctionne au maximum. Chez les hommes comme chez les femmes.

« Je fais encore très attention car il faut que j’alimente mes muscles correctement, il faut que je sache ce que je mange », nous explique-t-elle au téléphone. « C’est-à-dire pas de produits transformés, pas de restaurants – mais je n’aime de toute façon pas ça. En revanche, je ne vais pas calculer les calories ni peser mes aliments. C’est plus qualitatif que quantitatif ».

Très tôt, elle trouve refuge dans le sport. En s’inscrivant à l’équitation, au tennis, en préférant le vélo au bus et bien plus tard, en faisant une découverte qui va changer sa vie : l’aviron. « Ces parenthèses sportives me ressourcent psychologiquement et me permettent de m’épanouir pleinement physiquement. Elles me gardent d’aplomb, et c’est sans doute à partir de cette époque que j’intègre consciemment ou inconsciemment l’activité physique comme mon remède universel et ma plus grande force face aux épreuves ».

Et aussi, c’est un moyen pour elle de ralentir la féminisation tant redoutée de son apparence.

« Gommer mon corps de femme »

Adolescente, « je me démène pour faire oublier que je suis une fille », lâche-t-elle. Quelques lignes auparavant, elle cite encore son « déni de la féminité ». « Dans cette dépense physique intense et mon obstination à donner le meilleur de moi-même et ne jamais renoncer, je réussis aussi à mettre de côté la femme que je ne veux pas être », signe-t-elle. Un thème qui revient tout au long du livre, et qu’elle aborde avec nous. « Le sport me permet effectivement de gommer mon corps de femme », confie Servane Heudiard, sans nécessairement savoir d’où vient ce besoin.

Toujours est-il que ça lui pèse. Et encourage ses rendez-vous avec la nature, l’asphalte, l’eau. « C’est là où on rentre dans l’addiction, c’est comme l’alcool ou la drogue. On y va pour oublier ses soucis, puis un peu plus chaque jour, et on finit par tomber dedans ». Elle fixe le moment où sa passion pour l’activité physique a basculé vers la dépendance à ses premières expériences professionnelles « quand j’ai réalisé que me passer du sport était impossible ».

Au fil de son récit, on découvre comment elle a dû abandonner un boulot de jeune fille au pair par manque de sorties en plein air, ou encore son incapacité à accepter un salariat qui reviendrait à réduire ses sessions. Elle décrit aussi précisément les comportements « totalement ridicules » qu’elle peut avoir, et qu’elle a « toutes les peines à abandonner ». « Si je pars pour une séance de vélo de 3 heures ou 50 kilomètres, je suis capable de faire le tour du pâté de maisons à mon retour si mon compteur n’indique que 2h58 ou 49,5 km ! »

A ce sujet, l’autrice détaille également comment, pendant le confinement, nombreux·ses se sont amusé·e·s des « exploits » de l’Italien « qui a couru un marathon autour de sa table de cuisine », de « Mélinda Morelle (championne d’ultratrail, ndlr) qui a fait presque 700 fois le tour de son jardin pour cumuler 85 kilomètres, équivalent de son numéro de département ». Ou encore d’une de ses connaissances, qui a accompli 100 kilomètres de vélo dans le parking souterrain de son immeuble en enchaînant les allers-retours de 200 mètres. Elle, s’est contentée de rouler sur son modèle d’appartement, acheté in extremis en mars de l’année dernière.

« Au lieu de trouver [ces performances] démentes, peut-être avez-vous, au contraire, ressenti de l’admiration pour leurs auteurs ». Une réaction problématique et ordinaire qui, elle l’épingle, participe à ne pas saisir les vrais dangers de ce fléau.

« Intoxiqué au sport comme on le serait avec la cocaïne »

« Le problème, c’est que la bigorexie est ingérable : on devient intoxiqué au sport comme on le serait avec la cocaïne », compare-t-elle dans l’ouvrage. « Il en faut toujours plus, et si l’on n’a pas sa dose, on se retrouve dans une situation de manque comparable à celle d’un fumeur qui n’aurait pas sa cigarette adorée du matin. Fébrilité, irritabilité, incapacité de se concentrer pleinement sur nos autres activités tant n’avoir pas fait notre séance de sport nous obsède ».

Plus loin, elle rapporte une anecdote parlante. Le jour du mariage de sa soeur, lorsqu’elle s’est éclipsée par le dernier train juste avant le dîner pour être apte à s’entraîner au club d’aviron qu’elle côtoie à 8 heures le lendemain, quand elle avait déjà ramé une heure le matin-même. « Je suis très proche de ma famille affectivement, mais éloignée physiquement » à cause de ce besoin physique, déclare-t-elle lors de notre échange.

D’autres événements personnels lui font réaliser qu’il fallait que les choses changent. Trois accidents notamment, survenus en pleine pratique, après lesquels elle décide d’appréhender ses entraînements différemment : en capitalisant sur le plaisir plus que la souffrance de l’effort.

Désormais, elle se considère comme « bigorexique raisonnable » – même si elle admet volontiers que pour une addiction, le terme est discutable. « Tous les comportements dangereux que j’avais, de sortir dans des conditions difficiles, quand on est très fatiguée, je ne les ai plus. Aujourd’hui j’ai encore besoin de pratiquer au quotidien, mais quand je sens que le corps ne peut pas, que la météo est dangereuse, je ne le fais pas ».

D’ailleurs, si s’en défaire n’est pas possible, pour « toutes les choses qu’elle [lui] apporte », reconnaître sa bigorexie et « savoir la gérer » est une étape non négligeable, qu’elle conseille de franchir. Pour ce faire, Servane Heudiard avise aux concerné·e·s, entre autres, de ne pas faire la sourde oreille, de s’analyser de manière objective et de respecter les prescriptions médicales. Mais ce n’est pas tout. Elle recommande aussi à ceux et celles qui croisent ces sportif·ve·s de l’extrême de ne plus louer leurs exploits, mais plutôt invite à les faire s’interroger avec bienveillance. « On dit à quelqu’un qui fait des efforts alors qu’il est blessé qu’il est ‘courageux’, au lieu de lui dire que c’est complètement dingue et qu’il devrait rester chez lui. »

Un chemin qui s’annonce sinueux, mais qui, assurément, mènera à une guérison salvatrice.

Bigorexie, ma prison sans barreau (ed. Amphora), de Servane Heudiard. 213 p. 17,50 euros

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