Au cinéma ce mercredi : entre manga et polar, "Détective Conan" est-il le Sherlock Holmes des temps modernes ?
Quand le manga croise la route du roman policier traditionnel, cela donne Détective Conan. Une œuvre créée en 1994 au Japon par Gōshō Aoyama qui mêle enquête, humour et romance. En quelques décennies, elle s’est imposée comme la digne héritière des Hercule Poirot et Sherlock Holmes. Car le jeune héros tokyoïte n’a rien à envier à ses congénères occidentaux. Depuis 27 ans, les histoires de Shinichi Kudo, adolescent de 17 ans qui retrouve l’enveloppe corporelle de ses 8 ans après avoir été empoisonné, font vibrer les foules à travers le monde. Passionné par les aventures policières, il prend l’identité de Conan Edogawa et résout les crimes les plus complexes à travers 99 volumes édités, 1 000 épisodes de dessins animés et 24 films d’animation.
Le dernier, intitulé Détective Conan, The Scarlet Bullet, sort d’ailleurs en France ce mercredi 26 mai. Nous avons rencontré Maxime, l’un de ces amoureux de la franchise qui attendent de voir le long métrage au cinéma. Le jeune homme de 27 ans gère le compte fan du manga sur Twitter. Comme beaucoup de Français, il a découvert les aventures de Détective Conan au début des années 2000. “L’animé est apparu sur France 3 et Cartoon Network. Il changeait des autres dessins animés. Je me suis rabattu sur les mangas ensuite”, détaille-t-il. Au total, 230 millions d’exemplaires de la version imprimée ont été vendus à travers le monde. Devenu pan de la pop-culture nippone mais aussi occidentale, l’œuvre est un savant mélange des genres, qui casse à la fois les codes du policier et du manga. Un ovni de prime abord enfantin, mais qui cache une morale profonde et apporte une vraie réflexion sur la société japonaise.
Détective Conan repose sur une mécanique simple. Un crime est commis. Plusieurs protagonistes sont suspectés. Le héros mène son enquête, souvent accompagné de ses amis et délivre ses conclusions à l’ensemble des personnes impliquées dans l’affaire. Cela ne vous rappelle rien ? Le mangaka Gōshō Aoyama adapte là les codes mêmes du roman policier traditionnel dans lequel un Sherlock Holmes ou un Hercule Poirot, savants maîtres de la mise en scène et du suspense, éclaboussent la foule de leur génie intellectuel en apportant les clés d’une enquête.
Conan se positionne dans la droite lignée de ses aînés anglais et belge. Le créateur de l’œuvre est d’ailleurs un fan assumé du détective britannique créé par Arthur Conan Doyle. “L’auteur du manga est un amoureux fou du roman policier depuis sa plus tendre enfance. De Conan Doyle à Edogawa Ranpo, le grand romancier japonais du style policier”, confie Pierre-William Fregonese, dont le livre L’énigme Détective Conan, une affaire de styles, sera publié en juin prochain. L’œuvre est ainsi bourrée de références à la culture du roman policier. Les plus fins observateurs auront remarqué que le nom du héros éponyme est à la fois un hommage à Arthur Conan Doyle avec le prénom Conan, et à Edogawa Ranpo avec le nom de famille Edogawa. “C’est un cocktail de références qu’ont les Japonais. Ils ont une vraie affection pour la fiction policière occidentale. On le voit avec le succès de la série Lupin. Sherlock Holmes, Arsène Lupin, ce sont des piliers de leur pop-culture”, souffle le spécialiste qui enseigne les études culturelles à l’Université de Kobe.
Une œuvre qui casse les codes
Mais Détective Conan reste une fiction policière à la sauce contemporaine. “Conan est plus accessible. Pour avoir lu Agatha Christie, il faut s’accrocher. On ne peut pas lire ça quand on a 8 ans. Il y a un côté aventure, c’est moderne”, détaille Maxime. Gōshō Aoyama prend également quelques libertés avec les codes imposés par les maîtres du policier. Le mangaka revisite notamment la question du duo. Quand Sherlock Holmes est accompagné d’un Docteur Watson relativement maladroit et bien moins sagace que lui, Détective Conan collabore avec des partenaires qui représentent bien plus que de simples faire-valoir. “Ce binôme traditionnel est cassé. On va au contraire le retrouver dans les opposants de Conan. Les hommes en noir. L’auteur renverse le duo”, note Pierre-William Fregonese.
La romance entre les protagonistes est également plus présente dans le manga que dans les œuvres classiques contemporaines. Détective Conan est une fiction chorale, avec une multitude de personnages entretenant ambivalence et jeu de séduction. Si les aventures aux 99 volumes font originellement partie de la catégorie des shōnen, réservés aux jeunes lecteurs masculins, elles s’inspirent volontiers des shōjo, qui s’adressent aux publics féminins. « L’auteur est un grand fan de dramas et de mangas à destination des jeunes filles. On a une création hybride, un ovni”, estime le spécialiste.
Un format hybride qui casse également certains codes de la culture manga. Le héros typique du manga est souvent un jeune homme qui va suivre un véritable parcours initiatique et évoluer au fil de ses propres aventures. Ici, la formule est totalement rompue avec un adolescent de 17 ans plongé dans un corps d’enfant et qui retourne même à l’école pour cacher son secret. “Cela montre la personnalité de l’auteur qui a quitté sa région natale pour s’installer à Tokyo. Il est nostalgique des balades qu’il faisait lui-même enfant”, analyse Pierre-William Fregonese.
Un succès international
Détective Conan est aujourd’hui la référence du manga policier au Japon et à travers le monde. Mais l’œuvre n’est pas la première du genre. Elle a même été créée en réaction au succès des Enquêtes de Kindaichi, publiées dès 1992. “Et cela va mieux marcher”, compare le professeur à l’Université de Kobe. Si les Enquêtes de Kindaichi sont toujours publiées, ce sont bien celles de Conan qui restent les plus populaires. Le tome 97 des aventures du détective aux deux âges s’est par exemple écoulé à 700 000 exemplaires au Japon depuis septembre 2019. Sur la période 1992-2017, il est même le 5e manga le plus vendu au monde avec 200 millions de volumes écoulés.
À la base de ce succès, la volonté de l’auteur de créer une multitude de personnages pour que chaque lecteur, quels que soient son âge et ses origines, puisse s’identifier. “Le héros parle au plus jeune public et son autre version va parler aux adolescents. On a de l’humour, de la violence dans certains crimes, et une partie roman noir pour un public plus adulte”. Maxime partage cette analyse : “Je m’identifiais au personnage qui avait 8 ans à l’époque. Puis au personnage qui a 17 ans, et maintenant que je suis adulte, je m’identifie à d’autres personnages”.
Il y a des caractères très différents. Tout le monde est représenté. Conan, c’est un peu une grande famille
Auteur de L’énigme Détective Conan
Le mangaka Gōshō Aoyama se permet même de conserver quelques secrets sur certains personnages pour permettre au plus grand nombre de lecteurs de s’attacher à eux. “Quand il les a créés, il s’est bien gardé de donner certains détails. Par exemple, il y a très peu de personnages dont on connaît le groupe sanguin. Et le groupe sanguin au Japon, c’est comme les signes astrologiques. L’auteur a justifié ce choix en disant qu’il le faisait pour que les gens puissent s’identifier », raconte Pierre William Fregonese.
Plusieurs niveaux de lecture
Détective Conan, qui s’adresse au départ aux jeunes garçons, a alors une vraie vertu pédagogique : l’œuvre propose un second niveau de lecture, avec une réflexion sur la question du dialogue et de la repentance, mais aussi sur le fonctionnement de la société au Japon. À la différence de la plupart des romans policiers occidentaux, il s’attarde particulièrement sur les raisons pour lesquelles les personnages passent à l’acte et commettent un crime. “La question du mobile est fondamentale. Il y a très souvent une rédemption. Le coupable se rend compte que son mobile n’était pas bon et suffisant”, analyse le professeur à l’Université de Kobe. Le mangaka explique notamment que la mobile du crime est le point de départ de son processus d’écriture.
Dans la fiction classique on s’en fout. Sherlock Holmes, le mobile ça lui passe au-dessus !
Auteur de L’énigme Détective Conan
Les coupables mènent alors souvent une véritable introspection. Détective Conan entre en profondeur dans les questions de la psychologie humaine. “C’est une œuvre qui montre que la vengeance n’amène rien de bon. L’auteur montre les vertus du dialogue dans une société où c’est très difficile de parler », détaille l’auteur du livre consacré au manga. Détective Conan constitue également une critique de certains aspects de la société japonaise. “On a beaucoup de thématiques très contemporaines évoquées. C’est très drôle, très prenant, mais derrière il y a un niveau de lecture qui donne une vision intéressante du Japon”, avance Pierre-William Fregonese. Entre autres, les aventures de Conan portent un regard acéré sur les mariages arrangés qui représentent encore 5 à 6% des unions dans le pays, traitent de la question du statut des femmes dans l’archipel, et tournent en dérision la bourgeoisie, « une catégorie de la population oisive qui est coupée du monde”.
Univers riche en personnages, thématiques et références, Détective Conan a su dépasser les simples cadres du manga policier et s’imposer comme une œuvre majeure des trois dernières décennies à travers le monde. L’Angleterre a Sherlock Holmes. La Belgique a Hercule Poirot. La France a le commissaire Maigret. Le Japon a désormais Conan Edogawa.
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