4 raisons de lire "Interruption", le récit poignant de l'avortement par celles qui l'ont vécu

Culpabilité, gêne, silence, honte… Même dans des pays où l’IVG demeure un droit inaliénable (c’est le cas en France depuis 45 ans), évoquer son avortement n’est toujours pas chose aisée. Comme si un même sentiment dramatique d’insondable liait entre elles toutes les anonymes qui y ont eu recours. Pourtant, il n’y a pas « qu’un » avortement, mais une pluralité « d’interruptions douloureuses ou anodines, singulières », nous souffle à raison l’avocate française Sandra Vizzavona.

C’est pour rappeler cette vérité que l’autrice a recueilli les voix des principales concernées afin de constituer son premier livre : Interruption, l’avortement par celles qui l’ont vécu. Sandra Vizzavona elle-même a avorté deux fois au cours de sa vie. Son envie d’écrire naît donc de son expérience personnelle, mais aussi d’une nécessité pressante, celle de redonner (enfin) la parole aux femmes.

Histoire de rappeler « qu’un avortement peut provoquer l’indifférence ou une déflagration, occuper vingt ans ou les seules semaines nécessaires à son accomplissement, être l’unique issue envisageable ou simplement permettre d’attendre un meilleur moment ». Par le biais d’une polyphonie bienvenue et authentique, la narratrice s’exerce à briser un tabou au mieux source de non-dit, au pire de dramatisation, si ce n’est de diabolisation excessive.

En résulte une mosaïque de vécus vers lesquels tendre l’oreille, tout comme les militantes d’hier tendaient le poing. Voici d’ailleurs quatre raisons supplémentaires de s’y attarder sans plus attendre.

Pour ses récits de vie pluriels

La force narrative de ces Interruptions tient en une quête d’authenticité certaine : faire en sorte de dépasser la « figure sacralisée de la femme avortée contrainte au silence et à la malédiction du chagrin », comme l’écrit l’autrice. Toutes celles qui nous partagent leurs histoires émanent d’horizons pluriels et leur parcours, comme comme leur ressenti, divergent. Non seulement elles disent l’avortement, mais elles le disent différemment.

Il y a par exemple Joséphine, qui a avorté suite à un rapport non protégé avec un ex, et se dit que cet événement était une manière de vérifier « si son corps était capable, s’il fonctionnait ». « D’une certaine manière, cet avortement m’a rassurée », confie-t-elle sans détour. Aux antipodes, l’on trouve Andréa, qui pensait alors : « Je ne devrais pas avoir le droit de supprimer la vie », et éprouvait en elle « un bordel phénoménal, à la fois triste, en colère, angoissée ».

On pourrait aussi parler longtemps de Delphine. Croyante de culture catholique, elle défend pourtant coûte que coûte le droit à l’IVG. Son propre avortement l’a fait sentir « criminelle ». Mais lui a aussi inspiré une puissante conviction : « Je n’accepte pas que les femmes soient si souvent condamnées à porter seules les conséquences d’un désir parfois partagé, mais qui leur est trop souvent imposé », nous explique-t-elle.

A travers ces propos qui peuvent inspirer autant qu’ils peuvent heurter ou interloquer, une liberté d’expression nécessaire aux luttes et à l’évolution des discours – encore trop culpabilisants – sur l’IVG.

Pour son caractère « fondamentalement intime »

« La loi nous autorisé à avorter, la société nous empêche d’en parler ». L’éloquence de ce focus sur « l’avortement par celles qui l’ont vécu » doit évidemment beaucoup à son caractère introspectif et personnel. L’autrice revient ainsi sur ses deux avortements, et plus encore sur les réactions que ces opérations ont suscité dans son entourage. A savoir, les mots de son père : « Nous n’en parlerons plus ». Dure expérience que celle du tabou, et de ce que ce non-dit implique : le silence, mais aussi la solitude, et la résignation.

« Je comprends que je viens de vivre ma première épreuve fondamentalement intime, de celles qui n’appellent aucune consolation », déplore l’autrice à cet instant. Comme si l’avortement était l’une des plus limpides expressions de cette (auto)censure qui caractérise une expérience plus globale encore, celle de la condition féminine. De cette impression d’être muselée émanera des années plus tard l’urgence de ce récit choral.

« Je découvrirai alors une multitude de discours et d’expériences que je ne soupçonnais pas et qui m’apporteront une bouffée d’air libératrice et apaisante : la culpabilité n’est pas une fatalité », témoigne Sandra Vizzavona. Se dire soi à travers les autres, même quand les vécus s’opposent ou véhiculent contradictions et paradoxes, est l’une des grandes forces de cet ouvrage polyphonique.

Pour ces paroles (enfin) libérées

Récit libérateur donc, et à plus d’un titre. Parmi les voix interrogées, nombreuses sont celles à fustiger une violence aux multiples formes. Violences des professionnels de la santé, comme cette infirmière qui décoche à l’autrice « Ca, ma petite, il fallait y penser avant ! », lorsque cette dernière, alors âgée de 24 ans, lui mentionne ses douleurs au ventre. « Je m’en voudrai longtemps d’avoir été trop vulnérable ce jour-là pour lui casser la gueule », confie-t-elle.

Violences physiques également, comme ce récit maternel que Manon partage à l’écrivaine : le curetage sans anesthésie qu’a fait subir un gynécologue à sa mère lorsque cette dernière a avorté, à 34 ans, à la toute fin des années 60. « La douleur et froideur de cet homme l’a traumatisée », raconte-t-elle. Et puis, il y a les violences plus insidieuses. La confiscation de la parole par exemple, parfois volontaire, parfois plus inconsciente, à double tranchant.

C’est ce qu’explique Rachel, lorsqu’elle se remémore ce jour où elle a appris être enceinte d’environ deux mois. « Mes proches ont planté en moi la certitude que l’avortement s’imposait, qu’aucune autre option n’était à envisager, et que c’était ce que je souhaitais. Je me suis laissé porter. Personne n’a eu l’idée de me demander ce que je voulais faire, pas même moi », narre-t-elle. Comme l’impression d’être « une marionnette agissant par automatisme ».

Quelles que soient les réactions suscitées par l’avortement, ou son évocation, ce sont toujours les principales concernées qui voient leur parole reléguée au titre de bruit de fond, cruellement inaudible.

Pour son vibrant corpus féministe

Et dans cette polyphonie revendiquée, les paroles qui se propagent sont parfois celles des grandes absentes – absentes physiquement, et pourtant omniprésentes aux yeux des narratrices. La romancière Annie Ernaux par exemple, dont le livre L’événement, au sein duquel la romancière raconte son avortement clandestin entrepris dans les années 60, est cité, et même qualifié de précieux compagnon de chevet, « qui donne du courage », dixit la dénommée Delphine, évoquée plus haut.

Mais il y aussi les mots de Simone de Beauvoir, et sa célèbre maxime, employée pour nous prévenir de la situation alarmante du droit à l’avortement dans certains pays (aux Etats-Unis par exemple) : « N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remise en question. Ils ne sont jamais acquis ». Un avertissement d’autant plus précieux en pleine crise sanitaire.

Autre discours féministe vibrant, celui de Simone Veil, dont l’esprit plane évidemment sur l’ensemble du récit : « Aucune femme ne recourt de gaieté de coeur à l’avortement. Il suffit d’écouter les femmes ». Cité dans le livre, ce discours prononcé à l’Assemblée nationale en 1974 est volontiers contesté par Sandra Vizzavona. Simone Veil affirmait effectivement que « l’avortement restera toujours un drame ». L’autrice prouve le contraire.

Et tend à proposer une dédramatisation qui libère, réconforte, fédère. Mais non sans illustrer de la meilleure des manières la phrase majeure de ce plaidoyer : « Il suffit d’écouter les femmes ». C’est là l’essentiel.

Interruption, l’avortement par celles qui l’ont vécu, par Sandra Vizzavona

Editions Stock, 140 p.

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