"9h – 19h30, pas plus" : comment défendre son droit à être injoignable ?

C’est toujours une «urgence» suffisante pour qu’on vous appelle à 21 heures ou un samedi. Au travail, et plus encore depuis un an, votre téléphone portable est une porte toujours ouverte par laquelle clients et collègues font irruption. Nos clés pour leur signifier (avec diplomatie) que vous avez besoin de couper.

Poser la bête, écran contre la table, et tourner les talons avec la ferme intention de rester sourd à ses vibrations, sonneries stridentes et autres manifestations. Mieux : activer le mode avion pour vraiment lâcher son téléphone et, avec lui, ses collègues, clients, partenaires et autres contacts professionnels susceptibles d’avoir besoin qu’on leur réponde «asap stp» pour «une urgence».

Déjà précieux en temps normal, le geste est quasiment devenu un enjeu de santé publique depuis le début de la pandémie et le recours au télétravail. En France, au mois de mars 2021, un salarié sur deux déclarait commencer plus tôt et finir plus tard, et six sur dix affirmaient que certains, dans leur entreprise, travaillent trop, d’après le cabinet Empreinte Humaine, spécialisé dans la prévention des risques psychosociaux. Lire ses mails dès le réveil, en buvant son café, pousser jusqu’à 20h ou plus puisqu’après tout, on n’a pas de temps de trajet… «En télétravail, on peut travailler en continu et ne pas le sentir», soupire Caroline Ramade, chef d’entreprise, fondatrice de 50inTech et finaliste cette année du prix Madame Figaro – Business with Attitude. Ou le sentir trop tard, lorsque la surcharge de travail, adossée à la monotonie des journées, provoque – c’est le cas chez un nombre croissant de Français – des troubles du sommeil, de l’anxiété ou de la dépression.

Définir des priorités claires

Au début de la pandémie, la petite équipe de sept personnes de Caroline Ramade a été comme prise de panique. «Les priorités n’étaient pas claires, c’était le bazar, on s’appelait tard le soir et le week-end, en urgence. Après l’été, on s’est dit « plus jamais ça », sinon on allait cramer.» Depuis, plus personne n’écrit ni n’appelle avant 9h et après 19h. D’ailleurs, chacun désactive ses notifications en-dehors de ces horaires. «Si l’un d’entre nous travaille en asynchrone, de son côté, il peut écrire, mais pas attendre une réponse. La seule exception, c’est en cas de force majeure, comme lorsque nos serveurs ont brûlé dans l’incendie des locaux d’OVH», précise Caroline Ramade.

Une rigueur qui relève presque de la prouesse pour une entreprise comme 50inTech, jeune, mais à la croissance rapide. «On enclenche un grand chantier pour définir des lignes directrices, des objectifs et des résultats mesurables très clairs, pour que chacun puisse organiser son travail. Mon but, c’est que nos journées ne débordent pas et que mes collaborateurs se sentent autorisés à couper. Chaque matin, j’affiche les trois priorités du jour et, si on n’a pas réussi à tout faire, on en discute pour comprendre pourquoi.»

Déléguer

Elle-même, bien que chef d’entreprise, coupe à 19 heures et se consacre pleinement à ses deux filles. «J’en ai besoin pour survivre, alors je m’organise pour que ce soit possible. Je me ménage des plages de travail pour être efficace et, lorsqu’il y a un point de tension, un gros dossier à régler, je délègue. Surtout ce qui n’est pas ma spécialité et me prendrait des heures. Si besoin, je fais appel à des freelances mieux armés que moi, pour des missions ponctuelles.»

Pour déléguer, il faut d’abord faire confiance. C’est à la fois plus dur et plus important quand on ne se voit pas : à l’automne dernier, lors du reconfinement, beaucoup de salariés interrogés par Empreinte Humaine déploraient une exigence accrue et permanente de reporting de la part de leurs managers. Résultat : les salariés s’épuisent à prouver qu’ils travaillent, les managers, à surveiller ce que font leurs équipes. «Je suis obligée d’avoir des relais, sinon c’est invivable», martèle Marie-Claire Poirier, fondatrice et patronne de l’épicerie en ligne Beaugrain. Elle travaille de 7 à 16 heures, puis se consacre à ses deux enfants de trois et deux ans. Comme chaque week-end et toutes les vacances scolaires. Pendant ce temps, son équipe de direction, sur le terrain, prend le relais. «Je ne peux pas me permettre de couper mon téléphone, mais je suis celle qu’on appelle en deuxième. C’est déjà un filtre très efficace, assure-t-elle. Je travaille beaucoup mais, honnêtement, j’ai une vie personnelle très équilibrée.»

Anticiper les scénarios d’urgence

Si Marie-Claire Poirier arrive ainsi à se dégager du temps, c’est grâce à un cercle vertueux. «Quand j’ai été enceinte de mon premier enfant, j’ai réorganisé les choses pour être mieux secondée, raconte-t-elle. Ça m’a dégagé de l’opérationnel au profit du développement de mon entreprise. Ce qui m’a permis de franchir un cap de chiffre d’affaires et de consolider encore mon équipe de direction.» Donc, de se dégager davantage de temps.

Même sans être patron, on peut enclencher ce cercle vertueux. Première étape ? Anticiper. «On peut très bien, lors d’une réunion d’équipe, définir ensemble ce qu’est une situation d’urgence et la conduite à tenir si elles surviennent, conseille la coach Diane Ballonad-Rolland, fondatrice du cabinet Temps & Équilibre et auteure de Slow Working (1). Si tel problème se présente, que fait-on ? Qui contacte-t-on ? Est-ce que ça vaut un coup de fil le soir ou le week-end, ou est-ce qu’on attend le lendemain ?» En clair, on évite les malentendus et les moments de panique. Si un collègue désemparé appelle malgré tout à 21 heures sans bonne raison, on peut lui expliquer posément, le lendemain, que ça aurait pu attendre. Il sera toujours plus facile de lui dire une fois la pression redescendue.

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S’autoriser à décrocher

Si ça coince et que l’urgence devient le mode normal de fonctionnement ? «Sans chercher la confrontation, on a le droit de rappeler à son manager que ce n’est pas parce qu’on est joignable 24 heures sur 24 qu’on est plus efficace ou engagé, au contraire, conseille Diane Ballonad-Rolland. Et c’est vrai aussi pour les freelances : personne n’est corvéable à merci, ni par un client, ni par un chef.» Certains secteurs d’activité ou entreprises érigent, parfois inconsciemment, la disponibilité et une forme de présentéisme en unique preuve d’investissement.

Un mauvais calcul, pour les salariés comme pour les entreprises. «Le but est de tenir dans la durée et de remplir ses missions, ce qui implique de se préserver, poursuit notre coach. À quoi bon griller toutes ses cartouches en six mois ou un an ? Ni nous-même, ni nos proches, ni même notre entreprise n’y ont intérêt.» Le garder en tête – et le dire, c’est aussi s’autoriser soi-même à déconnecter pour de bon, plutôt que de garder un œil, même de loin, sur ses notifications. Dans un pays où 67 % des salariés ont du mal à déconnecter pendant leurs vacances, d’après une étude de l’agence d’intérim Qapa, c’est moins évident que ça n’en a l’air.

(1) Slow Working, de Diane Ballonad-Rolland, éditions My Happy Job, 191 p., 14,90€. Disponible sur livre.fnac.com

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