A l'Odéon, la convergence des luttes est le seul spectacle à l'affiche

  • Le théâtre de l’Odéon, à Paris, a annulé le spectacle qui devait marquer, mercredi soir, la reprise et le déconfinement.
  • Des intermittents du spectacle, mais aussi des membres de professions précaires, occupent toujours le théâtre jour et nuit.
  • Le dialogue n’est pas rompu avec la direction du théâtre mais, pour l’instant, les conditions ne sont pas réunies pour un retour du public.

Contrairement aux cafetiers des alentours qui accueillent tout sourire leurs premiers clients aux mines réjouies, le cœur n’est pas vraiment à la fête au théâtre de l’Odéon ce mercredi matin. La veille, alors que la soirée était déjà bien entamée, un coup de théâtre a fait trembler les murs de l’établissement parisien : La Ménagerie de verre, la première pièce qui devait signer la reprise, avec pour tête d’affiche Isabelle Huppert,
ne se jouera finalement pas.

Une décision prise par le directeur Stéphane Braunschweig, à la veille du grand jour de déconfinement national. Pourquoi cette annulation soudaine ? Depuis plusieurs jours, un véritable bras de fer se tient entre la direction du théâtre et la quarantaine « d’occupants » qui y vivent nuit et jour depuis mars dernier pour faire entendre leurs voix et lutter contre la précarité des intermittents. Celles et ceux que 20 Minutes doit rencontrer ce mercredi matin.

Mais avant, il faut montrer patte blanche auprès des agents de sécurité qui gardent en permanence les grilles de l’entrée des artistes et contrôlent toutes les allées et venues. C’est une fois passés ce sas de sécurité que nous pouvons enfin rencontrer Arthur, un journaliste pigiste qui fait partie des occupants, ainsi que Victoria, comédienne, chanteuse et autrice, et Martine, prof de boxe française, toutes deux en charge du « tour de garde ».

« Depuis le début on fait en sorte que la cohabitation soit possible »

Présents 24h/24 dans le théâtre, les occupants se relaient à tour de rôle en binôme devant l’entrée des artistes pour protéger l’accès et prévenir d’une éventuelle expulsion. La semaine dernière, celles et ceux qui occupaient le théâtre de la Cité à Toulouse, ont été délogés par la police à l’aube. Et la menace semble d’autant plus sérieuse dans les têtes des occupants parisiens, depuis les événements de la veille. Car depuis la décision de Stéphane Braunschweig d’annuler le spectacle, ils ont compris que leur présence n’était vraiment plus désirée. « Depuis le début on fait en sorte que la cohabitation soit possible, explique Victoria, sereine et déterminée, malgré une courte nuit. Mais on voit que ça n’arrange clairement pas cette direction que le théâtre soit occupé ».

Depuis le 4 mars, une quarantaine de personnes vivent nuit et jour dans l’Odéon pour faire entendre leurs voix, celles des intermittents du spectacle, mais pas seulement : comédiens, chanteuses, ingénieurs du son, cadreuses, mais aussi enseignantes, journalistes, guides conférenciers, étudiants, vendeurs, caissiers et bien d’autres… Pour cela, ils ont investi une partie des locaux, y mangent et y dorment, organisent chaque jour des AG sur la poursuite du mouvement, et des débats toutes les après-midi avec le public, sur la place devant le théâtre. Le soir, l’ambiance se veut parfois plus festive, animée par les nombreux artistes présents. Parallèlement, la partie non occupée accueille les équipes techniques et artistiques, qui préparent depuis des semaines la reprise. Une cohabitation qui semblait être tolérée par la direction, jusqu’à la semaine dernière.

« Aujourd’hui le public doit revenir, les artistes doivent pouvoir jouer »

« Ce n’est pas parce qu’on l’a toléré pendant plusieurs semaines qu’on peut continuer à l’accepter au moment où on rouvre au public, estime Stéphane Braunschweig, croisé près de l’entrée des artistes. J’ai considéré pendant deux mois que le théâtre étant fermé, on pouvait accepter un certain nombre de choses, et je pense que c’était nécessaire d’accepter cette occupation pour que ces revendications soient portées. Aujourd’hui le public doit revenir, les artistes doivent pouvoir jouer et les conditions ne sont pas réunies. »

En vue d’une reprise ce mercredi, les deux parties dialoguent depuis plusieurs jours pour tenter de trouver un terrain d’entente. « On avait des discussions très tendues depuis vendredi dernier pour savoir dans quelles conditions le spectacle aurait lieu, nous précise Denis Gravouil, secrétaire général de la CGT Spectacle. Il n’est pas question pour nous de le bloquer ou de le perturber, on a fait des propositions pour qu’on ne rencontre pas les spectateurs dans les couloirs pour des questions de flux sanitaires, on s’était proposé de se mettre à l’écart, à l’exception de prises de parole de deux minutes à l’ouverture des spectacles. » Par ailleurs, les occupants ont libéré il y a quelques jours certains des espaces occupés, telles que les loges, où ils dormaient, et une partie de l’entrée où ils avaient installé leur QG.

Si les propositions ont été prises en compte par la direction, un point de crispation a tendu les échanges : l’occupation nocturne des locaux. « On a essayé de dialoguer, ça fait 15 jours qu’on essaye de trouver des solutions pour les flux de public etc. On en avait trouvé et elles ne sont pas idéales, mais ça permettait de jouer. Ils veulent le symbole de la nuit, moi je veux que les spectacles jouent, c’est tout », lance Stéphane Braunschweig, ajoutant que « c’est absolument illégal d’avoir des gens qui dorment dans ce théâtre la nuit ». Conscients de faire acte de « désobéissance civile », les occupants quant à eux refusent de négocier sur cette présence nocturne, de peur de se voir chasser peu à peu du théâtre.

« Nous ne voulons pas bloquer les spectacles »

Mais au-delà de cette guerre de territoire, une incompréhension divise les deux parties. D’un côté, une direction qui souhaite coûte que coûte reprendre les représentations, et de l’autre des occupants qui souhaitent poursuivre leurs actions. Outre la prolongation de l’année blanche, annoncée récemment par le ministère de la Culture, leurs revendications sont plurielles et dépassent la sphère culturelle. Ils demandent notamment le retrait de la réforme de l’assurance chômage qui entre en vigueur en juillet, le maintien des droits pour tous les chômeurs, de la période de crise jusqu’à la reprise totale des activités, ou encore « un plan massif de soutien à l’emploi, impliquant les jeunes ».

« On fait une proposition de société, affirme Victoria. Il y a une pluralité de mouvements à l’intérieur de l’Odéon qu’il faut entendre. Il y a des banderoles qui concernent la sécurité globale, le climat… Ça s’étend ! » « Il y a un foisonnement incessant dedans comme dehors, d’idées, de confrontations parfois heureuses, c’est riche quoi ! », ajoute pour sa part Gaëtan, comédien. En résumé, des revendications sociales globales et le souhait d’une convergence des luttes. Un appel à manifester samedi prochain à partir de 13 heures dans différentes villes de France a par ailleurs été lancé.

En attendant d’être entendu par le gouvernement, les occupants comptent bien poursuivre l’occupation du théâtre. Quitte à empêcher la reprise des spectacles ? Non, et c’est peut-être l’un des seuls points d’accord des deux parties, qui déplorent toutes deux l’annulation du spectacle.

« Ce que nous demandons à la direction, c’est de tenir la représentation, a affirmé Denis Gravouil lors de la conférence de presse tenue ce matin. C’est le souhait des équipes techniques et artistiques que nous soutenons et de tous les occupants. Nous avons pris le parti de dire que nous ne voulons pas bloquer les spectacles, nous voulons que tout le monde travaille. » En ce sens, les occupants se disent prêts à reprendre le dialogue avec la direction, sans transiger toutefois sur leur présence permanente dans les locaux.

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