A quoi servent les réunions non-mixtes ?

Dans #MotsPourMaux aujourd’hui on parle de non-mixité, un débat qui a repris du poil de la bête depuis que l’adjointe à la Mairie de Paris, Audrey Pulvar, a estimé sur BFMTV le 28 mars dernier que cela ne la choquait pas « que des personnes discriminées sentent la nécessité de se réunir entre elles pour en discuter » et qu’on pouvait demander aux personnes blanches de « se taire » pendant ces réunions.

En réalité le débat n’est pas nouveau, et ressurgit presque chaque année. En 2016, c’est un camp décolonial à Reims qui a fait polémique, parce qu’il s’affiche comme non-mixte. La même année, la commission « Féminismes » du mouvement Nuit debout est accusée d’exclure les hommes. L’année d’après, c’est le Festival Nyansapo, organisé par le collectif afroféministe Mwasi, qui fait réagir, à cause de certains ateliers « réservés aux femmes noires ». L’année encore d’après ce sont des ateliers réservés aux minorités dans l’université de Tolbiac. Et ainsi de suite.

MLF et Black Panthers

Cela fait pourtant plus de quarante ans que les femmes et minorités s’organisent en non-mixité. Le débat sur la non-mixité est apparu dans les années 1960-1970, parce que les mouvements antiracistes et féministes de l’époque ont été nombreux à choisir la non-mixité.

C’est le cas du mouvement antiraciste des Black Panthers, aux Etats-Unis. Et en France du Mouvement de Libération des Femmes, qui ont expliqué dans un numéro de la revue Partisans « devoir prendre en charge elles-mêmes leur libération ».

Les raisons de la non-mixité choisie

Alors pourquoi certains mouvements antiracistes et féministes ressentent-ils le besoin d’organiser des réunions non-mixtes ? Il faut savoir que les militantes du MLF venaient pour beaucoup d’associations complètement mixtes, mais que les réunions en présence d’hommes n’étaient pas toujours évidentes, comme le raconte le sociologue Alban Jacquemart, dans son livre Les hommes dans les mouvements féministes.

  • Dans les réunions non-mixtes, les femmes et minorités se sentent plus libres de parler d’expériences intimes, difficiles à dire. La non-mixité permet de briser le mur du silence.
  • Ces personnes prennent aussi conscience que les problèmes qu’elles vivent au quotidien sont partagés par de nombreuses autres femmes. La non-mixité permet l’émergence d’une conscience de groupe, par exemple la « classe des femmes », selon une analogie très utilisée à l’époque par le MLF.
  • Les réunions non mixtes permettent aussi d’avancer plus vite, car les femmes n’ont alors nul besoin de réexpliquer aux hommes des choses qu’elles ont vécues et connaissent parfaitement bien.
  • La non-mixité permet d’exprimer sa colère, ce qui serait plus difficile à faire devant des hommes.
  • Enfin, comme les hommes ont été socialement éduqués à prendre plus facilement la parole que les femmes, les réunions non mixtes sont aussi une garantie que les femmes vont pouvoir s’exprimer, sans que la parole soit confisquée par des hommes rodés à l’expression publique.

Les hommes incités à tenir les crèches pendant les évènements du MLF

En bref, comme l’explique la philosophe féministe Christine Delphy, la non-mixité est une garantie d’autoémancipation. C’est par exemple pendant une réunion non-mixte qu’ont été évoqués pour la première fois les viols et agressions sexuelles qui se sont produits à l’occasion de Nuit debout. Et c’est parce que la parole a émergé à ce moment-là que des mesures ont pu être prises.

Cela ne veut pas dire que les hommes étaient totalement exclus des actions du MLF : ils étaient les bienvenus dans les manifestations, à condition qu’ils n’occupent pas le devant du cortège, ce qui n’était pas toujours respecté. Et ils ont été acceptés lors de journées d’action organisées en 1972 à la Mutualité française, à condition de ne pas prendre la parole. Les hommes étaient alors invités à tenir la crèche.

« Racistes », les mouvements antiracistes ?

Malgré toutes ces raisons, que les mouvements antiracistes et féministes ont toujours expliqué en long, en large et en travers, le principe d’une non-mixité temporaire a toujours suscité beaucoup de critiques. En 1976 par exemple un Tribunal international des crimes contre les femmes s’est tenu à Bruxelles. Près d’un millier de femmes sont venues de nombreux pays témoigner des violences subies. Mais sur quoi ont insisté les médias à l’époque ? Sur le fait que l’évènement était non mixte, comme le rappelle l’ancienne figure du Mouvement de Libération des Femmes, Martine Storti.

Les mots d’Audrey Pulvar ont été qualifiés de « racistes », de « séparatistes » et de « discriminatoires » par de nombreux élus de droite et d’extrême droite, de LREM jusqu’au RN. Même une partie de la gauche n’est pas à l’aise avec cette idée de réunions non-mixtes. En 2016, l’ancienne ministre de l’Education nationale Najat Vallaud Belkacem jugeait que ces réunions exprimaient une « vision raciste de la société », conduisant au « repli sur soi, la division communautaire et le chacun chez soi ».

Une étape, pas une fin en soi

Notons tout de même qu’aujourd’hui, la non-mixité heurte bien plus quand il s’agit des personnes racisées que des femmes, ou d’autres minorités. De même il ne viendrait à l’idée de personne de contester que des salariés puissent se réunir entre eux, sans les patrons. Et les mêmes personnes qui s’offusquent contre les réunions réservées aux personnes non-blanches ne clament en général jamais leur indignation quand il n’y a que des hommes ou que des blancs dans les réunions d’élus locaux, sur les photos d’entreprises ou parmi les gagnants des cérémonies de remise de prix.

Cette non-mixité subie est très éloignée de la non-mixité choisie et temporaire. La première est le résultat de mécanismes d’invisibilisation et de cooptation, sur lesquels on ne s’interroge pas, qui favorisent un entre-soi. La deuxième est un outil politique d’émancipation, mais qui n’est qu’une étape. En aucun cas une fin en soi.

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