Ce que nous apprend l'enquête "Désir noir" sur le féminicide de Marie Trintignant et la violence de Bertrand Cantat
Presque vingt ans. Le 1er août 2003, Marie Trintignant décédait à l’âge de 41 ans, après avoir été rapatriée dans le coma à Neuilly-sur-Seine, depuis Vilnius, en Lituanie. Elle y passait l’été, pour le tournage du téléfilm Colette, réalisé par sa mère, Nadine Trintignant. L’actrice y tenait le rôle-titre, celui de la célèbre romancière.
Le leader du groupe de rock Noir Désir l’avait rejointe à Vilnius. Et dans leur suite, la numéro 35 de l’hôtel Domina Plaza, il lui assénait dix-neuf coups dans la nuit du 26 au 27 juillet 2003. Marie Trintignant tombait, inanimée. Elle décèdera d’un œdème cérébral trois jours après avoir été ainsi frappée.
Ce soir-là, elle avait reçu un message de Samuel Benchetrit, son mari – dont elle est séparée depuis quelques mois -, père de leur fils Jules Benchetrit, et, en l’occurrence, réalisateur de Janis et John, film dans lequel elle a joué le rôle principal, celui de Janis Joplin, en binôme avec François Cluzet, son ex-conjoint et père de leur fils Paul Cluzet, dans le rôle de John Lennon.
Ensemble, ils devaient assumer la promotion du film à la rentrée. Samuel Benchetrit le lui rappelait dans un SMS : « Chère petite Janis », en clin d’œil à son personnage. Quelques mots qui auraient déclenché la colère de Bertrand Cantat, que Samuel Benchetrit s’interdit de nommer (et ne nomme pas une seule fois) dans son récit La nuit avec ma femme (Plon, 2016).
Un nouveau livre vient de paraître, le 15 mars 2023 aux éditions Flammarion, sur cette nuit, mais aussi, sur l’avant comme l’après. Journaliste au Point, Anne-Sophie Jahn a enquêté durant six ans autour de la mort de Marie Trintignant. Dans Désir noir, elle pointe la grave erreur de la presse d’alors : celle d’avoir présenté ce crime comme « passionnel » – vieux mythe misogyne -, de l’avoir presque excusé, comme s’il s’agissait d’un « accident ». « La mort de Marie Trintignant n’est pas un accident », martèle-t-elle dès le sous-titre de son ouvrage.
Le harcèlement et la possessivité de Bertrand Cantat
L’autrice a interviewé plusieurs membres de l’entourage de Marie Trintignant, et d’autres sources proches du rockeur ou de l’enquête, afin de réinscrire ce crime dans son contexte et faire réaliser qu’il s’agit précisément d’un féminicide.
Même si, en 2003, on ne parle pas encore de féminicide en France. Il est pourtant le féminicide le plus connu des Français·es, du fait de la notoriété de la victime comme du bourreau, comme le rappelait aussi la journaliste Laurène Daycard, autrice de Nos absentes. À l’origine des féminicides (Seuil), lors d’une interview accordée à Marie Claire en janvier 2023.
Anne-Sophie Jahn démontre là que le féminicide de Marie Trintignant est emblématique des mécanismes qui mènent à ce type de crime. Un crime de possession.
Dans cette enquête à la première personne, elle révèle notamment l’inquiétude de l’entourage de Marie Trintignant, quant à la possessivité de cet amant, avec qui elle entretient une relation depuis l’année précédant cette nuit de violence extrême – racontée en détail dans l’ouvrage en quelques pages difficiles à lire.
« Nous avons perçu avec un certain malaise sa violence rentrée, son caractère possessif. C’était un type dangereux et à l’époque, plein de gens le savaient. (…) Moi, je l’avais dit à Marie : ‘Fais attention, je pense que c’est un mec pas simple' », confie à la journaliste l’actrice Zoé Chauveau, meilleure amie de Marie Trintignant lorsqu’elle rencontre le partenaire de celle-ci au printemps 2003.
Sur le tournage de Colette, Bertrand Cantat, qui ne devait initialement pas être présent, demande à Nadine Trintignant si sa fille a déjà été amoureuse, révèle la reporter qui s’est entretenue avec cette dernière. « J’espère ! Avoir quatre enfants [Marie Trintignant a eu quatre fils de quatre pères différents, ndlr] sans être amoureuse, ce serait bizarre et pas mal triste, non ? », rétorque-t-elle.
Comme elle le relate à l’autrice, sa fille aurait été furieuse de sa réponse et lui aurait alors interdit de parler à Bertrand Cantat de ses histoires d’amour passées, comme si elle craignait une violente réaction. « Pour Nadine, l’instinct de possession, c’est le contraire de l’amour », écrit Anne-Sophie Jahn.
Quand les gens appellent cinquante fois de suite, c’est du harcèlement. Je me suis dit qu’il devait être très jaloux, narcissique.
Pierre Salvadori, réalisateur de Comme elle respire et Cible émouvante, dans lesquels Marie Trintignant joue, raconte à la journaliste un repas entre l’actrice et lui avant son départ pour ce tournage à Vilnius. Au cours de ce dîner, Bertrand Cantat avait appelé à d’incessantes reprises Marie Trintignant. « Quand les gens appellent cinquante fois de suite, c’est du harcèlement. Je me suis dit qu’il devait être très jaloux, narcissique. Il y avait là tous les signes d’une relation toxique : culpabiliser l’autre, les éternelles confrontations », liste-t-il.
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Marie Trintignant, isolée
Plusieurs témoignages récoltés par l’écrivaine pointe également l’isolement de Marie Trintignant, les mois et les jours avant d’être battue à mort. Nadine Trintignant d’abord, trouvait que sa fille voyait de moins en moins ses amis. Puis, sur le tournage de Colette, plusieurs membres de l’équipe du film familial ont ressenti cette anormale mise à l’écart.
Pour Francois Catonné, le chef opérateur, « clairement, cet isolement ne venait pas de Marie parce qu’elle avait une relation très forte avec sa mère ». C’est Bertrand Cantat qui tentait de l’éloigner de ses proches, d’après lui. Après une journée de tournage, le chanteur venait chercher sa compagne et « l’emmenait loin de nous », rembobine-t-il entre ces pages.
Anne-Sophie Jahn a également interrogé dans le cadre de cette enquête Ruta Latinyte, à l’époque étudiante de 19 ans et petite-amie de Vincent Trintigant – le frère de la victime -, aussi actrice dans ce film. « Les gens qui la connaissaient disait qu’elle n’était pas vraiment comme d’habitude. Elle était toujours un peu triste », se remémore la Lituanienne, qui s’exprime sur cette affaire pour la première fois.
Les gens qui la connaissaient disait qu’elle n’était pas vraiment comme d’habitude.
« Après ce film, je vais arrêter de tourner pendant deux ans« , avait annoncé quelques temps avant ce tournage Marie Trintignant à sa mère, se souvient cette dernière. Un autre indice de l’isolement de la victime.
Dans Désir noir, un SMS de la comédienne envoyée à sa mère le 14 juillet 2003 en début de soirée est aussi retranscrit : « Sois sage ô ma douleur, et tiens-toi plus tranquille ». Ces vers empruntés à Charles Baudelaire (Recueillement, Les Fleurs du mal), Marie Trintignant les signe « Fifille battue. ».
Si Nadine Trintignant pense alors que son enfant lui envoie ce message pour lui signalait qu’elle lui en « demandait trop » sur ce tournage, sa signature, « fifille battue » lui revient à l’esprit à l’hôpital, lorsqu’elle se retrouve au chevet de sa fille inconsciente. Marie Trintignant lui avait-t-elle adressé un SOS ?
Nadine Trintignant confie aussi à l’écrivaine lui avoir une fois demandé si elle était heureuse avec Bertrand Cantat. Au « oui » de Marie, elle avait rapidement changé de sujet de discussion. Un regret éternel.
Bertrand Cantat, violent auparavant et protégé par le silence
Pour ce crime, Bertrand Cantat a été condamné à huit ans de prison. Il n’en fera que quatre, les remises de peine ayant été appliquées. 14 mois à la prison de Vilnius, le reste à la maison d’arrêt de Muret, près de Toulouse, et de ses proches. Libéré sous contrôle judiciaire, il sort de prison le 16 octobre 2007.
Le 28 juillet 2010 lui est signifiée la fin de son contrôle judiciaire. Cette année-là, six mois plus tôt, son ancienne épouse et mère de ses deux enfants, Krisztina Rady, est retrouvée morte à son domicile. La femme de lettres et de théâtre hongroise s’est suicidée.
Krisztina Rady était mariée à Bertrand Cantat depuis une décennie au moment du féminicide. Elle était enceinte de leur deuxième enfant lorsqu’il a rencontré Marie Trintignant, un an avant de la tuer.
En novembre 2017, déjà, Anne-Sophie Jahn avait dévoilé dans les colonnes du Point que Krisztina Rady avait menti au moment du procès, en Lituanie, lorsqu’elle affirmait que l’accusé n’avait jamais été violent avec elle. C’est un membre de Noir Désir,qui a anonymement révélé à la journaliste ce pacte entre le groupe de musique et l’épouse de leur chanteur : garder le silence, parce qu’elle ne voulait pas que ses enfants sachent la violence de leur père. D’après cette même source de Noir Désir, encore anonyme à ce jour,Bertrand Cantat aurait aussi frappé une ancienne conjointe et tenté d’étrangler une autre partenaire encore.
À la suite de ces révélations, Bertrand Cantat avait attaqué diffamation Anne-Sophie Jahn et Le Point. Un procès perdu en janvier 2020.
On a eu des tas de renseignements comme quoi c’était un homme violent. Mais son entourage a fait bloc.
L’autrice précise que Krisztina Rady, frappée plusieurs fois par le rockeur, avait même été une fois hospitalisée. Elle relaie également, dans cet ouvrage, le témoignage d’un ancien co-détenu de Bertrand Cantat. « J’ai assisté, comme les détenus et les surveillants, à ses colères-monstres au parloir. [Krisztina Rady] partait en larmes avec les enfants. Il lui donnait des ordres », a-t-il partagé à la journaliste il y a quelques années.
L’ex-avocate et militante féministe Yaël Mellul s’est battue et a déposé plainte sur plainte pour que la responsabilité du chanteur et de ses violences soient prises en compte comme un motif du suicide Krisztina Rady, qu’elle qualifie de « forcé ». Le parquet de Bordeaux a rouvert l’enquête le 4 juin 2018. Depuis le 30 juillet 2020, le Code pénal punit de dix ans d’emprisonnement et à 150 000 euros d’amende le harcèlement conjugal qui conduit une victime à se suicider ou à tenter de se suicider.
Bertrand Cantat a ainsi été protégé : par le mutisme de ses collègues, celui de la mère de ses enfants. Et certainement par celui de plus de sujets encore. L’avocat de Nadine Trintignant, Me Kiejman, a assuré à la journaliste avoir reçu des appels de personnes qui se déclaraient prêtes à témoigner de la violence de la star des années 2000.
Pourtant, lorsque les enquêteurs les interrogeaient, elles affirmaient l’inverse. Une preuve de l’omerta que faisait régner le cercle proche de l’artiste, selon cet avocat, mais aussi, selon un policier qui travaillait sur cette enquête, interviewé dans le livre. « On a eu des tas de renseignements comme quoi c’était un homme violent, affirme-t-il. Mais son entourage a fait bloc en disant : c’est un ange ». Un silence complice, coupable, dénoncé et brisé par la plume d’Anne-Sophie Jahn.
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Désir noir de Anne-Sophie Jahn, éditions Flammarion, 217 pages
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