"Attends, c'est bientôt fini" : le viol conjugal, de la minimisation à la prise de conscience des victimes
« J’ai eu de la chance. J’ai eu le bon viol. » Giulia Foïs lâche ces mots-chocs dans son essai-témoignage, Je suis une sur deux (Flammarion). Il y a vingt ans, un inconnu a « attrapé » la journaliste et productrice de France Inter dans un parking, écrit-elle, et l’a conduite dans un champ, où il l’a violée.
Giulia Foïs dit avoir eu « le bon viol », c’est-à-dire, celui dont on peut parler plus facilement, puisque conforme à l’image que nos esprits se font de ce crime. Pourtant, le viol tel qu’on se le représente, dans un lieu isolé, sombre (une ruelle, un parking, une cave…) par un inconnu violent et armé, est très minoritaire.
Mais comme le souligne l’enquête de l’association Mémoire Traumatique et Victimologie conduite par Ipsos et publiée le 1er février 2022, « les idées fausses sur les viols, les stéréotypes sexistes et la culture du viol ont la vie dure et sont répandus ».
Selon cette étude diligentée par la Dre Muriel Salmona, présidente de l’Association Mémoire Traumatique et Victimologie, « 1 Français·e·s sur 5 considère encore que le fait de forcer son conjoint à avoir des rapports sexuels n’est pas un viol. »
En France, la victime connaît l’agresseur neuf fois sur dix, et dans ce cas, une fois sur deux, le violeur est le conjoint ou un ex-conjoint. Des chiffres édifiants, cités dans l’ouvrage collectif Le viol conjugal : un crime comme les autres ? (CNRS éditions), dirigé par le médecin légiste Patrick Chariot.
L’enquête annuelle du Haut Conseil à l’égalité (HCE) sur l’état du sexisme en France, réalisée par l’institut Viavoice, et dévoilée le 23 janvier 2023, révèle encore que 33% des Françaises ont déjà eu un rapport sexuel suite à l’insistance de leur partenaire alors qu’elles n’en avaient pas envie.
Les hommes « peinent à se sentir concernés et n’engagent pas leur responsabilité personnelle », pointe l’étude : seulement 73% d’entre eux estiment qu’il est problématique d’insister pour avoir un rapport sexuel avec sa conjointe. 12% déclarent l’avoir déjà fait.
« Viol », un mot qui fait peur
« Le viol, c’est l’altérisation, la mise à distance du violeur », analyse, dans le sens de Giulia Foïs, la militante féministe et essayiste sur le sexisme et la culture du viol Valérie Rey-Robert*. « Aucun homme ne se reconnaît dans l’image-type du violeur. Ce qui leur permet de ne jamais s’interroger sur leur propre comportement », poursuit-elle. « Si le violeur, c’est toujours l’Autre, l’ordre social est préservé. Si le viol n’est que l’œuvre de quelques déments, alors il n’y a aucun problème politique, structurel, pas d’ordre patriarcal derrière », pointe l’interviewée.
Tu vas penser que j’exagère, mais je crois que j’ai subi un viol.
Les victimes de violences sexuelles sont aussi sujettes à ces représentations ancrées, selon Valérie Rey-Robert. « Elles ne sont jamais dans la victimisation, mais toujours dans la minimisation », a-t-elle remarqué. « Tu vas penser que j’exagère, mais je crois que j’ai subi un viol. » Ainsi démarrent les témoignages que livrent de nombreuses femmes à la militante féministe. Souvent, elles diront plutôt : « Je me suis forcée. »
Clémentine, alors adolescente, comprend que Maxime**, son premier petit-ami, a commis plusieurs fois quelque chose d’anormal, quand elle compare leurs relations sexuelles à celles de ses copines de lycée. Impossible cependant pour elle de qualifier son vécu de viol. « Ce mot est tellement violent. Puis, quand tu es en couple et amoureuse, il est compliqué de concevoir qu’il s’agit d’un viol », pense la jeune femme, avec dix ans de recul sur sa première relation, qui a duré quatre ans.
Marie a elle aussi peiné à définir ce qu’elle subissait dans le lit conjugal. Depuis la première fois où son époux n’a pas écouté son « non », et lui a rétorqué, « Attends, c’est bientôt fini », elle savait qu’une ligne avait été franchie.
Mais la femme mariée a réalisé que c’était un viol le soir, où, pour la première fois, « il n’est pas passé par devant ». « Il m’a plaquée contre le lit, a maintenu mes mains dans le dos et puis… Sans lubrifiant, il m’a tout arraché. Ça a duré trois minutes, le temps des va-et-vient, mais c’était suffisant à me faire souffrir. Je lui demandais d’arrêter, je pleurais, je saignais. »
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Des années de violences et de souffrance
Mathias, le père de ses deux premiers fils, l’a violée jusqu’à leur divorce, demandé par Marie après huit ans de relation, pour mettre fin à ces violences. Elle n’a pas rompu plus tôt, parce qu’elle n’avait « pas les moyens de partir », confie-t-elle, devançant les « Mais pourquoi tu es restée ? », souvent formulés par ceux qui ne se sont jamais retrouvé•e•s dans cette situation.
Trois jours après la naissance de leur deuxième enfant, Marie, qui vient d’accoucher, ne ressent pas de désir. Ça, Mathias ne le supporte pas. Il la viole pour la première fois. Il se jette sur le lit, la maintient pour qu’elle reste en place et lui arrache sa culotte.
Il m’a plaquée contre le lit, a maintenu mes mains dans le dos et puis… Sans lubrifiant, il m’a tout arraché. Je lui demandais d’arrêter, je pleurais, je saignais.
En vacances avec leur famille à la campagne, Marie trouve la force de prendre à part sa belle-mère pour lui expliquer pourquoi elle souhaite divorcer. « Alors que je suis avec sa mère dans le jardin, il m’appelle et me demande de venir voir dans notre chambre, me dit qu’il y a ‘un truc bizarre’, se remémore la femme de 31 ans. C’était son prétexte pour m’attirer dans la chambre, où, quand je suis arrivée, j’ai à peine constaté qu’il n’y avait rien de bizarre qu’il m’a bousculée sur le lit. Il m’a violée, encore une fois. »
Alors divorcés, les ex-mariés se recroisent. Marie est à cinq mois de grossesse. Elle attend un enfant de son nouveau compagnon. Mathias plaque la femme enceinte contre un mur. « En me palpant, il m’a proposé de l’argent pour qu’on couche ensemble », se souvient-elle péniblement.
Du « devoir conjugal » au viol conjugal
Lorsqu’elle se réveille, sonnée, après avoir été violée pour la première fois la veille au soir, Marie interroge son mari. Elle lui demande s’il se rend compte de ce qu’il a fait. Elle-même ne se dit pas à cet instant qu’il s’agit d’un viol. Elle sait juste que c’est grave. « Mais tu en fais des caisses ! », balaie le père de ses deux plus grands fils.
Pour lui, il avait une forme de légitimité à agir ainsi, c’était simplement mon « devoir conjugal ».
« Pour lui, il avait une forme de légitimité à agir ainsi, c’était simplement mon ‘devoir conjuga’l », interprète aujourd’hui Marie. La société a été construite autour de ces croyances que dénoncent Valérie Rey-Robert. « Les femmes doivent un travail domestique, ménager et sexuel aux hommes : c’est cela le patriarcat », dit celle qui combat les violences sexuelles depuis près de vingt ans.
La société est d’autant plus empreinte de cette conception patriarcale, que la justice elle-même a longtemps pointé du doigt les épouses qui « manquaient » à leur « devoir conjugal », puisque le viol conjugal n’a été inscrit dans la loi qu’en 1992. Avant quoi, pour les tribunaux, la question du consentement ne devait même pas se poser entre époux. L’expression d’un autre temps « devoir conjugal », issue du droit canonique de l’Église catholique au Moyen Âge, n’est, elle, pas présente dans le Code civil – elle est même proscrite pas la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH). Mais pour certains magistrats, ce devoir découle de ceux de fidélité (article 212) et de communauté de vie (article 215).
En 2019, une sexagénaire a été reconnue coupable de refus de relations sexuelles avec son mari par la Cour d’appel de Versailles, prononçant alors un divorce aux torts exclusifs, informe Le Parisien. La femme de 66 ans, soutenue par plusieurs associations féministes, a saisi le 6 mars dernier la Cour européenne des droits de l’homme pour faire condamner la France.
« La liberté sexuelle implique la liberté d’avoir des relations sexuelles entre adultes consentants… ainsi que celle de ne pas en avoir », soulignent le Collectif Féministe Contre le Viol et la Fondation des Femmes, dans un communiqué commun.
Paradoxalement, le viol entre partenaires est plus lourdement sanctionné depuis la loi du 4 avril 2006 renforçant la prévention et la répression des violences au sein d’un couple. L’auteur de ces faits criminels risquent non pas quinze, comme pour un viol entre inconnus, mais vingt ans de prison.
Harcèlement, chantage, culpabilisation
Clémentine rembobine toutes ces fois où son premier copain n’a pas respecté son refus oral. « Un soir, je n’avais pas envie et je lui ai explicitement dit. Puis je me suis endormie. Il m’a réveillée, et il a fait ce qu’il avait à faire », raconte-t-elle, par cet euphémisme supportable pour elle. « Une autre fois, j’ai dit ‘non’ un peu plus fort, de manière plus virulente, et il a fait la tête de l’autre côté du lit. Quand il se vexait ainsi, je culpabilisais et je revenais vers lui », se souvient la femme de 28 ans.
Maxime lui avait acheté un téléphone fixe à brancher dans sa chambre de lycéenne, pour qu’il puisse, chaque soir, lui parler longuement de sexe. Clémentine décrit « des appels de plusieurs heures dans lesquels il [la] manipulait, [la] poussait à bout. » « C’était très éprouvant, je pleurais tous les soirs », soupire-t-elle.
Harassée psychologiquement, je n’avais pas envie de souffrir encore une fois, donc je lui disais « Oui ».
Marie évoque à son tour le chantage affectif de son ex-conjoint, qui lui lançait « Tu ne m’aimes plus », lorsqu’elle lui disait « Non » pour un rapport sexuel, juste après son accouchement. La Parisienne fait aussi le récit d’un harcèlement sexuel qui l’a détruite : de « ses insistances » à « sa persécution au quotidien ». Elle confie alors : « Harassée psychologiquement, je n’avais pas envie de souffrir encore une fois, donc je lui disais ‘Oui' ».
Les témoignages de ces deux femmes illustrent à quel point le chantage affectif, la culpabilisation de la victime et le harcèlement moral et sexuel, sont inhérents au viol conjugal, à son mécanisme. Ces violences psychologiques préparent la victime, alors épuisée, à céder. Mais « céder n’est pas consentir », comme l’affichent les colleuses féministes sur les murs de nos villes, et comme l’écrit Giulia Foïs dans son essai.
« Mon cerveau s’est mis sur off »
Dans un texte personnel et percutant, la journaliste Morgane Giuliani, ancienne cheffe de rubrique société à Marieclaire.fr***, décrypte la « zone grise » dans laquelle se trouvent de nombreuses femmes face à la pression de leur partenaire et qui réalisent ensuite s’être forcée.
« Combien se sentiront responsables d’avoir cédé à une pression sociale injuste, résultant de cette croyance immonde et tenace selon laquelle les femmes ‘doivent’ du sexe aux hommes, a fortiori dans le cadre d’un couple ? », interroge-t-elle.
Avant de confier faire partie des leurs. « Lors de la rupture, je lui ai dit que je m’étais forcée lors de notre dernier rapport, et que ce n’était pas normal. Que c’était bien le signe qu’il fallait arrêter. C’était important pour moi d’en parler, pour qu’il comprenne à quoi j’en étais rendue, par dépit, cédant à ses pressions », détaille l’autrice. « Oui, j’avais senti que tu n’avais pas envie », lui rétorque son compagnon. Un aveu violent, qui la choque, instantanément, et qui la hantera, longtemps. « Je ne m’attendais pas à cette réponse. J’ai senti mon coeur se détacher et tomber dans un abîme sans fond. Sans un bruit. »
Combien se sentiront responsables d’avoir cédé à une pression sociale injuste, résultant de cette croyance immonde et tenace selon laquelle les femmes « doivent » du sexe aux hommes, a fortiori dans le cadre d’un couple ?
Morgane écrit avoir eu peur d’en parler, de « ne pas ‘mériter’ sa ‘place’ de victime, comme la majorité d’entre elles ». « Les femmes vivent véritablement dans la peur permanente qu’on leur dise qu’elles exagèrent, qu’elles font un monde de rien », analyse de son côté, et en écho, Valérie Rey-Robert.
Guidées par cette peur, elles emploient l’expression « zone grise » pour évoquer ce qu’elles ont vécu, selon l’autrice d’Une culture du viol à la française (éditions Libertalia). Elles minimisent ce qui pourrait déjà être considéré comme un viol, en somme. « L’expression est piégieuse, elle déculpabilise l’agresseur », insiste-t-elle.
À propos de ces nombreuses fois où elle s’est « forcée », Marie ne parle pas « zone grise », mais de « mode OFF ». « Au départ, je le repoussais, chaque fois. Et puis mon cerveau s’est mis sur off. »
Clémentine raconte s’être elle aussi souvent « déconnectée », épuisée par le harcèlement de son petit-ami. Comme ce jour où elle lui annonce qu’elle le quitte. Les maux de ventre et l’envie de vomir qui monte lorsqu’elle imagine son agresseur, se sont intensifiés. Ce n’est plus tenable, elle doit rompre. « Peut-on coucher ensemble une dernière fois ? », ose demander Maxime, lorsqu’il apprend la nouvelle. Clémentine, écœurée, sait qu’il la harcèlera aussi longtemps qu’elle refusera. Alors, elle s’est déconnectée, une dernière fois, puis elle s’en est allée.
Cicatrices et cauchemars
Le traumatisme de Clémentine a d’abord resurgi la nuit. Cinq ans après sa séparation, la jeune femme, alors étudiante, fait régulièrement des cauchemars de ce qu’elle a subi à l’adolescence. La nuit, les souvenirs qu’elle avait enfouis la réveillent, et le jour, elle fait la rencontre de femmes engagées et féministes. Elle apprend à leurs côtés l’expression « viol conjugal », qu’elle raccroche lentement à son vécu.
Elle confie vivre aujourd’hui avec « la peur de retomber sur un homme qui n’a pas intégré la notion de consentement ». Mais « selon les jours », elle se sent désormais prête à rencontrer de nouveau quelqu’un.
De cet épisode de sa vie intime, clôturé il y a presque cinq ans, Marie garde encore des cicatrices. Littéralement. Il lui arrive de pleurer lorsqu’elle se revoit dans ses scènes, mais les séquelles sont aussi physiques. « La cicatrice [de sa déchirure de l’anus, causée par la brutalité de son agresseur, ndlr] se rouvre parfois. Quand je m’assois et que je reçois comme une décharge électrique, elle vient me rappeler ce dur passé. »
Marie se l’est promis : plus jamais, elle ne se retrouvera seule dans une pièce avec son ex-mari. Toujours en concubinage avec le père de son troisième enfant, elle a redécouvert à ses côtés ce qu’était d’avoir une vie sexuelle de couple consentie et épanouie.
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*Valérie Rey-Robert est l’auteure des essais féministes Une culture du viol à la française – Du « troussage de domestique » à la « liberté d’importuner », et Le sexisme, une affaire d’hommes (éditions Libertalia).
**À la demande de ces deux femmes qui témoignent sous leurs vrais prénoms, ceux de leurs agresseurs ont été modifiés.
***Elle a édité ce papier.
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