Avec la Collection Pinault, François Pinault veut promouvoir les femmes artistes
Et si le destin d’un collectionneur était inscrit dans l’œuvre du commencement ? La première toile acquise par François Pinault à l’aube des années 1970 – alors qu’il n’était pas encore le milliardaire et entrepreneur à succès qu’il est devenu – représente une femme au travail dans une cour de ferme.
Il s’agit d’un petit tableau de Paul Sérusier, peintre de l’École de Pont-Aven, choisi par l’ex-homme d’affaires breton parce qu’il lui rappelait sa grand-mère, symbole de courage et de labeur dans le monde rural qui l’a vu grandir.
François Pinault, fervent défenseur des femmes artistes
Depuis, des milliers d’autres tableaux, sculptures, photos et vidéos sont venus s’ajouter à cette première pierre d’un édifice colossal, composé aujourd’hui de plus de cinq mille œuvres d’art moderne et contemporain.
Après Venise, longtemps son seul port d’attache, la Collection Pinault s’installera prochainement à Paris, dans l’ancienne Bourse de Commerce, transformée en un temple culturel par Tadao Ando et l’agence NeM, soit le duo français Lucie Niney et Thibault Marca.
Pas question pour François Pinault de confier le projet d’architecture à une équipe exclusivement masculine. À 84 ans, le magnat du luxe devenu le plus grand mécène et défenseur de l’art contemporain tient à mettre le talent des femmes en lumière et le prouve sur les cimaises de la Bourse.
Parmi les trente-cinq artistes de la Collection choisis pour l’exposition inaugurale, plus d’un tiers sont des femmes, dont le collectionneur soutient le travail avec fidélité. Et cette quasi-parité n’a rien d’artificielle.
Il ne collectionne pas les artistes femmes pour répondre à des quotas.
« François Pinault est un homme d’instinct. Il ne collectionne pas les artistes femmes pour être politiquement correct ou répondre à des quotas. Il agit avec sincérité, sans complaisance. Il veut le meilleur et si le meilleur est une œuvre d’une femme, cela lui va très bien », explique Matthieu Humery, conseiller pour la photographie auprès de la Collection Pinault et commissaire indépendant.
La Collection Pinault met les femmes artistes en lumière
Surtout, il a pris acte, comme le dit l’ancien ministre Jean-Jacques Aillagon, grand conseiller culturel de François Pinault devenu directeur général de la Collection, de la place de plus en plus importante qu’ont pris, ces dernières années, les femmes dans le paysage artistique mondiale.
« Une bonne collection, dit-il, se doit selon lui de représenter ce champ de renouvellement essentiel de la création actuelle, c’est une nécessité. » Si toutes les artistes femmes qu’il affectionne ne seront pas visibles à la Bourse de Commerce, il n’en reste pas moins qu’elles jalonnent toute la collection.
Que ce soit à travers la photographie, de Dora Maar à Annie Leibovitz ou Shirin Neshat, la vidéo d’Orlan et Nan Goldin à la jeune performeuse française Lili Reynaud-Dewar, la peinture de la Sud-Africaine Marlene Dumas à la Française Claire Tabouret, la sculpture et les installations avec Tatiana Trouvé ou encore Joana Vasconcelos, toutes sont emblématiques de l’intégrité et de l’engagement que François Pinault , entrepreneur parti de rien, figure d’un esprit libre, recherche coûte que coûte.
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Un collectionneur d’art féministe et inclusif
« François Pinault est rétif à toute catégorisation. Il s’intéresse à des femmes fortes qui possèdent un regard sur le monde. Plus que féministe, je dirais qu’il est pro-féministe », lance Martin Bethenod, directeur de la Bourse de Commerce.
Sont ainsi très présentes les artistes américaines du courant appropriationniste, dont fit partie Cindy Sherman – l’une des artistes préférées de François Pinault, qui possède le plus grand ensemble de ses œuvres – ainsi que Sherrie Levine, Barbara Kruger, Elaine Sturtevant ou Louise Lawler. »
« Autant de personnalités engagées qui n’ont pas hésité à prendre le contrepied des codes imposés par la société et à se positionner dans une histoire longtemps écrite et représentée par les hommes. Deux grands thèmes animent ainsi la collection : celui d’un regard critique sur l’art et celui, plus universel, d’une attitude face à l’existence », décrit le directeur.
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François Pinault : le goût du risque et l’œil artistique
« Beaucoup d’œuvres assez graves sont traversées par l’histoire, la survie, la mort, sous-tendues par cette question : comment se tient-on debout ? », résume Caroline Bourgeois, conservatrice auprès de la Collection Pinault, sa tête chercheuse qui l’accompagne dans son aventure artistique depuis plus de vingt ans et sait découvrir, avant les autres, la perle rare.
Il a le goût du risque et une intuition. Il sent quand une personne a du talent.
« François Pinault est plus rapide que moi, observe-t-elle. Il a le goût du risque et une intuition. Il sent quand une personne a du talent. Il sait voir. D’ailleurs, quand il vous regarde, il vous met à nu, il voit à travers vous. »
Impossible de tricher avec « FP », comme l’appelle son cercle de collaborateur(ices). L’homme a transposé son air du monde des affaires à celui de l’art contemporain. Avec la même finesse stratégique, la même ambition d’atteindre les sommets. À la manière d’un mécène de la Renaissance, il participe activement au processus artistique en passant commande aux artistes qu’il aime ou en leur donnant les moyens de produire par ses acquisitions conséquentes.
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Un bienfaiteur bienveillant
La peintre Claire Tabouret se souvient comme si c’était hier du jour où elle l’a rencontré pour la première fois lors de son exposition en 2013 à la galerie Isabelle Gounod. « Je lui ai présenté mon travail, mon parcours, mes œuvres qui étaient des grands portraits de groupes d’enfants. Il m’a osé beaucoup de questions avec bienveillance. Quelques jours après, nous avons appris qu’il achetait la quasi-totalité de l’exposition. Il m’a dit : ‘Faites-le savoir, je veux que les gens sachent que je vous soutiens. ‘Ça s’est épandu comme une traînée de poudre. Je peignais depuis ix ans en atelier, dans l’ombre. Je savais que cette rencontre pouvait changer ma vie d’artiste. »
Ensuite, tout s’est accéléré. Très rapidement, ses œuvres se sont vendues sur liste d’attente. Quand la peintre a fait le choix de quitter Paris pour Los Angeles, la première personne qu’elle a appelée pour lui demander son avis fut François Pinault. Ce dernier lui a donné sa bénédiction, heureux de voir sa protégée prendre un risque en s’installant dans la Cité des Anges, une de ses villes fétiches.
Depuis, le collectionneur mécène n’a jamais cessé de lui passer commande jusqu’à une série d’autoportraits pour l’ouverture de la Bourse de Commerce. « Il est sensible à mon travail sur la détermination, l’idée du destin, explique Claire Tabouret. Qu’est-ce qui fait que certains restent à leur place alors que d’autres sortent des trajectoires établies ? »
Admiratif du parcours de femmes fortes et engagées
Cette question de la destinée jalonne la collection construite par » ce fils de paysan qui n’a pas fait d’études, aurait pu rester dans sa région, continuer de travailler dans le commerce du bois, mais s’est frayé un autre chemin, dixit Jean-Jacques Aillagon. « Il aime les œuvres qui sont des défis au sort, à la fatalité, au déterminisme. Son admiration va aux artistes qui n’ont pas courbé l’échine, qui ont résisté. »
Les femmes, en premier lieu, qu’il respecte infiniment pour avoir grandi dans un monde rural où elles étaient là pour servir. « Il est indigné par la violence du monde ressentie par les femmes dans leur parcours », ajoute Aillagon.
On le dit ainsi fasciné par Cindy Sherman, devenue une amie, par l’intégrité de sa démarche artistique. Tout comme il admire la photographe Lee Miller, « sa beauté légendaire mais aussi et surtout la force de son caractère et son talent de reporter, témoin de la Libération en 1944 et auteure des premières images des camps de concentration », souligne Matthieu Humery.
Il est indigné par la violence du monde ressentie par les femmes dans leur parcours.
L’artiste portugaise Joana Vasconcelos, connue pour ses œuvres au crochet et ses installations interrogeant les diktats du féminin, a aussi vu son destin basculer grâce à son soutien dès ses débuts à la galerie Nathalie Obadia, en 2008. » Le cœur que François Pinault a acheté à la galerie a été présenté un an plus tard à côté d’un cœur de Jeff Koons au Garage, à Moscou. Cette mise en relation de mon travail avec celui du grand maître a changé radicalement ma position dans le paysage artistique international. J’ai ensuite été invitée à exposer au Palazzo Grassi, puis Jean-Jacques Aillagon m’a choisie pour exposer à Versailles, en 2012. »
Elle fut ainsi la première femme invitée et la plus jeune artiste à exposer dans ce lieu culte du patrimoine français. Si l’entrée dans la Collection Pinault fait rêver plus d’un jeune artiste, il n’en reste pas moins que les choix d’acquisitions relèvent d’une réflexion attentive. « Cela peut aussi brûler une carrière si cela va trop vite, reconnaît Caroline Bourgeois. On fait attention. »
Plus qu’une collection, une histoire de famille
Joana Vasconcelos a ainsi dû réorganiser son atelier pour pouvoir produire davantage et répondre aux enjeux des expositions d’envergure de la Collection Pinault. « François Pinault comprend ce que cela veut dire d’être un artiste, cette mise en danger qui nous anime, ajoute la plasticienne. Il est très attentif, impliqué, comme son entourage. Quand on présente une œuvre, c’est d’ailleurs à toute la famille. »
Comprenez à son fils François-Henri Pinault, PDG de Kering, et son épouse Salma Hayek, très investis au sein du groupe Kering pour l’égalité entre les genres, la lutte contre les violences faites aux femmes et la reconnaissance de leurs talents – et bien entendu, à Maryvonne Campbell, Madame Pinault.
Même si celle-ci voue une passion sans bornes au mobilier du XVIIIe siècle et à l’opéra, l’ancienne antiquaire de Rennes, qui fut la première à faire entrer son mari dans une salle de ventes, n’en a pas moins un regard sur la collection.
Pour Julie Gayet, actrice et productrice de cinéma, ce serait à elle que François Pinault – qui aime partager sa passion et sa connaissance livresque pour l’art avec ses proches dont elle fait partie – devrait sa sensibilité artistique : « Elle l’a ouvert sur ce monde. Il répète souvent dans l’intimité qu’il ne serait pas arrivé là s’il n’y avait pas eu Maryvonne. »
Un entourage féminin
Il y a toujours une femme derrière le succès d’un homme. Dans le cas de François Pinault, il y en a même plusieurs, puisque l’homme d’affaires a toujours aimé s’entourer de figures féminines audacieuses. Ainsi de Patricia Barbizet, sa complice de business et bras droit pendant trente ans, ou d’Annabelle Selldorf, architecte des bureaux de Christie’s – sa maison de vente aux enchères –, avec qui il aime déjeuner en tête-à-tête à New York.
Il m’a appris une grande règle : penser par soi-même.
Sans oublier Anne Méaux, sa grande conseillère en communication, aujourd’hui également au service de son fils François-Henri. La patronne d’Image 7 a rencontré » l’œil laser » de François Pinault à 34 ans, alors qu’elle démarrait sa carrière : » Il fait partie des rares personnes qui m’ont aidée à grandir. Il donne des conseils et ne vous passe rien ! Il m’a appris une grande règle : penser par soi-même. Être en questionnement permanent, cultiver le doute. Pas celui qui vous tétanise, mais celui qui vous tient en éveil. »
« Éloge du doute », ce fut d’ailleurs le titre d’une exposition à la Pointe de la Douane en 2011, sous le commissariat de Caroline Bourgeois. Celle de la Bourse de Commerce devrait s’appeler » Ouverture » : un signe d’inclusivité d’un homme qui, malgré la fulgurance de son parcours, n’a pas oublié qu’il venait d’une lignée de femmes dévouées dans une cour de ferme.
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