Ana Correa, co-fondatrice de "Ni una menos" : "Unies, les femmes accomplissent de grandes choses"

« Ni una mujer menos, ni una muerta más », autrement dit « Pas une femme de moins, pas une morte de plus » en français. L’autrice mexicaine Susana Chávez avait écrit ces lignes comme un cri de colère. Ses mots sont devenus l’hymne d’une lutte pour les disparues, toutes ces femmes du monde assassinées dans l’indifférence d’une société misogyne.

Après des années de combat contre les féminicides, la poétesse fût elle-même victime de ce crime en 2011, à Ciudad Juárez, dans son pays natal. La dépouille de Susana Chávez avait été retrouvée étranglée et mutilée. Ses agresseurs, trois adolescents drogués selon les déclarations du procureur général de l’État de Chihuahua (Mexique), lui auraient coupé une main pour faire croire à un meurtre lié au crime organisé.

Soulèvement inédit après « le féminicide de trop » 

Loin d’être oubliée, la phrase de Susana Chávez retentit toujours dans de nombreux pays en Amérique du Sud. Inspiré de ses vers, et de son engagement, le collectif argentin « Ni Una Menos » naît en juin 2015.

La création formelle de l’organisation féministe est une réaction au féminicide de Chiara Páez, adolescente de 14 ans tuée par son ex-petit-ami alors qu’elle était enceinte le 10 mai 2015. À la suite de ce meurtre, des centaines de milliers de femmes se sont soulevées à travers tout le pays pour réclamer la fin des violences machistes. Le slogan « Ni una menos » était alors brandi au coeur d’immenses marches qui ont embrasé les rues d’Argentine.

L’une des fondatrices du mouvement, l’avocate et autrice Ana Correa, fait le point pour Marie Claire sur l’avancée de la lutte pour les droits des femmes en Argentine, quelques années après cette insurrection féministe qui a trouvé un écho mondial.

Marie Claire : Comment le féminicide de Chiara Páez a-t-il déclenché un soulèvement des femmes inédit ?

Anna Correa : À ce moment là, notre pays avait connu une série de féminicides et, à l’exception des femmes et des adolescentes, personne d’autre ne semblait s’en émouvoir. Le meurtre de Chiara a été un déclencheur. Il a donné le sentiment insupportable de regarder passivement ces crimes se dérouler.

La journaliste Marcela Ojeda a condensé en un tweet tout ce ras-le-bol, cette impuissance, et en même temps l’envie et l’urgence d’agir. Après l’annonce de la découverte du corps de Chiara, elle a passé un appel à la mobilisation dans un tweet percutant: « Actrices, politiciennes, artistes, entrepreneuses, travailleuses sociales, des femmes, toutes… Allons-nous faire entendre notre voix ? ON NOUS TUE ».

Nous avons donc réuni un groupe de journalistes et de communicantes. Et en 24 heures, nous avons organisé une grande marche de protestation, qui a eu lieu moins d’un mois plus tard, le 3 juin 2015.

Une vague a surgi, et elle a conduit au renforcement de la voix des femmes.

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Les femmes d’Argentine enfin écoutées par la société

Depuis cette première marche suivie dans plus de 80 villes du pays, qu’est-ce qui a changé pour les femmes en Argentine ?

Il y a eu quelques mesures immédiates, qui n’ont malheureusement pas toutes abouties, comme la création d’un groupe d’avocats et d’avocates consacré aux victimes de violence de genre, ou encore la mise en place d’un décompte des féminicides.

Une vague a surgi, et elle a conduit au renforcement de la voix des femmes. Le travail qui était fait sur le terrain et dans les milieux politiques, sans grand écho, par des femmes, des syndicats ou des organisations étudiantes, a commencé à connaître une plus forte visibilité.

Aujourd’hui, nous prenons tout simplement plus de place dans toutes les organisations, mais on est encore loin du compte. Une victoire féministe, ce n’est pas le fait d’avoir des femmes un peu partout, mais bien d’avoir une perspective féministe intersectionnelle. Et ça, n’est pas encore le cas.

Notre plus réussite la plus importante, c’est celle de nous être fait entendre. Nous avons élevé notre voix à un niveau tel que ce mouvement perdure aujourd’hui de différentes manières et dans d’autres parties du monde.

De quelle manière le mouvement « Ni Una Menos » a-t-il marqué l’histoire des droits des femmes et des personnes LGBTQI+ dans votre pays ?

Quand les femmes s’unissent avec des revendications, elles accomplissent de grandes choses. La manifestation massive a mobilisé des secteurs qui, traditionnellement, ne défilaient pas dans les rues. Grâce à cela, il est désormais impensable que l’opinion des femmes, leurs droits, et ceux des personnes LGBTQI+ également, ne soient pas prises en compte dans les débats. Malheureusement, cela ne veut pas dire que ces droits sont respectés. J’aimerais que ce soit le cas.

En 2018, lorsque l’actrice argentine Thelma Fardín a porté plainte pour des violences sexuelles qu’elle avait subies dans l’enfance, notamment de la part d’un célèbre acteur local, elle a été fortement soutenue. Sa prise de parole a été une étape clé dans la mobilisation féministe liée au mouvement « Ni Una Menos ».

Son affaire a impliqué les tribunaux de trois pays différents, ainsi la procédure a traîné en longueur. Mais ce que beaucoup ne savent pas, c’est l’impact que cette bataille judiciaire a eu sur des femmes, qui, pour la première fois, ont osé dénoncer les abus sexuels dont elles avaient été victimes.

Avant, le mot avortement n’était même pas mentionné dans les médias mainstream.

En effet, dans une enquête que j’ai menée l’année dernière sur les crimes sexuels pendant la dictature militaire (entre 1976 et 1983), j’ai constaté que de nombreuses victimes de ces dernières années avaient finalement décidé de parler, et de réclamer que justice soit faite, dans la foulée de la création du collectif et de la plainte de Thelma Fardín. Elles étaient encouragées par ce message très fort : « Nous ne sommes plus seules. »

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Victoire historique sur l’avortement

Quelles lois progressistes concrètes ont-elles été votées en Argentine ?

La dépénalisation officielle de l’interruption volontaire de grossesse et sa légalisation. Avant, le mot avortement n’était même pas mentionné dans les médias mainstream. En revanche, les femmes étaient poursuivies pour avoir avorté et beaucoup en sont également mortes. Mais on n’en parlait pas.

Pendant trois ans, il y a eu des débats et de nouvelles manifestations dans tout le pays. Nous l’avons finalement obtenu en 2020 [la loi sur l’interruption volontaire de grossesse date de cette année, sa promulgation de janvier 2021, ndlr].

Autres grande réussites, la loi sur la parité dans la représentation politique et celle de l’imposition d’un quota de personnes « travesties »* et transgenres dans le secteur public.

Votre pays dispose maintenant d’un ministère des Femmes, des Genres et de la Diversité. Est-il à la hauteur de vos attentes ?

C’est un succès et en même temps un énorme défi de créer un tel ministère en partant de zéro, sans structure, sans budget préalable. Surtout qu’il y a un certain épuisement militant dans les groupes féministes. Je peux dire que j’attendais plus, et que j’attends toujours plus, d’un ministère pour les droits des Femmes. Mais je ne veux pas être injuste, parce que en vérité j’attends plus de tous les ministères.

Je soutiens l’action de celui-ci mais il y a beaucoup de choses à améliorer. Il faut des mesures concrètes, comme par exemple le programme Acompañar [mis en place en 2020, il propose une aide financière aux personnes victimes de violence sexistes, ndlr]. 

Quel est le plus grand défi qu’il vous reste à relever ?

Il y a actuellement une énorme campagne menée par les milieux d’extrême droite pour nous discréditer. Ce qu’ils cherchent, c’est revenir en arrière, en remettant en cause des droits acquis pour les femmes.

Alors, nous devons coordonner nos voix et travailler à un « féminisme pour les 99% ». C’est un concept développé par les chercheuses Cinzia Arruzza, Tithi Bhattacharya et Nancy Fraser, dans leur manifeste Feminism for the 99% qui promeut un féminisme inclusif et intersectionnel en incluant la lutte des classes, la lutte antiraciste et la lutte anticapitaliste.

Les inégalités économiques, sociales, culturelles et de genre se sont particulièrement creusées après la pandémie de Covid-19. La violence s’est aggravée et les conséquences de celles-ci sur les victimes n’ont jamais vraiment été recensées.

Il est urgent de travailler pour réduire ces inégalités, et en ce sens, le féminisme intersectionnel a beaucoup à apporter au combat. Avec la force de notre mouvement, nous nous devons de lutter contre toutes les injustices.

* En Argentine, beaucoup de militantes revendiquent l’utilisation et la réappropriation du mot travesti, qui avait une connotation péjorative.

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