Anne-Laure Bonnel : « Être reporter de guerre, c’est ressentir l’urgence de saisir l’histoire »

À l’occasion de la sortie de son nouveau film documentaire, « Silence dans le Haut-Karabagh », la reporter de guerre Anne-Laure Bonnel s’est confiée à ELLE sur la genèse de son projet et l’envers de son métier.

Reporter indépendante, réalisatrice, auteure et enseignante, Anne-Laure Bonnel manie aussi bien les mots que sa caméra. « Elle a une sensibilité qui lui permet de capter des émotions indicibles, et en même temps, une force mentale incroyable. Elle prône la vérité, l’intégrité et la justice en y mettant toute son énergie et toute son âme », nous confie l’un de ses proches. En 2015, alertée sur le conflit armé russo-ukrainien à l’Est de l’Ukraine, Anne-Laure Bonnel part dans la région du Donbass. Elle en revient avec des images aussi rares que terribles, rassemblées dans un film documentaire témoignant des atrocités de la guerre sur les populations civiles. Elle s’apprête aujourd’hui à sortir son nouveau film, « Silence dans le Haut-Karabagh »*, consacré au conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan qui a eu lieu en automne 2020. Pour ELLE, elle se livre sur sa manière de concevoir son métier de reporter de guerre, la place des femmes dans ce domaine et les modèles qui l’inspirent.   

ELLE. Quelle est votre définition personnelle du reporter de guerre ? 

Anne-Laure Bonnel. Le reporter de guerre est un individu qui ressent l’urgence de saisir l’histoire qui est en train de s’écrire, et de la raconter avec des images afin de laisser une trace. Je ne me fais malheureusement aucune illusion sur la capacité d’un film documentaire ou d’un reportage de guerre à arrêter la cruauté, mais peut-être que les horreurs que l’on peut saisir parleront au public et permettront de faire débat. Il y a dans ce métier la volonté d’être utile et d’alerter le public, sans jamais prendre parti, sur des actes dont les civils sont les premières victimes. Je pense que pour le reporter de guerre, c’est une obsession. Je ne vous cache pas qu’il y a des moments où je rêverais de ne pas être animée par ce métier parce qu’on n’en sort pas indemne. En captant les émotions des personnes au cœur des tragédies, on perd en légèreté. Il y a une forme de gravité qui pèse sur vos épaules. On apprend à vivre avec mais on ne s’habitue jamais à la barbarie.  

ELLE. Avant de partir sur un territoire, où trouvez-vous l’idée du reportage ?  

A-L.B. Ça vient souvent d’un témoignage ou d’une image que je vais voir et qui va m’obséder. Pour « Donbass » par exemple, tout est parti d’une rencontre humaine. À l’époque, je venais de gagner un concours organisé par France Télévisions et un homme qui avait voté pour mon projet m’avait reconnue dans la rue. Il était Ukrainien et il m’a demandé si j’étais au courant de ce qui se passait en Ukraine. Très honnêtement, je suivais ça de très loin, je ne savais pas vraiment. Ce père de famille m’a alors montré une vidéo du président ukrainien Porochenko déclarant devant son gouvernement, que les enfants des régions du Donbass allaient mourir dans des caves. Je trouvais ça incroyable qu’à 3 heures de vol de Paris, on puisse tenir de tels propos sur sa population. J’y ai pensé pendant trois semaines. Finalement, j’ai commencé à faire des recherches, à croiser les informations. Pour comprendre cette guerre que je connaissais très mal, je suis allée rencontrer des économistes, des politologues, des journalistes… Tous m’ont confirmé qu’il ne s’agissait pas d’une fake news. J’ai alors remué ciel et terre pour partir, en m’appuyant sur un réseau de gens de confiance. C’est un exercice difficile lorsque vous êtes reporter indépendante parce qu’il faut convaincre des personnes de s’investir dans votre projet alors que vous ne savez pas ce que vous allez ramener. 

ELLE. Une fois sur place, comment votre présence et votre caméra sont accueillies ? 

A-L.B. Quand j’arrive sur une zone de guerre, c’est assez facile d’avoir des témoignages. Bien plus qu’à Paris par exemple. Les populations se sentent tellement délaissées qu’elles sont heureuses de voir des témoins qui vont enregistrer leur histoire pour essayer de la faire entendre. Il y a toujours quelques personnes qui refusent de témoigner, mais quand il n’y a pas eu d’exode et que les habitants sont encore sur place, ils ont besoin de parler. Ils ne leur restent plus que les mots pour laisser une trace du drame qu’ils ont vécu. Évidemment, dans tout ça, je mets de côté Daesh et les réseaux islamistes, auxquels je n’ai jamais été confrontés. 

ELLE. Quel est le moment qui vous a le plus marqué lorsque vous étiez dans le Haut-Karabagh ?  

A-L.B. Un soir, j’étais avec mon fixeur et on n’arrêtait pas de voir des ambulances passer devant nous. Je lui ai demandé où elles allaient et il m’a répondu qu’elles se rendaient probablement à la morgue pour déposer les corps des soldats retrouvés. Je lui ai alors dit que je voulais interroger la morgue. Nous nous sommes rendus sur place, mais on nous a expliqué qu’on ne voulait pas nous laisser entrer. J’ai montré ma carte de presse mais impossible de négocier. J’y suis retournée une fois, deux fois, trois fois. J’ai réussi à obtenir un document officiel d’un ministère pour entrer, mais la morgue nous disait toujours « non ». J’aurais peut-être su les convaincre mais ne parlant pas la langue, j’étais limitée aux arguments de mon fixeur. J’ai fini par lui dire que ce n’était pas grave, que je reviendrais plus tard pour faire quelques plans. Finalement, nous nous sommes garés un peu plus loin et je suis revenue discrètement pour me faufiler derrière le bâtiment. Ce que j’y ai vu vaut tous les témoignages du monde. Il y avait plus de trois cent brancards entassés, tachés de sang et l’odeur était insoutenable. J’ai immédiatement imaginé la souffrance des soldats, souvent très jeunes. Il suffit parfois d’une image pour vous faire raconter un tas d’autres récits que vous n’avez pas entendus, mais qui se projettent.  

ELLE. Comment faites-vous pour gérer votre peur et vos émotions lorsque vous êtes sur le terrain ?  

A-L.B. J’ai beaucoup évolué sur ce point. Avant, j’avais beaucoup de colère en moi et j’avais du mal à la gérer. Avec le temps, j’ai compris que c’était contre-productif. Si vous commencez à être happée par les témoignages, comment allez-vous pouvoir être apte à poser les bonnes questions et à avoir les meilleures intuitions pour vous rendre dans tel ou tel lieu ? Stratégiquement, vous devez maîtriser vos émotions. Les conseils de certains militaires m’ont beaucoup aidée pour ça. Maintenant, je me dis que lorsqu’une personne me raconte son histoire, c’est mon devoir de gérer ma peur et mes émotions à 200% afin de la retranscrire au mieux pour qu’elle soit entendue par le plus grand nombre.  

ELLE. Vous relâchez la pression lorsque vous rentrez en France ?  

A-L.B. Pas immédiatement. Quand je rentre, je passe tout de suite au montage car monter un film prend du temps et il faut que je reste en prise avec l’actualité. J’ai les idées encore fraîches et mes émotions sont encore vives. C’est à ce moment-là que je dois écrire. Ensuite, dans un second temps, j’ai besoin de sérénité. Depuis que je fais ce métier, il y a des choses que je ne peux plus faire ou que je fais de manière occasionnelle. Je ne suis pas vraiment attirée par les soirées par exemple. Je m’y sens mal à l’aise. Je préfère aller à la campagne. Être proche de la nature. J’ai besoin de silence, de musique et de lecture.  

ELLE. Vous êtes mère de famille, est-ce que votre métier est compatible avec une vie familiale ?   

A-L.B. Personnellement, je n’ai pas voulu faire de choix entre mes reportages et ma vie de famille. Chez moi, les deux fonctionnent plutôt bien car je ne cache rien à mon enfant. Lorsqu’on discute de mon métier de reporter de guerre, je lui explique les choses avec sa capacité de les entendre à son âge. Je fais en sorte qu’il n’y ait pas de craintes. D’ailleurs, j’entends souvent : « Plus tard, je ferai le même métier que toi ». Bien sûr, parfois vous pouvez être traversée par l’idée du danger et l’arbitrage est douloureux entre d’un côté, l’obsession de témoigner, et de l’autre, la crainte d’envisager de ne plus voir grandir les personnes qui vous sont chères. Mais lorsque je suis loin ou que je rentre en France, c’est aussi la chaleur des miens qui me réchauffe le cœur. Quand on voit comment une femme ou un homme peut aimer ses enfants, on sent quand même que l’être humain sait aimer. Ça me rassure énormément. Je me dis que tout n’est pas perdu et garde espoir qu’un jour, peut-être, il y aura moins de barbarie dans ce monde. 

ELLE. Sur le terrain, est-ce qu’être une femme a pu vous desservir ou au contraire, être un atout ? 

A-L.B. Je pense que ça dépend des zones dans lesquelles on se trouve mais personnellement, je le vis comme un atout. Généralement, les reporters de guerre que je connais sont des hommes grands, musclés, avec des barbes de plusieurs jours. Moi quand j’arrive sur le terrain, je n’ai pas fait de musculation, j’ai un chignon et une forme de douceur dans les yeux. Je ne sais pas si c’est parce que je suis une femme, mais je sens que les gens me font confiance. Quand je reviens en France, des collègues qui ont été sur les mêmes zones que moi me disent souvent : « Comment tu as fait pour avoir ses images ? », « comment tu as fait pour aller là-bas ? » Il me semble que c’est parce que lorsque je suis sur un terrain complexe, je n’arrive pas avec mes gros sabots. Je prends le temps, j’écoute. Je pense qu’il y a un côté humaniste qui ressort davantage. 

ELLE. Est-ce que la place des femmes reporter de guerre a évolué ces dernières années ?  

A-L.B. En France, je pense que les choses bougent, oui. J’ai l’impression qu’on peut faire notre travail sans trop de difficultés contrairement à certains pays conservateurs, où je ne suis pas sûre qu’il y ait beaucoup de femmes reporter. Je dirais que désormais la première chose à régler en Europe, ce sont les inégalités salariales et l’accessibilité à des postes d’influence ou à haute-responsabilité pour les femmes. La question du salaire reste capitale. J’ai toujours eu le sentiment d’être moins bien payée que les hommes et ça n’évolue pas. Je trouve que c’est un scandale car je prends les mêmes risques qu’un homme lorsque je suis sur le terrain.   

ELLE. Quels sont vos modèles ?  

A-L.B. Parmi les reporters qui m’inspirent, Cécile Allegra fait figure d’exemple. Elle a notamment co-réalisé « Voyage en barbarie », un reportage avec un très beau travail d’enquête sur le trafic d’êtres humains principalement en Érythrée. J’aime beaucoup la démarche d’Anne Nivat également. J’ai un grand respect pour son travail. Dans un autre domaine, il y a aussi Hannah Arendt, dont les textes m’ont beaucoup influencée. Ce sont les trois exemples qui me viennent spontanément et je me rends compte que ce sont trois femmes (rires). Il y a chez elles cette capacité à l’empathie, à capter la douleur et à la retranscrire. J’ai quand même l’impression que les femmes, quand elles parlent de la guerre, elles en parlent un peu mieux que les hommes. 






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*« Silence dans le Haut-Karabagh », un film documentaire d’Anne-Laure Bonnel diffusé samedi 24 avril sur Spicee. 

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