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Vinciane Despret : "À partir des découvertes scientifiques, j'imagine où nous pourrions en être dans 30 ou 40 ans"
Interview.- Philosophe des sciences, psychologue, écrivaine, elle publie Autobiographie d’un poulpe. Un récit d’anticipation qui, à travers l’intelligence animale, nous invite à regarder le monde autrement et à mieux le partager. Salutaire.
C’est l’histoire d’une originale qui a fini par faire école. Une jeune femme qui, dans les années 1980, en Belgique, choisit de consacrer sa thèse de philosophie aux oiseaux. Ou plus précisément aux interprétations parfois discordantes, souvent inventives, qu’émettent les ornithologues à leurs sujets. Et à qui on promet qu’à choisir un sujet si peu philosophique, elle ne fera certainement pas carrière. Vinciane Despret fera mieux : une œuvre qui inspire la nouvelle génération d’«écosophes». Ainsi, le philosophe Baptiste Morizot, parti sur la piste des loups, constate : «Elle a inventé l’espace de pensée que j’explore.»
Car Vinciane Despret, c’est aussi un style joyeux en philosophie. Un style qui préfère ne pas énoncer de grandes lois théoriques, trop écrasantes, afin de mieux donner sa chance à la chatoyance du réel de nous saisir. Après nous avoir parlé du rire des rats que l’on chatouille, du rapport amical que les éleveurs ont avec leurs porcs ou de la manière dont les oiseaux créent leur territoire par leur chant, elle publie Autobiographie d’un poulpe (1), qui élargit radicalement notre regard sur les animaux et sur nous-mêmes.
Madame Figaro.- Comment vous est venu le désir de passer de l’essai philosophique à l’exercice de la fiction ?
Vinciane Despret. – Depuis mon premier livre, La Danse du cratérope écaillé, où je suivais, dans le désert du Néguev, le génial ornithologue Amotz Zahavi observant l’intelligence hilarante des passereaux d’Arabie, je parle de ce que les scientifiques font, découvrent, imaginent, bricolent ou disent. Mais je ne m’autorisais pas à énoncer des hypothèses sur les animaux eux-mêmes. J’en avais une certaine frustration. J’enviais, par exemple, un Baptiste Morizot, qui, à pister des loups, met en lumière leurs capacités de «diplomates».
La fiction est donc pour vous une manière de spéculer ?
L’idée est d’aller juste un peu plus loin que les faits déjà établis. De pousser le raisonnement d’un cran. À partir des découvertes scientifiques actuelles, je m’amuse à imaginer où nous pourrions en être dans trente ou quarante ans. Je me suis souvenue d’une nouvelle désopilante de l’écrivaine américaine Ursula Le Guin : L’Auteur des graines d’acacias met en scène une association de thérolinguistes – théro, en grec, signifie «animal sauvage» – qui décryptent des messages rédigés par les fourmis avec leurs phéromones – par exemple, «À bas la reine !». J’ai donc repris cette idée d’une communauté de spécialistes des langages animaux qui traduirait ce que les araignées crient à travers leurs ondes. Ou les aphorismes que les poulpes tracent à l’encre sur des débris de poterie. Ou encore à qui les wombats, ces petits marsupiaux australiens, s’adressent sur leurs murs construits avec leurs fèces mystérieusement cubiques…
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Vous racontez que, pendant l’incendie du bush australien en 2019, les wombats ont accueilli dans leurs terriers les autres animaux en détresse. Est-ce une fiction ou la réalité ?
C’est vrai ! Les wombats creusent des terriers nombreux, longs, profonds, et les animaux sont venus s’y protéger des flammes. C’est en apprenant cela que j’ai imaginé de futurs thérolinguistes découvrant que leurs constructions implorent la divinité wombat ! Mais ce qui est drôle, c’est que le réel n’a pas tardé à me rattraper ! Après avoir lu ma nouvelle, mon doctorant, et brillant esprit, Thibault de Meyer m’a dit avec humour : «Tu sais, ton supposé exceptionnalisme wombat…» Il se trouve qu’un historien des religions a récemment publié un article qui argumente de façon très convaincante en faveur d’un comportement religieux chez les chimpanzés.
Vous nous apprenez en effet que des primatologues supposent une conscience spirituelle à certains singes !
Oui, une série d’observations dans les années 2010 ont mis au jour en Guinée, en Côte d’Ivoire ou au Liberia, un comportement qui n’a d’autre sens que religieux : les chimpanzés édifient des cairns avec des pierres de parfois quinze kilos. Et l’on voit certains d’entre eux s’y rendre seuls pour danser, crier et lancer ces pierres contre un arbre. Jane Goodall signalait déjà que les chimpanzés pouvaient contempler un coucher de soleil pendant un quart d’heure ou se recueillir en silence autour d’un défunt. Mais il faudrait aussi parler de certaines conduites rituelles des éléphants d’Afrique qui, les nuits de pleine lune, se rendent avec les petits à la rivière et s’aspergent d’eau. À mieux y réfléchir, il n’y a aucune raison que le sens religieux ait émergé ex nihilo chez notre espèce et pas chez d’autres. Nous ne sommes sans doute pas les seuls à faire preuve d’imagination : à entrer en rapport avec ce qui est invisible, mais qui, pourtant, «demande qualification», pour reprendre l’heureuse formule de l’anthropologue Grégory Delaplace. Autrement dit, si les chimpanzés, les éléphants ou, pourquoi pas, les wombats perçoivent un dieu, cela remet en question l’exceptionnalisme que nous nous prêtons : l’idée que seul l’homme, parmi les vivants, aurait été élu par une puissance surnaturelle.
En montrant les animaux beaucoup plus créatifs que nous ne le pensions, c’est comme si vous faisiez respirer le réel…
C’est une formule juste. Avec mes livres, et particulièrement celui-ci, j’aspire à produire des effets : de sensibilité, de connivence, de joie. Face à cette passion triste qu’est l’indignation suscitée par les extinctions animales, je suis portée à opposer la passion joyeuse de la curiosité et de l’émerveillement – nous en aurons besoin. Et ces effets, ce sont d’abord sur moi que je les expérimente. Je pars d’un fait, d’une observation, d’une supposition, et j’essaie de l’intensifier, d’en prolonger la ligne : «Où cela nous mènerait si ?…»
L’effet que vous provoquez est de mieux nous relier à la vastitude de l’intelligence animale…
J’essaie ! Il m’importe aussi de ne pas en rester à une conception simplement «cérébrale» de l’intelligence : celle que nous valorisons chez l’homme, et que nous nous plaisons à retrouver dans les raisonnements des gorilles ou des corbeaux. Il y a d’autres formes d’intelligence dans le vivant. Par exemple, qu’est-ce que l’intelligence d’une écholocation, ce sens de l’orientation par les ondes que possède la chauve-souris ? Comment définir chez le poulpe cette intelligence à même la peau qui lui permet de capter la lumière ambiante et de changer instantanément de couleur à des fins de camouflage ?
Autobiographie d’un poulpe, de Vinciane Despret.
Les animaux sont non seulement intelligents mais intelligents autrement ?
Et nous aussi ! Car repérer la diversité des intelligences animales nous amène à être mieux attentifs à la diversité des intelligences humaines. Par exemple, comment dire l’intelligence d’une personne qui a reçu le diagnostic d’autisme ? Ou encore d’un aveugle ? Un journaliste sportif m’expliquait que l’un des champions du monde de tir à l’arc n’a une vision que d’un dixième à chacun de ses yeux. Comment alors guide-t-il sa flèche vers la cible ? C’est tout son corps qui est intelligence, et non pas le seul cerveau relié à une paire d’yeux.
Je me prête à votre jeu : l’intelligence à même la peau du poulpe ne pourrait-elle pas nous rendre attentif à ce phénomène de résonance épidermique entre amants ? Lorsque nous constatons que nos peaux s’entendent bien ?
Voilà. Il s’agirait de ne pas se contenter d’y voir un mécanisme platement biochimique, et de se rendre sensible à cette véritable intelligence qui est distribuée sur tout le corps. Et pas seulement sur «le corps», puisque en disant cela je reste au niveau individuel. Or, nous avons besoin de l’autre corps pour aviver cette intelligence de la peau, intelligence qui nous oriente vers ce qui s’accorde bien avec nous.
Certains écologistes en appellent à la nécessité d’un «nouveau récit» mobilisateur. Reste que ces narrations de sortie du capitalisme sont souvent naïves, sans prise sur le réel. Avec l’histoire de Sarah, qui délaisse sa thèse de thérolinguistique pour se dédier au sauvetage des espèces marines, vous êtes-vous posée la question du juste récit d’avenir ?
Oui, je me la pose sans cesse. Et ce qui, bien souvent, ne va pas dans les tentatives de récits écologistes, c’est que nous continuons à avoir une posture appropriatrice vis-à-vis de la nature : nous voulons vivre à son contact pour nous ressourcer, en imaginant qu’elle fera de nous une meilleure personne. Bref, la nature continue à être là pour nous servir. Au contraire, un point essentiel s’est imposé à moi dans l’histoire de Sarah : elle doit en passer par une étape douloureuse, où elle ne sait plus ce qui est attendu d’elle. Et elle comprend alors que, si elle veut aider les poulpes en voie d’extinction, elle doit renoncer à son rêve d’apprendre à nager avec eux. Comme le dit la philosophe américaine Donna Haraway : notre amour des animaux devrait nous amener à cultiver avec eux une «intimité sans proximité».
Nous devrions donc être plus modestes dans notre narration d’un futur souhaitable ?
Ce dont nous avons besoin, ce n’est pas tant d’un récit du futur que des récits du passé. Car nous avons toutes et tous du mal à imaginer que les choses auraient pu se dérouler autrement. Or, notre passé est riche d’histoires encore non racontées : c’est là une grande leçon des écrivaines féministes. Dans sa nouvelle La Théorie du panier, Ursula Le Guin s’appuie sur une anthropologue pour réfuter la prééminence donnée au silex, au feu et à la lance dans l’aventure humaine. Quid du panier, demande-t-elle, qui permet de cueillir et récolter ? Ou de l’outre, qui permet de ramener de l’eau à celui qui ne peut aller à la rivière ? N’y aurait-il pas là une autre manière de décrire notre aventure ? Ces récits sont nécessaires même s’ils ne sont pas suffisants. Ils nous soutiennent, nous permettent de parler ensemble, et, surtout, ils viennent nourrir notre imagination. Car l’imagination ne tombe pas du ciel ! Elle trouve sa matière dans la connaissance de la multiplicité des expériences historiques.
Avant de vouloir imaginer, il faut apprendre à décrire…
J’en suis convaincue. Et c’est pour cela qu’en tant que philosophe je ne suis pas attirée par la création de concepts – au contraire de nombre de mes collègues. Je préfère m’en tenir à la description du réel, si divers et si étonnant. La description me suffit amplement pour travailler, et pour y trouver ma joie.
(1) Autobiographie d’un poulpe, de Vinciane Despret, (Éd. Actes Sud), 160p., 19 euros. Signalons la réédition de La Danse du cratérope écaillé, de Vinciane Despret, (Éd. La Découverte), 192 p., 17 euros.
Philippe Nassif est l’auteur, notamment, de La Lutte initiale, (Éd. Denoël), 448 p., 25,35 €, et d’Ultimes, (Éd. Allary), 174 p., 14 €.
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