50 ans du manifeste pour l’avortement : ces 343 femmes qui ont défié la loi pour nos droits

Gisèle Halimi, Simone de Beauvoir, Catherine Deneuve, Marguerite Duras, Jeanne Moreau, Françoise Sagan, Agnès Varda, Stéphane Audran, Delphine Seyrig, Brigitte Fontaine, Nadine Trintignant, Bulle Ogier, Catherine Arditi, Ariane Mnouchkine, Bernadette Lafont…

Jamais autant de femmes célèbres ne s’étaient retrouvées côte à côte au bas d’un texte. Il y a 50 ans, 343 femmes faisaient cause commune en signant un manifeste pour le droit à l’avortement, publié dans Le Nouvel Observateur : « Un million de femmes se font avorter chaque année en France. Elles le font dans des conditions dangereuses en raison de la clandestinité à laquelle elles sont condamnées, alors que cette opération, pratiquée sous contrôle médical, est des plus simples. On fait silence sur ces millions de femmes. Je déclare que je suis l’une d’elles. Je déclare avoir avorté. De même que nous réclamons le libre accès aux moyens anticonceptionnels, nous réclamons l’avortement libre. »

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Le manifeste des 343, un morceau d’Histoire

Dans la France conservatrice du début des années 70, la loi de 1920 était toujours en vigueur, l’avortement était passible d’une peine de prison(1). Les slogans de la libéralisation sexuelle de Mai 68 avaient beau être passés par là, accoler publiquement son nom à celui de l’avortement était osé. Un demi-siècle plus tard, de nombreuses signataires ont disparu.

Les cinquante années passées ont parfois brouillé les souvenirs de celles qui témoignent aujourd’hui. Mais toutes évoquent avec fierté ce morceau d’histoire dans la conquête des droits des femmes. Dont nous, les filles et petites-filles, avons hérité, oubliant souvent à quel point les luttes ont été âpres. À l’époque, seules les femmes qui avaient les moyens pouvaient se rendre en Hollande, Angleterre ou Suisse, où l’avortement était légal. Cintres, aiguilles à tricoter, eau de Javel, queue de persil, sonde dans l’utérus…

Les autres en étaient réduites à des méthodes dangereuses. Elles se faisaient avorter sur la table de cuisine d’un étudiant en médecine ou dans l’arrière-boutique d’une « faiseuse d’anges ». Catherine Arditi avait 19 ans, ce qui « correspond à 15 ans aujourd’hui », précise-t-elle : « On n’y allait pas la fleur au fusil. J’ai fait avec les moyens du bord, dans de très mauvaises conditions. » Malgré le temps, la comédienne ne veut pas en dire plus : « Non, pas la peine, cela a été très douloureux, une douleur que je ne souhaiterais pas à ma pire ennemie. J’ai failli mourir. Voilà, je ne suis pas morte. »

Des femmes mouraient des suites d’interventions clandestines. D’autres en gardaient des séquelles qui les rendaient stériles ou les laissaient mutilées. « Des camarades se sont retrouvées au bord de la septicémie, on employait les moyens les plus dangereux, comme les aiguilles à tricoter », se souvient l’actrice Bulle Ogier. Il faut lire son récit autobiographique J’ai oublié (2) pour, au détour d’une phrase, apprendre quelle fut son expérience personnelle : « Je n’ai donc pas oublié que c’est lors de la parenthèse la plus insouciante et joyeuse de ma vie que je me suis fait violer par le médecin qui m’a avortée. »

L’engagement au Mouvement de libération des femmes

Mais, elle garde de son engagement au MLF le « beau souvenir d’une lutte fantastique avec toutes ces filles, anonymes de toutes classes sociales, écrivaines et stars, toutes ensemble ». Apparu en 1970, le Mouvement de libération des femmes était un groupe non-mixte, révolutionnaire, qui revendiquait la liberté pour les intéressées de disposer de leur corps. « Pendant des mois, dans les groupes de paroles, chez les unes et les autres, on approfondissait et déconstruisait ce que ‘l’oppression des femmes’ voulait dire », rappelle l’une des 343 et pionnière du MLF, Cathy Bernheim.

Pendant des mois, dans les groupes de paroles, chez les unes et les autres, on approfondissait et déconstruisait ce que « l’oppression des femmes » voulait dire.

Le tout dans un espace forcément enfumé car « la cigarette faisait partie de la femme libérée ». Un mercredi soir sur deux, l’assemblée générale du MLF se tenait à l’école des Beaux-Arts, à Saint-Germain-des- Prés. La quinzaine de personnes du « groupe Avortement » planchait dans une pièce adjacente. Cette fois-ci, les garçons étaient autorisés.

« Je trouvais que c’était une bonne chose pour lutter contre le machisme, se souvient la sociologue au CNRS Christine Delphy, qui en faisait partie. Ils n’avaient pas plus envie que leur femme d’avoir un enfant en plus. » Chants, distributions de tracts, concerts de casseroles, articles dans la revue Partisans, débats, prises de paroles dans des squares… Des actions sont menées tous azimuts. Le lancer de mou, le 10 février 1971, par des militantes à la tribune d’une conférence du professeur Lejeune, à la tête de l’association anti-avortement Laissez-les vivre !, est resté dans les annales.

Mais les impacts de la campagne du MLF pour l’avortement restaient limités. « L’idée du manifeste revient à deux journalistes du Nouvel Observateur(3), qui nous ont contactées, précise Christine Delphy. Nous nous sommes retrouvé·es dans un café de la rue Bonaparte, tout près des Beaux-Arts, pour discuter. Nous avons trouvé la proposition excellente. »

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L’engagement de personnalités publiques

L’engagement de célébrités pour la cause allait assurer le retentissement qui lui manquait jusqu’alors. Pourtant le projet est tout d’abord mal accueilli par la base du MLF : le magazine et les actrices sont jugés bien trop bourgeois. Après moultes tractations, les militantes donnent leur accord à condition que des anonymes signent également. La présence de personnalités permettra de les protéger : qui oserait s’attaquer à elles ?

Pour récolter les signatures, Simone de Beauvoir, qui avait rédigé le texte, met son carnet d’adresses à contribution. Des actrices et réalisatrices engagées dans le MLF, comme Delphine Seyrig ou Nadine Trintignant, se mobilisent. Cette dernière était alors en train de tourner son film Ça n’arrive qu’aux autres, avec Catherine Deneuve dans le rôle principal. « Elle est venue dîner un soir à la maison avec Marcello (Mastroianni, ndlr). Je lui en ai parlé. Marcello lui disait : ‘Mais Catherine, si Nadine te dit de signer, signe !’ Elle a un peu hésité mais elle a signé. »

Bulle Ogier, elle, a donné son accord les yeux fermés, sans même avoir lu la tribune. Yvette Roudy, journaliste et engagée aux côtés de François Mitterrand, a gardé son secret pendant cinquante ans : « Je vais vous dire quelque chose que je n’ai jamais dit à personne : je n’ai pas eu recours à l’IVG. J’ai signé par solidarité, je savais que c’était un acte politique très fort. » Le texte paraît dans Le Nouvel Observateur le 5 avril 1971. Sur un fond noir, la une du magazine annonce « La liste des 343 Françaises qui ont le courage de signer le manifeste ‘JE ME SUIS FAIT AVORTER’ « .

Ce coup médiatique sert d’accélérateur. Il prépare le terrain au procès de Bobigny, que l’avocate féministe Gisèle Halimi transforme en tribune en faveur de l’avortement l’année d’après. Il ouvre la voie à la loi, défendue par la ministre de la Santé Simone Veil, qui légalise l’avortement en 1975.

Fidèle au manifeste, Yvette Roudy, devenue ministre des Droits de la femme, obtiendra malgré « une levée de boucliers terrible » son remboursement par la Sécurité sociale en 1982. Aventure et victoire collectives. « Nous y sommes arrivées, nous avons tracé le chemin », déclare Bulle Ogier.

Le texte est passé à la postérité sous le nom du « Manifeste des 343 salopes ». Sa paternité, injurieuse hors contexte, revient à Charlie Hebdo. La semaine suivant la publication dans Le Nouvel Observateur, le journal satirique en avait rajouté une couche en titrant : « Qui a engrossé les 343 salopes du manifeste sur l’avortement ? » Ariane Mnouchkine en sourit : « En le lisant, j’ai dû me dire “Oh quand même, ils charrient” mais j’étais déjà intraitable sur la liberté de se moquer. On se regardait en riant : ‘Tu as vu, je fais partie des 343 salopes.’ Finalement, ça a été une décoration, ce titre. »

1. Une loi de 1955 autorise l’avortement thérapeutique si la vie de la femme est menacée.

2. Avec Anne Diatkine, éd. du Seuil.

3. L’histoire est racontée dans le roman graphique Le Manifeste des 343, d’Hélène Strag, Adeline Laffitte et Hervé Duphot, éd. Marabulles.

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Nadine Trintignant, réalisatrice

« À 15 ans, je travaillais dans une usine de développement de pellicules. J’ai accompagné une des ouvrières se faire avorter. Nous y sommes allées le samedi, nous ne travaillions pas. C’était un homme, il était ignoble. Il lui a dit : ‘Écartez les cuisses, vous avez bien écarté les cuisses pour le faire.’

Cette remarque est restée gravée au fer rouge dans mon cerveau. C’était comme dire à celles qui se faisaient violer : ‘T’étais bien contente !’ Ce mépris pour la femme… Ces hommes se permettaient tout. En sortant, elle était blême. Je l’ai raccompagnée chez elle. Je savais qu’on pouvait mourir d’une hémorragie. Je me serais sentie coupable s’il était arrivé quelque chose. J’ai passé la nuit sur deux chaises, dans la petite cuisine.

On avait vraiment la trouille de tomber enceinte, il n’y avait pas la pilule, rien. Mon premier avortement a été barbare.

On avait vraiment la trouille de tomber enceinte, il n’y avait pas la pilule, rien. Mon premier avortement a été barbare. C’est un homme qui l’a fait. Je n’ai pas échangé un mot avec lui. L’appartement était crasseux, un endroit où on a peur d’attraper une infection. Les pieds étaient tenus par deux cordes qui pendaient du plafond. Pour le deuxième, je ne voulais pas revivre ça. Mais on n’avait pas un rond. Jean-Louis était soldat, j’étais assistante-monteuse.

Nous avons emprunté de l’argent et je suis allée dans une clinique à Genève. Tout s’est bien passé, j’ai été endormie, je n’ai rien senti. Le psychiatre qui a donné l’autorisation était une vache : il m’a quand même dit que je finirai sur le trottoir. La dernière fois, je venais d’avoir ma petite fille. L’avortement a été fait correctement à Neuilly. Mais à côté de la chambre où je me rhabillais, il y avait un berceau vide. C’était méchant. »

Ariane Mnouchkine, metteuse en scène de théâtre

« Une jeune femme est venue à la Cartoucherie pour me demander de signer. C’était un matin, avant la répétition, les comédiennes étaient en train de se changer. J’ai trouvé le texte audacieux et légitime. Mais j’avais un problème car je n’avais pas avorté. Est-ce que je pouvais signer un mensonge ? J’ai quand même demandé deux jours de réflexion et j’ai compris la portée symbolique de la démarche. La loi contre l’avortement, c’était vouloir frapper les femmes du sceau de l’infamie.

Le manifeste soulevait le rideau en affirmant : ‘Vous nous condamnez à une hypocrisie, à la clandestinité, à des risques.’ En plein XXe siècle, c’était le XIXe . En 1971, ce n’était pas n’importe quoi de dire qu’on avait avorté. Je n’avais pas peur. Il ne faut pas exagérer, nous n’étions pas au Chili ni au Pakistan. Mais je faisais partie de celles qui pensaient que nous risquions, peut-être pas la prison, mais d’être interrogées.

Au théâtre du Soleil, on parlait sexualité, homosexualité même, pas trop de l’avortement. Ça se chuchotait. Forcément, l’illégalité imprimait une peur. C’était vraiment une très grosse tuile, plus qu’une tuile : c’était ce qu’il ne fallait pas qu’il arrive. Qu’est-ce que ça voulait dire, dans certains milieux, cette expression “tomber enceinte” ? Comme on dit “tomber dans le péché, la prostitution, l’alcool”. C’est terrible. Les jeunes femmes de maintenant ne se rendent pas compte de ce que c’était d’avorter, pas plus que nous ne nous rendons compte de ce que voulait dire être brûlée vive au Moyen Âge. »

Brigitte Fontaine, auteure, compositrice et interprète

« La cause du manifeste me tenait fort à cœur. La première fois que j’ai avorté, j’ai failli mourir. J’avais 17 ans. La bonne femme qui a fait l’avortement dans une banlieue pourrie m’a dit : ‘Mon petit lapin, comme vous avez la peau douce’ et aussi ‘si ça tourne mal, ne revenez pas’. J’ai eu 41 degrés de fièvre pendant quinze jours. J’étais toute seule. Mon copain me donnait du whisky pour me soigner.

Heureusement que j’avais une santé de cheval. Un miracle que je ne sois pas morte. Lors de mon dernier avortement, le mec a bien fait le travail, avec curetage, mais il m’a violée. J’ai été endormie avec un masque. J’étais en train de sombrer dans l’inconscience, je n’ai rien pu faire, même pas lui donner un coup dans les parties intimes. Porter plainte ? C’était illégal. J’allais en taule ou alors mes parents, parce que j’étais mineure. J’avais payé à l’avance. Cette brute m’a rendu les trois quarts du fric. J’ai retrouvé les billets dans ma poche. »

J’ai eu 41 degrés de fièvre pendant quinze jours. J’étais toute seule. Mon copain me donnait du whisky pour me soigner.

Gisèle Halimi, avocate

Delphine Seyrig, actrice

Agnès Varda, réalisatrice

Marceline Loridan-Ivens, écrivaine et cinéaste

Stéphane Audran, actrice

Bulle Ogier, actrice

Simone de Beauvoir, philosophe

Françoise Sagan, écrivaine

Catherine Deneuve, actrice

Marguerite Duras, écrivaine

Jeanne Moreau, actrice

Yvette Roudy, journaliste

Bernadette Lafont, actrice

Cet article a été initialement publié dans le n°822 de Marie Claire, daté de mars 2021.

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