Camille Kouchner : "J'ai parlé parce que je n'avais pas le choix, ça s'est imposé"
Dans notre société où dénoncer l’inceste et la pédophilie reste tabou, elles ont osé briser l’omerta. Andréa Bescond, avec un film, Camille Kouchner, avec un livre, partagent la même force de vie et la volonté de faire évoluer la loi.
Depuis que son livre est sorti, ce qu’il se passe «dans le réel» lui est devenu très dur à supporter. Il y a dix jours, nous rencontrions Camille Kouchner aux côtés d’Andréa Bescond. À 45 ans, la première venait de publier La Familia grande (Éditions du Seuil) parce qu’elle ne pouvait plus se taire. En écrivant comment son frère jumeau était abusé sexuellement par son beau-père, elle a provoqué l’onde de choc de ce qu’on appelle désormais l’affaire Duhamel. Pendant des années, pourtant, elle n’a «rien compris» de ce qu’il se passait dans la chambre d’à côté. Parce qu’elle était sous emprise. Sous emprise, la réalisatrice Andréa Bescond l’a été longtemps, elle aussi. Violée dès l’âge de 9 ans par un ami de ses parents. Elle en a fait un seul-en-scène puis un film, Les Chatouilles, en 2018. Toutes les deux ont eu le courage de briser le lourd silence des années plus tard, faisant fi du tabou, de l’omerta et du regard, redoutable, de leur propre mère.
Madame Figaro. – Vous avez été capable de prendre la parole des années après les faits, pour vous, pour votre reconstruction, mais aussi pour les autres. Comment s’élabore ce courage qui consiste à se «lever seule» ? Où avez-vous puisé votre force ?
Camille Kouchner. – C’est très étrange, mais j’ai l’impression que le courage, c’était avant. Toutes les années qui viennent de passer, il fallait du courage pour les supporter. Pour moi, prendre la parole relève plus de la nécessité. J’ai parlé parce que je n’avais pas le choix. Ça s’est imposé, ce n’était pas rationnel, je n’ai rien construit. À un moment, c’est même physique, je ne peux plus me taire. Je ne peux plus être clivée, je ne peux plus rester dissociée face à mes enfants, ou alors j’aurais l’impression de perpétuer la chose. Quand ma mère est morte (Évelyne Pisier, en 2017, NDLR), je n’avais plus aucune raison de me taire. Ce n’était pas une bonne raison, mais j’ai mis longtemps à le réaliser.
Andréa Bescond. – Oui, le courage, c’est d’avoir survécu, d’être encore debout aujourd’hui après avoir subi tout ça toute seule, qu’on soit victime ou victime collatérale, dans ces familles incestueuses. Casser le fil est courageux, partager avec la société ce «colis qui pue», dont on sait que beaucoup d’autres familles ont le même à la maison, c’est courageux. Mais avoir réussi à se construire malgré ça, ça l’est encore plus.
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Ce courage est né après un long silence. Une constante dans les violences intra et parafamiliales : dès la première seconde, on peut parler, mais on ne le fait pas. Pourquoi ?
A. B. – «Pourquoi t’as pas parlé tout de suite ?» est quelque chose qu’on nous reproche constamment. Il y a des explications rationnelles comme la culpabilité, la honte, la manipulation de l’agresseur qui va vous dire «si tu le dis, tes parents ne t’aimeront plus» ou «je fais ça pour ton bien parce que je t’aime». Mais il y a aussi cet état de sidération quand on subit un tel choc. Les enfants ne sont pas constitués pour subir de tels actes, alors le cerveau disjoncte, en quelque sorte, et ils entrent dans cet état de dissociation qui anesthésie, et dans lequel ils peuvent rester très longtemps. La première fois que j’ai été violée, à 9 ans, je me revois totalement éveillée, mon petit frère à côté de moi, mais incapable de rien, décorrélée de mon corps, mutique.
C. K. – Je n’ai rien compris pendant longtemps. Ce n’est que bien plus tard que j’ai réalisé que mon cerveau avait bloqué. Mon frère me parlait, j’entendais ce qu’il me disait, mais je n’avais jamais eu de relation sexuelle, je ne connaissais pas ce dont il me parlait, à demi-mot, parce qu’il avait honte. D’un côté, j’ai commencé à voir mon frère disparaître. De l’autre, j’adorais mon beau-père. L’idée de lui faire du mal m’était insupportable. Mon silence, c’est surtout le temps que je mets pour sortir de l’emprise. Pour comprendre que je n’avais pas de fidélité à avoir envers des gens qui me faisaient du mal, en l’occurrence mes parents.
En un sens, vous avez voulu protéger vos parents ?
C. K. – Chez nous, tout a commencé avec le suicide de mes grands-parents maternels, à quelques années d’écart. Ma mère a complètement dévissé et cela a déréglé les rapports familiaux. Tout s’est inversé, les parents sont devenus les enfants, les enfants se sont mis à protéger les parents.
A. B. – C’est intéressant cette protection des parents dont tu parles. Pour moi, ça a effectivement commencé quand on a déménagé. C’était tellement important pour mes parents d’entamer une nouvelle vie. Et puis cet homme arrive dans nos vies, devient un super copain, il a de l’argent, du charisme, et quand il se met à me violer, je ne peux pas en parler parce que au-delà d’être sous emprise, ce serait briser les rêves de mes parents que je n’ai jamais vus aussi heureux. Même après que mon agresseur a arrêté, je me souviens que je continuais à aller le saluer dans sa boutique, lui donner des nouvelles…
C. K. – Moi aussi, pendant longtemps, j’ai eu envie de le voir, de lui présenter mes enfants. J’ai d’ailleurs continué à vivre auprès d’eux pendant très longtemps, et même à avoir plein d’envies de vies familiales communes, c’est ultraperturbant, ça, j’avais vraiment l’impression d’être folle.
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Elle s’est arrêtée quand, cette emprise ?
C. K. – Quand mon fils est né, je n’ai plus pu. Je n’ai plus pu être en sa présence physique du tout. Ça m’a été soudain insupportable. J’ai eu une sensation d’écœurement extrême.
A. B. – Oui, ça passe d’abord par le rejet physique. Moi, je suis sortie de l’emprise vers 17 ans, quand j’ai commencé à avoir une vie sexuelle. Tellement d’images sont revenues, et aussi, comme Camille, cette sensation de dégoût de moi-même. J’ai croisé cet homme peu après dans la rue, et j’ai compris que c’était lui qui avait tout détruit. Il a tout de suite vu que j’avais compris, que je ne viendrais plus jamais lui parler.
Vous avez toutes les deux expulsé votre «secret» à travers le processus créatif. Était-il essentiel d’aller «hors de soi» pour le faire ?
C. K. – Absolument. J’avais besoin de sublimer le réel pour le rendre plus supportable. Parfois, l’agresseur est mort au moment où l’on en parle. Dans mon cas, il est bien vivant, assez en vue, et en aucun cas je n’avais envie d’aller donner une interview dans un journal pour le dénoncer. J’avais besoin de la puissance de la représentation. Parce que dans la vraie vie, c’est mon beau-père, c’est le père de mes frère et sœur (deux enfants chiliens adoptés, NDLR), et je l’ai vraiment énormément aimé. Aujourd’hui, c’est très dur ce qu’il se passe dans le réel pour moi, j’aurais voulu rester dans le livre, en fait.
A. B. – Le processus artistique est venu très tard pour moi. Je suis d’abord passée par le processus de dépôt de plainte, de procès en cours d’assises… Après ça, je ne comprenais pas pourquoi j’avais toujours aussi mal. Je me suis sentie abandonnée. À ce moment-là j’ai 26 ans, je fais semblant d’aller bien, je «dois» aller bien. Mais je sombre. De 26 à 28 ans, j’ai enchaîné les comportements à risques, les drogues, l’alcool… Si je n’avais pas rencontré mon compagnon, Éric Métayer, à 28 ans, je me serais jetée sous un métro. Et pourtant j’ai fait le travail. Le déclic, ça a été quand j’étais enceinte de ma fille. Je me suis dit qu’elle ne m’aimerait jamais. Je la portais et je me demandais : «Mais comment elle peut aimer une personne comme moi ?» Elle est née, on a fait notre deuxième enfant dans la foulée, et mon mari m’a dit qu’il fallait maintenant cracher ce poison qui allait me tuer. J’ai écrit Les Chatouilles et, honnêtement, sans ça, je ne serais pas la même personne aujourd’hui.
Vos compagnons et vos enfants ont été déterminants…
C. K. – Quand je suis devenue mère, pour la première fois, j’ai senti que je devenais essentielle pour quelqu’un. Pour la première fois, j’avais le droit d’exister. Ça m’a sauvée. Maintenant que je l’ai dit à mes enfants, c’est la peur de ne plus être aimée que je ressens. Je sais qu’ils sont fiers de moi, du fait que je l’ai dit, mais je me demande s’ils vont continuer à m’aimer. Parce qu’à la fois je leur montre que la parole est libérée, mais je leur montre aussi toutes les salissures. Ma fille, qui a 15 ans, a lu le livre et m’a dit : «Maman, ce qui me rend triste, c’est que toute cette histoire m’a privée de ma grand-mère, de ce soleil.» Elle ne m’a pas dit «t’es sale».
A. B. – Dans les yeux d’Éric, j’ai trouvé quelqu’un qui, enfin, ne jugeait pas mes failles. Chez moi qui ai longtemps été ancrée dans la colère, dans le rejet, il a vu la douceur. Ça m’a fait tellement de bien. Et de pouvoir construire sa famille à soi, voir dans les yeux de mes enfants la fierté… Ma fille de 10 ans écoute mes interviews et elle me dit qu’elle est fière du combat que je mène, fière que je les protège.
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C’est ce qui répare le plus, selon vous, sa famille à soi ?
C. K. – Je ne sais pas exactement ce qui répare, mais ce n’est pas ça. Mes enfants m’ont donné le droit d’exister, ce qui est déjà beaucoup. Mais pour moi, la réparation vient avant tout de l’intérieur. Le père de mes enfants (le scénariste et réalisateur Thomas Bidegain, avec qui elle a vécu presque vingt ans, NDLR) m’a sauvé la vie, parce que en tant qu’artiste, il m’a permis de reconfigurer le réel en permanence, de le voir différemment, avec beaucoup de puissance. Cela m’a immensément aidée, mais ça n’a pas réparé. Réparer, c’est bientôt.
A. B. – De voir qu’on était tellement nombreux à avoir vécu ça, pour moi, c’est réparateur. De voir qu’on avait des chemins extrêmement similaires dans le stress post-traumatique, les mêmes comportements à risques, ces mêmes addictions, les mêmes troubles alimentaires, les problèmes d’alcool, une vie sexuelle complètement débridée. On sort enfin de la culpabilité d’être mauvais ou pourri, et on réalise que c’est ce qu’on nous a fait qui est mauvais et pourri, que ce qui en a découlé a été destructeur pour nous et pour les autres.
Beaucoup de victimes disent qu’elles ne pourront jamais «vivre normalement». Et vous ?
A. B. – C’est quoi vivre «normalement» ? Qui a une vie lisse ? Qui n’a pas vécu d’épreuve ? La cicatrice fait partie de nous. L’épreuve qu’on a traversée est extrêmement difficile, et surtout tabou. Cette épreuve-là marque pour toujours. Mais on en fait parfois une force. Il est possible de la transcender.
C. K. – Vivre normalement, je ne sais pas, mais déjà, simplement, se dire qu’on arrive à maîtriser la douleur. Dans mon livre, je décris une hydre, dont je sais qu’elle sera toujours là ; la seule chose qui change, c’est que je l’ai repérée. J’attends qu’elle vienne m’embêter, pour lui montrer que je la maîtrise. Mais je ne pense pas qu’elle parte…
A. B. – Non, ça ne part pas. Mais on arrive à dompter la bête.
La figure de la mère est très importante. Elle devient un frein dans votre cas, Camille. Dans le vôtre, Andréa, presque une adversaire. Elle est celle qui n’admet pas, qui ne comprend pas…
C. K. – Ma mère, ce n’est pas qu’elle n’a pas compris, elle a très bien compris. Ce n’est pas qu’elle a refusé, elle a tout à fait admis. C’est encore pire. Elle a minimisé. Elle s’est mise à le protéger, lui, qui n’a même pas nié. Tout était de ma faute, quoi que je fasse, que je parle ou pas, je détruisais sa vie. Elle m’a insultée, m’a envoyé des mails immondes. Avec ma mère, je ne sais pas ce qui s’est passé… C’est un mystère parce qu’elle était tellement super… Je pense qu’elle était trop malheureuse, qu’elle est morte de chagrin de nous avoir rejetés à ce point. Peut-être que c’est un faux espoir, mais j’imagine qu’au fond d’elle elle savait qu’elle était en train de nous faire un mal de chien. Peut-être que depuis toujours elle savait, peut-être aussi qu’elle avait une histoire personnelle qui fait qu’elle l’a vécu comme ça… Ce qui est sûr, c’est que s’il arrivait ça à mon fils, même si on me le disait trente ans plus tard, je remuerais ciel et terre pour l’aider.
A. B. – Je n’explique pas non plus l’attitude de ma mère. Ce que je peux dire, c’est qu’elle m’a eue très jeune, que son passé est horrible, une enfance très dure. Elle était elle aussi dans un mécanisme dont je ne peux pas parler, mais j’espère qu’elle le fera un jour. Je ne lui en veux pas aujourd’hui, mais j’ai besoin de vivre loin d’elle. J’espère qu’elle est heureuse.
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Camille Kouchner, vous avez écrit ce livre au nom de votre frère et au nom de toutes les victimes de l’inceste. Vous, Andréa, êtes depuis plusieurs années engagée contre la pédocriminalité et militez pour l’imprescriptibilité. Comment faire avancer les choses ?
A. B. – En parlant, tout le temps. Il faut parler à nos enfants, faire de la prévention, il faut que l’Éducation nationale s’empare du sujet, qu’on puisse parler de l’intégrité physique, psychologique, sexuelle d’un enfant, il faut expliquer ce que sont les parties intimes, ce qu’est l’humiliation, parler de tous les mécanismes qui sont l’emprise, la sidération. Et puis il faut changer les lois, cesser d’envoyer ce message d’impunité aux agresseurs. Parce que ces mecs-là, oui, on les défait de leur réputation, de leur pouvoir, mais après quoi, ils ne vont jamais payer de dette à la société ? Ils vont se payer une maison, s’en ressortir avec une nouvelle femme, profiter de leur fin de vie tranquillou dans un coin ?
C. K. – Tout à fait d’accord, il faut changer les lois. Sur l’imprescriptibilité je ne sais pas, mais il faut réfléchir à la peine, et aussi à la protection des victimes. Si la justice est faite pour les agresseurs, qu’est-ce qui se passe pour les victimes ? Ça fait terriblement peur. Comme dit Andréa, il faut parler aux enfants mais aussi aux agresseurs, qu’ils sachent le mal que ça fait à tout le monde. Que ce n’est pas juste cinq minutes où ils font une «bêtise». Parce que c’est le vocabulaire qui est employé aujourd’hui. En réalité, ils ont détruit une famille, voire des générations. Il faut remettre le monde à l’endroit. C’est ce que j’ai essayé de faire avec mon livre. Je ne sais pas si «il» lira mon livre, mais ce que je sais, c’est que les gens autour, cette familia grande, l’ont lu, et qu’ils ont compris. Je réalise qu’ils n’avaient pas compris. Je crois qu’ils étaient sidérés, ou alors ça m’arrange de le penser. J’ai reçu des «merci de nous avoir libérés».
A. B. – Oui, il peut y avoir de la sidération, mais il y a surtout beaucoup de lâcheté. Ces gens qui disent «ce ne sont pas mes affaires, je n’ai pas à m’en occuper», mais qui étaient toujours là pour profiter de tout ce qui était chouette autour de votre famille, je ne les connais pas et je ne veux pas les juger. Mais en lisant ton livre, je ne peux pas m’empêcher de me dire que ça manque quand même sacrément de courage.
C. K. – Ou de compréhension…
A. B. – L’ère MeToo, de manière générale, et les nombreux témoignages autour de la pédocriminalité ont fait beaucoup bouger les lignes ces derniers temps. Aujourd’hui, il n’y a plus d’excuses. Cette complicité passive que l’on observe autour des agresseurs, elle doit cesser. La vie d’un enfant, c’est l’affaire de tous. On ne peut pas avoir sous les yeux un enfant qui est désintégré par un adulte et laisser faire parce que ce ne sont pas nos affaires. Il faut parler pour encourager les autres à le faire, pour qu’on se rende compte du fléau. Bientôt, je l’espère, les hommes prendront la parole. Le nombre d’hommes qui ont été violés enfants et qui ne le diront jamais, c’est insensé. Non, ce n’est pas rien, non, ce n’est pas une anecdote, non, ce n’est pas une bêtise. C’est un crime.
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