Anne Nivat : "Il n’existe pas de guerre juste"

Anne Nivat a obtenu le prix Albert Londres en 2000 pour Chienne de guerre : une femme reporter en Tchétchénie. Un récit écrit après avoir passé du temps, en 1999, auprès des rebelles, des soldats et des civils tchétchènes. Entrée clandestinement dans le pays, elle s’était fondue dans la population.

Vingt ans et une dizaine de livres plus tard, elle signe une bande-dessinée Dans la gueule du loup (Ed. Marabulles) avec Jean-Marc Thévenet et Horne, qui met en images non dénuées de poésie la plongée dans le chaos d’une jeune journaliste, Nina, une héroïne qui lui ressemble beaucoup. Une BD parce que la guerre, « c’est dur à raconter et qu’on n’a pas envie de savoir », dit la grande-reporter. À travers le regard de Nina mais aussi celui de Mahmoud, le combattant qui lui servit de guide, exilé en France, et d’Abdel, le Français niçois, parti faire le djihad parce qu’il avait le sentiment de vivre une double peine en étant arabe et musulman, Anne Nivat pose la question : existe-t-il des guerres justes ?  Entretien.

Marie Claire : Vous avez publié de nombreux livres mais c’est la première fois que vous faites de votre expérience de reporter de guerre, un roman graphique…

Anne Nivat : J’ai eu l’idée de cette bande-dessinée il y a 8 ans quand Charlotte Rampling m’a emmenée par hasard à un combat de Chessboxing dont elle était la marraine. Le Chessboxing, inventé par Enki Bilal, ce sont des boxeurs sur un ring, qui après un round, font une partie d’échecs. J’étais dans le public, assise à côté de Jean-Marc Thévenet, ex-rédacteur en chef de Spirou, il avait dirigé le festival de BD d’Angoulême. Je ne le connaissais pas et quand il a su que j’étais reporter de guerre, il m’a demandé : « Vous n’avez jamais fait une BD ? Je la ferais bien avec vous… ».

On s’est vu ensuite dans des cafés pour que je lui raconte la guerre, je lui racontais la Tchétchénie, l’Irak, l’Afghanistan. Cela a été le début des planches, avec ensuite l’apport du jeune dessinateur très talentueux Horne. On a partagé nos mondes. Je voulais lui faire sentir le chaos dans lequel était plongée mon héroïne Nina et en même temps la puissance de cette jeune femme pour qu’il puisse tout retranscrire par le dessin. Je sais que la guerre c’est difficile à raconter et à lire. Dans mes livres, j’ai toujours raconté la vie dans la guerre et là encore, j’ai voulu être au plus banal et au plus concret de la vie quotidienne de Nina. Et comme le temps a passé depuis cette expérience, il ne me reste que les choses essentielles, et les sujets qui m’importent le plus aujourd’hui.

J’ai voulu à travers mes personnages, la journaliste Nina, Abdel, le Français, arabe et musulman, et Mahmoud, l’exilé tchétchène, parler de l’islam sans hystérie. Et raconter comme c’est dur, pour eux trois, de trouver leur place, mais pas pour les mêmes raisons : l’exil, l’adaptation et une héroïne qui montre qu’on peut être une femme et avancer comme un bulldozer.

Les femmes sont victimes de beaucoup de prédateurs dans le milieu des médias comme dans tous les milieux (…) mais elle doivent oser et refuser d’entrer dans le moule en acceptant les règles qu’on leur impose.

Nina, une héroïne inspirée de votre propre histoire, va se permettre de vivre une histoire d’amour pendant cette guerre de Tchétchénie…

Oui exactement. Un journaliste m’a dit « vous avez eu une historie d’amour avec votre fixeur », j’ai pas eu la présence d’esprit de lui répondre que Mahmoud n’était pas mon fixeur (personne accompagnant un grand reporter dans les zones à risques) dans la mesure où je ne l’ai pas payé. C’était un combattant. C’était encore l’époque où tout ne passait pas par l’argent.

Cette BD est une ode au journalisme. C’est ma vie, je n’en ai pas connue d’autre et je la mène comme je l’entends. Cette histoire d’amour a existé, je ne l’avais jamais racontée. Il m’a semblé qu’elle pouvait être partagée sous la forme de cette BD parce que le dessinateur y a mis de la poésie. Aller à l’aube, après le bombardement de la nuit, se baigner dans une source d’eau chaude… ce moment m’a marquée à vie. J’ai dit à Horne, « le ciel était mauve fuchsia, dessine le comme ça ». C’était la vie, la couleur, l’énergie. 

Les femmes sont victimes de beaucoup de prédateurs dans le milieu des médias comme dans tous les milieux que j’ai traversés, mais les femmes doivent oser et refuser d’entrer dans le moule en acceptant les règles qu’on leur impose.

Avec la pandémie, le réflexe est le repli sur soi. Les guerres qui continuent de ravager de nombreux pays sont passées au second plan…

Oui hélas, il faut sortir de notre bulle. Notre vie a changé et je comprends que ce soit difficile pour beaucoup de gens de s’adapter, mais pour les pays en guerre que j’ai connus et qui sont encore en guerre, Covid ou pas Covid, ça change pas grand chose. Ce sont des pays avec moins de confort et de liberté que chez nous alors tout le monde s’adapte et avance.

Cette BD ne porte pas de jugement sur ces guerres, c’est quasi une réflexion philosophique entre trois personnes, qui ont chacune, leur point de vue et leur posture dans le sens noble du terme sur, « Qu’est ce qu’une guerre ? Existe-il des guerres justes ? ». Une guerre change toutes les relations humaines. Nous, nous avons un gouvernement stable qui prend des mesures. Ça n’existe pas dans les pays où Nina est allée, là-bas ce qui compte, c’est la solidarité familiale. C’est leur filet de sécurité, nous, on n’a plus rien, on est dans le chacun pour soi, on se repose sur l’Etat. C’est une autre façon de vivre, et on doit se rappeler qu’on n’est pas les seuls au monde.

Notre vie a changé et je comprends que ce soit difficile pour beaucoup de gens de s’adapter, mais pour les pays en guerre que j’ai connus et qui sont encore en guerre, Covid ou pas Covid.

Tchétchénie, Afghanistan, Irak, dans ces pays qui ont été en guerre, la situation des femmes ne s’est pas pas améliorée…

Absolument pas. Prenons l’Afghanistan. La politique de Biden ne diffère pas de celle d’Obama, il n’est obsédé que par une chose : partir la tête haute. Ce qui est assez compliqué car sur place, la situation est celle d’une guerre à bas bruit. Les Talibans ont regagné du terrain et sont proches de reprendre des capitales régionales. Deux jours après le 8 mars, le ministre de l’Education a interdit aux Afghanes de plus de 12 ans de chanter en public. C’est une tentative de retalibanisation du pays pourtant à fond sous le joug américain.

En dépit de tous les efforts militaires engagés, les Occidentaux n’ont pas été jusqu’au bout de ce qu’ils voulaient faire. Cette histoire a fait un tel bruit que des femmes ont sorti le hashtag  #IamMySong, et ont posté sur les réseaux sociaux des vidéos d’elles en train de chanter. Le ministère de l’Education a reculé trois jours plus tard. Quant à nos grands chefs militaires, ils sont dans le déni, ils ne veulent pas admettre qu’ils se sont plantés en Afghanistan.

La guerre menée en Afghanistan nous avait été pourtant « vendue » comme, entre autres, une guerre menée pour la libération des Afghanes. C’est bien une preuve qu’il n’y a pas de guerre juste…

Tout à fait. C’est mon message à travers Nina, il n’existe pas de guerre juste. Imposer nos lois ailleurs, ça ne fonctionne pas. On nous enfume ! Et Nina, elle, veut garder la tête haute, revenir du terrain et le dire.

*Co-écrit avec Jean-Marc Thévenet et Horne.

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