Ce que vivent vraiment les mères
« Montrez-moi une femme éduquée qui décide d’avoir sept, huit, neuf enfants ». Cette phrase d’Emmanuel Macron, prononcée en septembre 2018 lors d’une conférence organisée par la Fondation Bill & Melinda Gates, recèle beaucoup de sujets liés à la maternité contemporaine. Les enfants comme entraves sur la voie de l’autonomisation, le conflit avec le travail, et aussi une forme d’indécence à commenter avec l’air de l’évidence des choix aussi intimes qu’en avoir ou pas, et si oui, combien.
Bien sûr, le président de la République parlait des femmes africaines dont il supposait qu’elles n’avaient pas ce choix. Mais des mères de famille nombreuse du monde entier ont réagi, indignées, en postant sur Twitter des photos de leur progéniture, diplômes à l’appui. Qu’elles ne veuillent pas d’enfant (comme un quart des femmes nées après 1970) ou pas encore, qu’elles en veuillent un seul (ou 1,93, comme la moyenne des Françaises) ou « sept, huit, neuf »… il semble que les femmes, sur le sujet de la maternité, doivent perpétuellement se justifier. Alors que nous sommes en train de repenser les termes du consentement sexuel, il est étonnant que la maternité, sujet de pression pour les femmes s’il en est, échappe encore au questionnement.
« Est-ce que je veux des enfants parce que je veux être admirée comme le genre de femme admirable qui a des enfants ? Parce que je veux être vue comme une femme normale, ou parce que je veux être une femme de la meilleure espèce, dotée non seulement d’un travail, mais aussi du désir et de la capacité d’élever, d’un corps qui peut faire des bébés, et être quelqu’un avec qui une autre personne a souhaité faire des enfants ? » Dans son essai Motherhood, l’écrivaine canadienne Sheila Heti se posait, à l’aube de ses 40 ans, la question d’avoir ou non un enfant. Si les hommes pouvaient créer la vie, ce serait la question centrale de la philosophie, lui dit une amie.
L’image de la mère parfaite que diffusent les réseaux sociaux, c’est un esclavage d’un autre genre
Mais les philosophes ont réglé cette question très tôt : « Dès les origines, avec Aristote, la maternité est définie comme une fonction naturelle impliquant de cantonner les femmes au foyer, explique Camille Froidevaux-Metterie, professeure de science politique1. Cette conception d’un destin maternel sera transmise jusqu’à nous sous la forme du partage privé-féminin versus public-masculin. »
Une exaltation sociale de la maternité
Or depuis qu’il est entendu que les femmes peuvent maîtriser la procréation, et qu’elles sont affranchies en théorie de leur fonction maternelle, les injonctions à être mère persistent et mutent. Nous assistons à ce que la sociologue britannique Angela McRobbie a décrit comme l’intensification néolibérale de la maternité : la diffusion d’un modèle de maternité parfaite et compétitive. « A un moment où le féminisme (sous diverses formes) est réintégré dans la culture politique et la société civile, il y a, comme pour contrecarrer cette menace, une amplification du contrôle des femmes, principalement par des moyens corporels, de manière à assurer le maintien des relations de pouvoir existantes », écrit-elle dans ses Notes sur la perfection.
« C’est un immense paradoxe, analyse Camille Froideveaux-Metterie. D’un côté, la possibilité de faire le choix de n’être pas mère, de l’autre une exaltation sociale de la maternité, qui fait défiler les #happymum sur les réseaux sociaux. Cette image de la mère parfaite est un esclavage d’un nouveau genre. »
Laura, mère d’Emilie-Jade (à gauche) et Emmanuelle, mère d’Ava et d’Edmée (à droite) – DR
Pour savoir ce qu’il se passe derrière, il faut détourner le regard et se pencher sur l’incroyable vitalité littéraire du thème de la maternité. Lire, par exemple, l’essayiste britannique Jacqueline Rose, qui écrit dans Lettre ouverte à toutes les mères2 : « L’acuité et la rage des mères sont l’un des secrets les mieux gardés de notre époque. Je n’ai jamais rencontré une seule mère (moi incluse) qui ne soit pas infiniment plus complexe, critique, en décalage par rapport aux clichés qu’elle est censée incarner sans effort, qu’elle est encouragée – ou plutôt, éduquée – à penser. »
Face au dilemme qui l’habite, Sheila Heti note dans la catégorie des « contre » une grande différence entre avoir et faire des enfants.
Faire des enfants, c’est-à-dire les éduquer, se sacrifier, puisque c’est ce que l’on demande aux mères, tout ce qu’il se passe une fois qu’on a eu ces enfants. Comme le dit l’historienne Yvonne Knibiehler3 : « Les tâches dites maternelles, c’est un véritable travail, pénible, lourd matériellement, chargé de responsabilités écrasantes moralement. Il faut veiller à son éducation, pour qu’il devienne un bon citoyen, construire des relations sociales, avec les médecins, les enseignants… C’est un monde à transformer. »
65 % du travail familial effectué par les femmes
Or les mères sont encore les grandes perdantes de la parentalité. « Maintenant que la carrière des femmes ressemble de plus en plus à celle des hommes avant d’avoir des enfants, la chose qui reste, c’est bien cela : la maternité, disait l’économiste Camille Landais dans L’Express. Au moment de l’arrivée des enfants, il y a un changement massif du comportement des femmes sur le marché du travail, et quasiment aucun pour les hommes. » Et même quand la femme est mieux rémunérée, c’est elle qui aménage son temps de travail.
Résultat, selon le dernier bilan de l’Observatoire français des conjonctures économiques : le temps que les femmes actives consacrent à leur activité professionnelle représente en moyenne 67 % de celui des hommes. Elles gagnent en moyenne 25 % de moins que les hommes. Et effectuent 65 % du travail familial.
« Les employeurs ont longtemps ignoré la vie familiale, en raison de l’ancien partage, femme au foyer, hommes au travail, rappelle Yvonne Knibiehler. Elles ont dû se couler dans le moule du travailleur masculin, faire comme si leur foyer, leurs enfants ne comptaient pas. La question à poser à ce sujet, c’est : est-ce que ce scrupule doit être une affaire privée, ou une affaire sociale ? C’est là-dessus qu’il faut réfléchir. Pourquoi cette culpabilité repose sur la mère, alors qu’elle devrait reposer sur toute la société ? »
La culpabilité est toujours la grande affaire des mères, y compris de celles qui n’ont pas d’emploi, pas d’alibi. Une étude menée par la psychologue américaine Paula Caplan révélait que sur cent vingt-cinq articles parus dans des grandes revues de psychiatrie américaine, soixante-douze pathologies (allant de l’incontinence nocturne à la schizophrénie en passant par l’inaptitude à gérer le daltonisme) y étaient imputées aux mères. « La malédiction de la psychanalyse, “tout est joué avant 3 ans”, je la connais par cœur. Elle pèse sur moi vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sur moi seule forcément puisque j’ai la charge totale de l’enfant », écrivait Annie Ernaux4.
Les femmes ont dû se couler dans le moule du travailleur masculin, faire comme si leur foyer, leurs enfants ne comptaient pas.
La journaliste Titiou Lecoq, qui a raconté dans une vidéo pour L’Obs comment, dans l’espoir de faire plier son conjoint, elle avait refusé d’emmener leur fils chez le pédiatre, parce que ce n’était « pas son tour », a déchaîné une vague de haine sur Twitter. « Retirez-lui son enfant », écrivaient des inconnus groupés en meute pour l’occasion. La responsabilité du père ? Inexistante, visiblement. On est en 2018 et c’est toujours la faute des mères.
Dans La femme gelée, Annie Ernaux décrivait sa suffocation de mère prise dans « l’aventure molle » de la maternité : « Le linge à trier pour la laverie, un bouton de chemise à recoudre, rendez-vous chez le pédiatre, il n’y a plus de sucre. L’inventaire qui n’a jamais ému et ni fait rire personne. Sisyphe et son rocher qu’il remonterait sans cesse, ça au moins quelle gueule, un homme sur une montagne qui se découpe dans le ciel, une femme dans sa cuisine jetant trois cent soixante fois par an le beurre dans la poêle, ni beau ni absurde, la vie Julie. » La charge mentale avant l’heure.
En 2018, elle s’est augmentée d’un facteur diabolique : « la connexion », dit la psychiatre Aurélia Schneider5. Celle qui fait qu’on se compare, corps et intérieurs parfaits. Qu’on envoie, reçoit, attend un message en permanence, surveille les enfants. Angoisses supplémentaires, la vie, Julie. « Dans mes consultations, poursuit la Dre Schneider, il arrive qu’on traite de tâches ménagères et d’heure de passage de la femme de ménage… Des patientes me disent : “C’est dingue d’aller voir un thérapeute pour ça !” Mais ça occupe un espace psychique. C’est une case dans votre tête qui, au lieu d’être libre, est occupée par ça. »
Eléonore, mère d’Achille et d’Ulysse (à gauche) et Stéphanie, mère d’Alice et d’Anatole (à droite) – DR
La mère se diffracte
Les mères pourraient lâcher un peu sur le perfectionnisme, soit. Que reste-t-il ? Une somme non négociable de choses à accomplir. La charge mentale est-elle irréductible ? Est-elle un corrélat de la parentalité ? « Il y a un problème individuel, mais bien sûr qu’il y a aussi un problème sociétal : le congé de paternité est court, il n’est pas souvent pris, et il concerne les pères avec les mères. Le jour où le congé sera vécu par le père seul avec l’enfant, et que la mère sera repartie au boulot, là on verra changer les choses. En attendant, il y a du travail à faire au sein du couple, afin de responsabiliser l’autre. Mais c’est vrai que ça bute parfois douloureusement : il y a des mecs qui ne veulent pas en foutre une, même des jeunes ».
Selon Yvonne Knibiehler, « les femmes voient la maternité sous l’angle de la vie privée. Elles doivent comprendre que c’est aussi une fonction citoyenne. On ne fait pas des enfants pour soi, on les fait pour eux et pour la collectivité. Les mères ne sont pas coalisées, sauf pour échanger des recettes de cuisine ou des anecdotes. Il faut éclairer les hommes et les femmes sur l’aspect politique de la parentalité. C’est aux parents eux-mêmes d’imposer politiquement les réformes. »
Cette demande paraît presque anachronique au regard de ce que devient la famille. La mère se diffracte, on peut en avoir deux, on peut aussi, d’une tout autre façon, en avoir trois : celle qui a le désir d’enfant, celle qui le porte et celle qui a anonymement offert (ou, plus vraisemblablement, vendu) ses ovocytes. On peut aussi ne pas en avoir. Les hommes sont maintenant autorisés à avoir des enfants sans mère – par adoption : c’est la fin du monopole maternel. « C’est une vraie révolution anthropologique : la déféminisation de la procréation et l’universalisation du projet parental », juge Camille Froideveaux-Metterie.
Dans Les argonautes6 , l’écrivaine américaine Maggie Nelson raconte une famille en train de naître. Il y a le bébé qu’elle porte, grâce à un donneur, Harry, son compagnon gender fluid, né femme, et le fils que ce dernier a eu avec une autre femme. Le succès du livre traduit quelque chose de la mutation en cours : la plasticité de ce qui fait famille, en même temps que la transcendance de l’amour des parents pour un enfant. Rendues par la grâce de la littérature, ces joies de la maternité, celles qui ne s’instagramment pas. Ce monde un peu transformé par l’amour qu’on porte à un enfant.
« J’ai bricolé, hébergé quelqu’un contre des gardes. »
Le témoignage de Laura, 42 ans, comédienne et auteure, mère d’Emilie-Jade, 15 ans
« J’ai quitté le père de ma fille avant mon accouchement. Je l’ai élevée seule, je n’ai jamais demandé d’aide, son père n’en a pas proposé jusqu’à il y a deux ans. Au début, je travaillais en la gardant, et je l’emmenais si je jouais le soir. Ensuite, je l’ai mise à l’école Montessori, que je me suis débrouillée pour payer. Mes parents l’ont assez peu gardée, mes amis et voisins, énormément. J’ai bricolé, hébergé quelqu’un contre des gardes… J’ai organisé ma vie autour de ma fille et de mon métier, qui est important pour moi. J’ai travaillé jour et nuit, cumulé les boulots, pas pris de vacances. Je me suis un peu ruiné la santé et le sommeil.
Mais je l’ai élevée comme je voulais, et je suis fière de l’adolescente lucide et honnête qu’elle devient. Ça veut aussi dire que personne ne m’a empêchée de faire certaines erreurs, et le défi c’est d’accepter ses critiques sans me justifier. Et aussi que je ne peux pas compenser l’absence de son père. J’essaie de ne pas reproduire les erreurs de mes parents. Ma vie sentimentale a été intermittente. Depuis trois ans, j’ai un nouveau compagnon. Je vis avec lui et ma fille, c’est plus facile. Une nouvelle histoire : celle d’une famille recomposée ».
« Mon rôle, c’est de rendre mes enfants heureux. »
Stéphanie, 26 ans, dans la restauration, mère d’Alice, 4 ans, et d’Antoine, 17 mois
« Ma mère m’a eue à 19 ans. J’ai une sœur plus jeune, dont je me suis beaucoup occupée. J’ai rencontré Jérémie à 16 ans, on s’est installé après le bac. J’ai lâché mes études et dès qu’on a travaillé on a eu Alice, j’avais 22 ans. Mon rôle, c’est de rendre mes enfants heureux. Et qu’ils soient bien éduqués. La mère est plus présente pour son enfant, elle a l’instinct de ce qu’il faut faire : tenir et rassurer un nouveau-né, la relation avec la maîtresse, les rendez-vous médicaux, les câlins… Mais sur leur éveil intellectuel et ce qu’on veut pour eux, Jérémie est aussi investi que moi. J’ai pris un congé de deux ans pour Antoine, et pour Alice, je ne m’étais arrêtée que six mois, c’était trop court. Le plus difficile c’est de répondre à tout en même temps : les bobos, les joies, la maison, les rendez-vous… que tout soit parfait.
Du coup, je suis fatiguée, parce que je fais tous les jours la même chose, c’est usant. J’aime être avec mes enfants, mais t’as parfois le sentiment d’être robotisée. J’ai l’impression qu’avant les mères se prenaient moins la tête. J’aurais aimé être mieux encadrée quand je suis rentrée de la maternité, et je rêve d’un temps partiel pour profiter de mes enfants. »
« Après la naissance de la seconde, je me suis mise au jogging pour sortir de la maison. »
Emmanuelle, 46 ans, négociatrice chez un éditeur, mère d’Ava, 8 ans, et d’Edmée, 5 ans
« Je suis très confiante dans ma capacité à être mère. Je suis fille unique, élevée par une mère seule. Entre Ronan, mon compagnon, et moi, les rôles sont complémentaires, j’apprends à mes filles des choses concrètes – se laver, s’occuper d’elles-mêmes, ranger – et je fais des câlins, Ronan leur transmet sa curiosité pour le monde, la nature, le jeu… Je leur inculque l’équité, l’égalité, que chacun est maître de son corps, surtout depuis #MeToo. Ronan s’occupe des repas et des trajets, mais organiser les vacances, faire les valises, gérer le linge ou l’administratif, c’est moi. Il m’aide, mais seulement si je le demande. C’est vrai, je n’ai plus vraiment de temps pour moi, sauf dix jours par an, lorsque Ronan part en vacances avec les filles.
Après la naissance de la seconde, je me suis mise au jogging pour sortir de la maison. Et on a décidé de ne pas avoir de troisième enfant. Déjà quand ils sont petits, t’as plus un instant pour toi, et en plus, ça coûte cher, la garde… Mais être mère me comble profondément, je me pince encore que ces deux petites filles soient les miennes. «
« Quand tu dors mal, tu es obligée de renoncer à sortir, et je l’ai très mal vécu. »
Eléonore, 40 ans, avocate, mère de Mila, 11 ans, Achille, 9 ans, et Ulysse, 3 ans
« J’ai eu l’impression qu’être mère était inné pour moi. Sans doute parce que j’ai été élevée dans la confiance par ma mère et ma grand-mère, et que j’ai répliqué ce que j’avais reçu d’elles. Avec mes enfants, je suis très affectueuse, dans la communication. Mais je suis aussi assez autoritaire et intransigeante quand leur positionnement ne me semble pas en accord avec les valeurs de la famille. Mes enfants ont une capacité à me faire tout oublier, mais j’ai connu des moments de grande solitude : par exemple, leurs réveils nocturnes, qui entraînent des crispations vis-à-vis d’eux et dans le couple. Ça a pesé des années sur ma vie sociale, car quand tu dors mal tu es obligée de renoncer à sortir, et je l’ai très mal vécu.
Il y a aussi un équilibre à trouver quand on est mère, femme, épouse, avocate, qui est précaire. L’an dernier, j’avais des difficultés au travail et je ne trouvais plus l’énergie pour m’occuper, en plus, de la rentrée des classes. J’ai été débordée, malgré le fait que j’emploie une personne pour s’occuper des sorties d’école et de la maison. Tout ça, je m’en rends compte après. Pendant, je serre les dents. J’ai un mari très impliqué, très paternel. C’est l’un des grands progrès de notre époque, même si la charge mentale pèse plus sur moi que sur lui, mais c’est aussi parce qu’il a une meilleure capacité à lâcher prise que moi ».
Témoignages recueillis par S. D.
1. Auteure de Le corps des femmes, la bataille de l’intime, éd. Philosophie Magazine. 2. Ed. Autrement. 3. Auteure de Reformer les congés parentaux, éd. Presse de l’EHESP, 2019. 4. Dans La femme gelée, éd. Folio. 5. Auteure de La charge mentale des femmes, éd. Larousse. 6. Ed. du Sous-sol.
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