Billie Jean King, légende du tennis et icône féministe : “Je me battrai pour l’égalité jusqu’à mon dernier souffle”
Alors que les matchs du troisième tour de Roland-Garros sont disputés à quelques mètres de là, c’est une légende au regard pétillant et à la voix chaleureuse qui nous fait face. D’une simplicité telle qu’on oublierait presque que sur ses épaules reposent des morceaux d’Histoire.
À presque 80 ans, Billie Jean King « tape toujours la balle », mais est surtout animée par ses combats. Et quels combats. En l’espace d’une soixantaine d’années, elle a remporté autant de victoires sportives que de luttes féministes. 12 titres en Grand Chelem, ex-numéro un mondiale, gagnante de la Battle of the Sexes, membre fondatrice de la WTA, un tournoi féminin à son nom (Billie Jean Cup), première sportive à avoir révélé son homosexualité et activiste des premières heures… La liste est longue.
Parce qu’un challenge n’est jamais de trop pour l’icône féministe, à qui « la pression n’a jamais fait peur », souligne-t-elle, le regard malicieux. Au départ de son parcours de la combattante : une raquette, pour laquelle elle a économisé « 8 dollars et 29 centimes ». Un « instrument symbolique de pouvoir », avec lequel elle gravira les sommets sportifs et gagnera de multiples batailles contre une société discriminante.
Aujourd’hui retraitée des courts – mais pas des combats féministes – l’Américaine a toujours à cœur de parler égalité et inclusion. Pour Marie Claire, elle se replonge dans ses souvenirs, désormais imprimés dans les livres d’Histoire.
Marie Claire : Vous avez commencé le tennis par hasard et vous ne l’avez plus jamais quitté. Quand et comment avez-vous compris que vous pourriez faire de cette passion une plateforme pour lutter contre différentes formes de discrimination ?
Billie Jean King : « J’ai eu mon épiphanie à l’âge de 12 ans. Je m’en souviens comme si c’était hier. J’étais au Los Angeles Tennis Club, où se déroulait le championnat de tennis de Californie du Sud. Autour de moi, tout le monde était pareil : vêtu de blanc, blanc de peau… des copies conformes. Je me suis demandée : ‘où sont les autres ?’ et ‘pourquoi n’ont-ils pas le droit de jouer avec nous ?’.
Une fois que j’ai eu compris que cela révélait une discrimination, il a fallu établir un plan pour changer les choses. Alors, je me suis renseignée. J’ai lu tous les livres que j’ai pu obtenir, il n’y en avait que trois ou quatre à l’époque. Il n’y avait pas de réseaux sociaux, pas de matchs à la télévision, ou à la radio… Le tennis n’existait pas, du moins aux États-Unis. Mais ces lectures m’ont appris que ce sport était présent dans le monde entier, et qu’il pouvait être ma plateforme de lutte.
Pour faire la différence, je devais être la première. En tant que fille, je savais déjà que j’étais une citoyenne de seconde zone.
Alors, je me suis dit : ‘Avec le tennis, je vais me battre pour l’égalité jusqu’à la fin de ma vie’. Je voulais d’abord faire passer le tennis d’un statut amateur à professionnel, car cela allait me donner l’opportunité d’avoir une voix portante. J’ai réalisé ce jour-là que j’avais une chance que très peu de gens auraient dans leur vie et qu’il fallait que je la saisisse.
Mais pour faire la différence, je devais être la première. Surtout en tant que fille, parce que je savais déjà que j’étais une citoyenne de seconde zone. Je savais que j’allais devoir me battre beaucoup plus ardûment qu’un garçon dans la même situation. Alors, peut-être qu’en prouvant que j’étais aussi forte qu’un homme, les gens m’écouteraient. C’est ainsi que ma vie d’activiste a commencé (rires).
Le tennis est devenu un sport professionnel en 1968, mais c’est dans les années 70 que la donne a réellement changé pour les joueuses. Comment la révolution féministe a-t-elle fait son entrée sur les courts ?
Je dirais qu’il y a eu deux tournants pour le tennis féminin. Le premier a été la création des « Original 9 » (un collectif de neuf championnes dont Billie Jean King, Kristy Pigeon, Nancy Richey, Peaches Bartkowicz, Rosie Casals, Julie Heldman, Valery Ziegenfuss, Judy Dalton et Kerry Melville Reid, s’alliant pour la création du premier tournoi de tennis exclusivement féminin à Houston, ndlr).
À l’époque, nous étions de plus en plus invisibilisées, nous n’étions pas traitées ni payées comme nos collègues masculins. On avait conscience de tout ce que nous n’avions pas parce que nous étions des femmes. Je poussais pour que l’USTA (Fédération de tennis des États-Unis) fasse quelque chose pour nous parce que nous allions vers notre perte.
On avait conscience de tout ce que nous n’avions pas parce que nous étions des femmes.
Alors, avec les filles, nous avons signé un contrat symbolique d’un dollar avec Gladys Heldman, (ex-joueuse pro, devenue patronne du magazine World Tennis, ndlr), pour créer le premier tournoi de tennis féminin. Après ça, l’USTA a contre-attaqué en créant un autre tournoi. Nous en avions donc deux, ce qui divisait les meilleures joueuses. Mais nous devions tenir tête pour sécuriser nos droits et nous étions prêtes à perdre notre carrière pour cela.
Les « Original 9 » ont été fondées sur trois objectifs clairs : toute fille devrait avoir un endroit où concourir en tennis, être appréciée pour ses accomplissements et non pour son apparence, et pouvoir gagner sa vie en pratiquant le sport qu’elle aime.
Le tournoi de Houston a été un tournant, si bien qu’il a mené à la création de la WTA (Women’s Tennis Association) deux ans plus tard. En quoi une organisation de la sorte était-elle nécessaire ?
Il nous fallait une voix. On peut très bien avoir une place autour de la grande table, mais si l’on n’a pas de voix pour dire les choses, rien ne change. Et honnêtement, j’étais épuisée. Nous en avons discuté pendant deux ans, sans que rien ne soit mis en place. Je répétais aux joueuses que nous avions besoin d’un syndicat, d’une voix unique.
Alors, le jeudi 21 juin 1973, quatre jours avant le début de Wimbledon, j’ai convoqué une réunion au Gloucester Hotel, où une majorité d’entre nous était logée. J’ai demandé à chaque joueuse sur qui elle avait de l’influence et si elle pouvait ainsi venir avec deux autres joueuses à la réunion. Une fois la porte close, nous étions environ 60. J’ai demandé à Betty Stove (tenniswomen néerlandaise, spécialiste du double) de garder la porte – elle était grande, intelligente et puissante, personne ne lui cherchait des noises (rires) – et je lui ai dit de ne laisser sortir personne tant que nous n’aurions pas voté.
Ce qui compte pour moi, ce n’est pas que de jouer, mais d’explorer tout ce que l’on peut faire avec cette puissance que l’on a à travers notre sport.
Je me souviens d’avoir pris le micro pour dire que c’était notre moment de vérité et qu’il fallait penser aux générations futures. Le vote a eu lieu en faveur de la création de la WTA. Mon ex-mari (Larry King, ndlr) qui était avocat, avait préparé les statuts pour que nous puissions la créer sur le champs. Nous avons élu notre présidente, notre vice-présidente et notre trésorière… Et tadam !
Sincèrement, la création des « Original 9 », puis de la WTA ont été deux de mes journées préférées dans le tennis. Ce qui compte pour moi, ce n’est pas que de jouer, mais d’explorer tout ce que l’on peut faire avec cette puissance que l’on a à travers notre sport.
Cette année, la WTA fête ses cinquante ans. Quand vous regardez en arrière, êtes-vous satisfaite de tout ce qui a été accompli depuis cette réunion fatidique ?
Bien sûr. Malgré ça, je reste à jamais motivée. Rien n’a changé depuis mes premiers combats, je suis toujours partante pour une nouvelle bataille (sourire).
Et puis, la WTA est leader en matière de sport féminin, mais les gens n’en parlent jamais, ce qui m’irrite un peu. On ne parle pas assez de nous, alors que nous avons littéralement 50 ans d’avance. Mais je sens que nous sommes proche d’un point de bascule dans le sport féminin. Les entreprises commencent à investir et c’est ce qu’il faut pour voir les choses réellement bouger.
1973 a été une année particulièrement marquante, puisque vous êtes également sortie victorieuse de la Battle of the sexes. Quelles ont été les retombées de ce match qui était bien plus qu’un affrontement sportif ?
C’était énorme. En termes d’exposition, 90 millions de personnes nous scrutaient ce jour-là. En comparaison, ‘seulement’ 53 millions ont regardé le SuperBowl cette année-là.
Évidemment, je savais que je devais gagner parce que nous étions vues comme moins fortes que les hommes et donc moins légitimes de gagner autant d’argent ou de médiatisation qu’eux. C’était une victoire pour ma génération, mais surtout pour l’émancipation des femmes en général. Et j’ai vraiment vu une différence post Battle of the Sexes. Le lendemain par exemple, il était impossible de faire un pas sur les courts de tennis américains tant ils étaient bondés. Les femmes ont également gagné beaucoup de confiance, elles ont enfin eu le courage de demander ce qu’elles voulaient et ce dont elles avaient besoin alors qu’on leur demandait de ne pas le faire.
Barack Obama m’a confié que voir la Battle of the Sexes l’a aidé à élever ses filles.
Et puis dans le discours des hommes, quelque chose a changé. Preuve en est, Barack Obama m’a parlé de ce match et de ce qu’il avait changé chez lui, quand je l’ai rencontré à la Maison Blanche en 2013. Alors que j’étais toute intimidée face à lui, il m’a raconté que ce match qu’il avait vu à 12 ans, l’a aidé à élever ses deux filles selon un principe d’égalité entre les genres.
Les mentalités ont évolué, mais les inégalités de salaires persistent en 2023. Hors tournois du Grand Chelem, les dotations entre joueuses et joueurs sont encore inégales. Pensez-vous qu’un jour le tennis deviendra un sport totalement égalitaire ?
Je pense que nous y parviendrons. Je sais que la WTA s’est fixée 2025 comme objectif. Personnellement, je pense que c’est très ambitieux – ce qui est une bonne chose – je penche plutôt vers 2027. Mais cet objectif se réalisera.
Justement, cette année l’US Open fête également les 50 ans du Equal Prize Money, pour lequel vous avez lutté des années durant. Quand avez-vous compris que les inégalités s’illustraient aussi dans les dotations ?
Déjà, lorsque le tennis était amateur, je gagnais des chèques-cadeaux de 25 livres, donc on part de très très loin (rires).
En 1968, Rod Laver a gagné 2000 livres à Wimbledon, alors que moi, je n’en ai touchés que 750.
Mais la première année de professionnalisation, en 1968, Rod Laver a gagné 2000 livres à Wimbledon, alors que moi, je n’en ai touchés que 750. Quand je l’ai appris, j’ai su que j’avais trouvé ma nouvelle lutte. J’étais très en colère parce que je m’étais battue pour le tennis professionnel et voilà que je recevais un chèque 37,5 % moins important que mon homologue masculin ? Je me souviens m’être dit : ‘ça ne s’arrête donc jamais ?’, et j’avais raison, ce n’était que le début.
Il a fallu attendre 2007 pour obtenir l’égalité des prix dans les tournois majeurs. Mais c’était hors de question que j’attende sur ma propre terre. Alors, en 1972, j’ai organisé une conférence à l’US Open pour annoncer que nous ne reviendrions pas l’année suivante s’il n’y avait pas d’égalité des prix. Cette année-là, Ilie Nastase avait obtenu 25 000 dollars et moi 10 000. L’année suivante, en 1973, c’était de l’histoire ancienne.
Votre parcours est aujourd’hui salué par tous.tes, mais vous avez porté de multiples batailles pendant de nombreuses années. Comment avez-vous supporté cette pression, à l’heure où la santé mentale n’était absolument pas adressée ?
Je suis très heureuse de voir qu’aujourd’hui on parle de plus en plus ouvertement de santé mentale, même dans le sport. À l’époque on nous disait clairement de ne pas en parler.
Mais personnellement, j’ai eu de la chance parce que j’aime avoir la pression. Mes parents étaient d’excellents entraîneurs. Ils ne nous demandaient jamais si nous avions gagné un match et travaillaient trois jobs pour que nous puissions jouer. Ces leçons se répercutent sur le terrain : accepter ses responsabilités, retarder la gratification. Bien sûr, ils n’étaient pas parfaits. Ils étaient homophobes, ce qui n’était pas bon pour moi (elle est la première sportive à avoir publiquement évoqué son homosexualité, « un moment difficile »), mais je leur dois beaucoup.
Sportivement, je pense que ce qui a été le plus compliqué pour moi, c’est ma retraite, que j’ai pris à contre-coeur à 40 ans après de nombreuses opérations du genou. Mais de la même manière, il n’y avait pas vraiment d’accompagnement, alors que c’est un vrai choc.
En parlant de retraite, vous vous êtes professionnellement retirée des courts, mais l’activisme ne vous quitte pas. Au-delà de la lutte frontale, vous sentez-vous investie d’un devoir de transmission ?
Je serai toujours une activiste. Jusqu’à mon dernier souffle je me battrai pour l’égalité dans toutes ses formes. Et je veux que les femmes, pas seulement les tenniswomen, se sentent puissantes grâce à cela. J’ai envie qu’elles sachent qu’elles doivent demander ce qu’elles veulent pour l’obtenir, qu’elles peuvent se montrer, se lever et parler. Parce que j’étais comme elles il y a soixante ans. Rien n’est impossible quand on est une femme ».
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