Camille Kouchner, celle qui a osé nommer l'innommable

Dans La Familia grande, elle accuse son beau-père Olivier Duhamel d’inceste sur son frère jumeau alors qu’il était encore un adolescent. Portrait d’une avocate qui, un an après Vanessa Springora et son Consentement, libère la parole sur l’indicible.

Aujourd’hui, elle a 45 ans. À l’époque, elle en avait 13, ou peut-être 14. «Ni Victor (elle a changé le nom de son frère, NDLR) ni moi ne pouvons dire avec certitude l’âge que nous avions à ce moment-là», écrit l’avocate dans son ouvrage La Familia grande à paraître demain, mais dont déjà tout le monde parle. Victor, c’est son frère jumeau, celui dont elle sait tout, pour le meilleur et pour le pire. Abusé adolescent, le soir à l’heure du coucher. «Ce moment-là» donc, à la fin des années 1980, quand le beau-père pénètre à pas de loup dans sa chambre pour demander une «caresse», pendant deux ans au moins. Olivier Duhamel n’est jamais précisément nommé dans le livre. Ce n’est pas nécessaire. Il aurait avoué depuis longtemps, au sein du cercle familial.

Camille Kouchner est celle qui a osé. Nommer l’innommable. Percer ce tabou qu’est l’inceste. Tirer à vue sur un homme parmi les puissants dans les médias et les institutions politiques. Son texte est une bombe. Ses mots fusent comme des balles. «Je ne pouvais plus me taire», dit-elle à L’Obs. «Je n’ai pas écrit au nom de mon frère (qui n’a jamais souhaité que son secret soit révélé, NDLR), mais des sœurs, des nièces, de toutes les personnes touchées par l’inceste. L’omerta, dans une famille, pèse sur tout le monde.»

« Beau-père adoré »

Évelyne Pisier et Bernard Kouchner, les parents de Camille Kouchner, le 5 mai 2011 à Paris, lors de l’enterrement de l’actrice Marie-France Pisier.

Camille Kouchner est née en 1975. Sa mère, Évelyne Pisier, est une spécialiste de l’histoire politique, l’une des premières femmes agrégées en sciences politiques, un modèle de féminisme et de liberté ; son père Bernard Kouchner, l’ancien ministre que l’on connaît, fondateur de Médecins sans frontières. Avec ses deux frères (son jumeau et Julien, de cinq ans son aîné), ils ne voient pas beaucoup leur père. Sa mère le répétait : «Ton père est un héros des mers du Sud. Tu n’as pas le choix. Tu dois le comprendre. Médecin, il a choisi de sauver les autres enfants. Pas les siens.»

Après le divorce, alors qu’elle a 6 ans, un nouveau «père», autrement plus chaleureux, rentre dans leur vie. «Mon beau-père m’emmenait avec lui chez ses amis et me présentait comme sa fille, écrit-elle dans son livre. Il m’encourageait pour tout. Il me portait, me rassurait, me donnait confiance.(…) « Ma Camouche, vite, apprends l’humour et l’ironie. Aime la vie. Tu es si maligne, comme ta mère. Et tes frères aussi, mes bonheurs. Vous êtes ma vie, ma nouvelle vie, celle que j’attendais, celle que je voulais. Vous êtes mes enfants, et mieux encore. »» Des enfants, il n’en a pas eus avec sa première épouse, Leïla Murat (cousine de la princesse Salomé Murat, femme de l’ancien ministre Albin Chalandon).

Secret de famille

L’été, ils posent leurs valises à Sanary, la propriété du professeur de droit émérite, pour deux mois de folle liberté, ce mot étendard de leur mère. Là, les amis affluent, cette «familia grande», sa grand-mère dévergondée, Paula, y est un personnage central ; on se baigne tout nu, «les enfants se roulent des pelles», on débat avec les grands, on joue au poker ou aux mimes. «Je me souviens de ce que, à peine adolescente, j’ai eu à mimer : « Camille, viens ici. À ton équipe tu feras deviner La Chatte sur un toit brûlant… Tu connais pas ? »»

Camille apprend la vie de femme avec sa tante, l’actrice Marie-France Pisier, «les tampons, les capotes, l’allure». Elle accueille bientôt une sœur et un frère adoptés au Chili par sa mère et son beau-père, en 1987 et 1989. Deux arrivées qui entourent un départ. Le suicide de sa grand-mère survient en 1988 (deux ans après celui de son mari). Évelyne est terrassée. C’est le moment où la mère sombre dans l’alcoolisme, confie le fils aîné au Monde, et que tout commence. «Georges et Paula suicidés, Évelyne désespérée, Bernard absent, tu as eu du bol qu’on ait été si perdus et si affaiblis…», écrit Camille Kouchner à son beau-père à la fin de son ouvrage.

Pendant vingt ans, Camille garde le secret de l’inceste. « »Si tu parles, je meurs », lui dit son frère, « j’ai trop honte. Aide-moi à lui dire non, s’il te plaît ».» Alors que «Victor» tente de se reconstruire, d’oublier (il est aujourd’hui marié et père de trois enfants), elle excelle en droit malgré les angoisses. À 29 ans, elle obtient une thèse en droit privé mention «très honorable» avec félicitations du jury – la plus prestigieuse. À l’époque, elle vit une histoire d’amour – qui durera vingt ans – avec le scénariste Thomas Bidegain. Avec lui, elle a un beau-fils, et deux enfants.

Morts et résurrection

Dans « La Familia grande », Camille Kouchner accuse son beau-père Olivier Duhamel d’inceste.

Quand son frère finit par avouer l’inceste à leur mère, en 2008, celle-ci choisit de protéger son mari. Elle accuse Camille de ne pas lui en avoir parlé plus tôt, elle estime aussi qu’il n’y a pas eu viol, «seulement» fellations. Seule Marie-France Pisier semble alors entendre le cri vital de ses neveu et nièce. Elle secoue sa sœur tant qu’elle peut, en vain. Elle fait en sorte que «le microcosme des gens de pouvoir, Saint-Germain-des-Prés» soit informé. La plupart ont fait comme si de rien n’était, désespère Camille Kouchner. «Je n’avais pas anticipé que, pour se dédouaner, le beau-père inventerait une histoire d’amour, la reprocherait à mon frère, et que certains d’entre eux le croiraient.» Au printemps 2011, sa tante adorée est retrouvée au fond de la piscine de sa maison de vacances, à quelques kilomètres de Sanary. Accident ou suicide, le mystère plane alors, et plane toujours. Le rare soutien des jumeaux a disparu, les laissant seules victimes de l’omerta.

Évelyne Pisier meurt cinq ans après sa sœur, d’une opération qui tourne mal, après le diagnostic d’un cancer des poumons. «Je sais très bien que vous vous en prendrez à Olivier (Duhamel, NDLR) quand je ne serai plus là», a-t-elle envoyé à ses enfants quinze jours avant son hospitalisation. «Reproche ou feu vert ?», s’interroge toujours l’auteure de La Familia grande, aujourd’hui avocate en droit privé, compagne de Louis Dreyfus, président du directoire Le Monde. Dans les dernières pages de l’ouvrage, ce n’est pas à Olivier qu’elle s’adresse pourtant mais à sa mère, sous la forme d’une lettre : «Frères et sœurs muselés par des parents inconséquents. Oncle, tante, cousins, enfants et petits-enfants. Tes petits-enfants qui ont eu à subir sans comprendre la violence de ton effacement. Regarde-moi, maman. C’est pour toutes les victimes que j’écris, celles, si nombreuses, que l’on n’évoque jamais parce qu’on ne sait pas les regarder.»

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