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Thierry Frémaux et Thierry Marx : “Les hommes que nous sommes viennent de ce que nous avons appris au judo”
D’un côté, l’homme de cinéma, du Festival de Cannes, de l’Institut Lumière. De l’autre, le chef étoilé, le cuisinier engagé… Ce qui les lie ? Le judo, qui a forgé leur caractère et tracé leur itinéraire. Avec la même ferveur, ils transmettent leur passion et nous offrent une magistrale leçon de philosophie de Tokyo à Paris.
Où commencent les ressemblances entre Thierry Marx et Thierry Frémaux ? Par le prénom, qui signe une génération, celle née dans les années 1960. Ils ont presque le même âge, ont vu les mêmes films au même moment, s’identifiant au regard qui ne cille pas de Charles Bronson et s’émouvant du caraco décolleté de Claudia Cardinale dans Il était une fois dans l’Ouest, sorti en 1968 mais interdit aux moins de 13 ans.
L’un a œuvré dans le cinéma, devenant le directeur délégué du Festival de Cannes tout en restant celui de l’Institut Lumière, l’autre dans la cuisine, chef cathodique aux deux étoiles, à la tête de la restauration du Mandarin Oriental. Leur mantra ? L’affirmation de Camus : «L’essentiel est de bien faire son métier.»
Ce qui les lie plus que tout, c’est une ceinture noire 4e dan de judo. Signe d’un grade, d’une valeur, d’une ligne de conduite. Cela a occupé leur enfance, leur adolescence, leur maturité. Ces hommes ont une dette : le judo les a construits. Tous deux sortent un livre qui fait la part belle à leur passion : Thierry Marx signe Celui qui ne combat pas a déjà perdu (1), et Thierry Frémaux, Judoka (2). Au-delà de l’histoire du sport et des aventures personnelles, ces ouvrages sont des précis de vie.
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Madame Figaro. – Le judo est votre colonne vertébrale à tous les deux… Qui commence ?
Thierry Marx. – Moi, parce que je suis le plus vieux ! Je voulais faire du kung-fu, c’était la mode de Bruce Lee. En allant au cinéma, je vois par hasard la trilogie Samouraï, de Hiroshi Inagaki. Je tombe en admiration. Je ne comprends rien aux films, mais je décide de pratiquer un sport japonais. Ma mère me disait : «Faut pas se bagarrer dans la rue. Tu vas avoir des ennuis. Fais un sport autorisé.» J’ai commencé le judo au club de Champigny. Cela m’a extirpé de la cage d’escalier. Je pensais que le quartier allait se replier sur moi. Le judo m’a donné un cadre, une rigueur, et m’a sorti, par les petites compétitions, du quartier.
Thierry Frémaux. – J’ai commencé le judo à EDF parce que mon père y était, et que cela faisait partie des activités sociales. Ma mère me disait : «Va au judo. T’as un peu trop d’énergie.» Et l’énergie que j’avais, le judo l’a canalisée. Il y avait un cadre, une histoire. Ce sport a de la mémoire. C’est aussi un art, un geste, un plaisir corporel, se sentir soi au milieu des autres. On y apprend la différence entre la discipline et le dressage, et celle entre le combat et la victoire.
T. M. – J’ai retenu cette leçon du Japon, la règle des 3 M : mimétisme, mémoire, maîtrise. Moi qui étais nul à l’école, cela m’a permis d’entreprendre un apprentissage. On vous montre un geste, vous essayez de le copier ; une fois que vous l’avez copié, vous vous l’appropriez et vous faites dévier le geste.
« La sérénité, la patience sont des choses que ce sport de distanciation et de conception apporte »
C’est ce que vous faites en cuisine…
T. M. – Exactement ! Dans le judo, on transmet un savoir-faire. On ne met pas quelqu’un en conformité. Celui qui reçoit une connaissance va l’incorporer en fonction de son poids, de sa taille et des combats à mener.
T. F. – Le mimétisme comme exercice d’admiration, pas d’exécution. Au judo, on apprend à admirer. Combien de fois en compétition on pouvait gagner et trouver que celui qui avait perdu était meilleur…
T. M. – Si on met de l’agressivité dans le judo, on paralyse ses épaules, il n’y a pas de mouvement. Le salut (rei) en début et en fin de combat est intéressant. Le judo commence par une méditation. Les samouraïs disaient : «Sabre et méditation ne font qu’un.»
C’est un art de la chute…
T. F. – L’ukemi. On commence et on finit comme ça. Une belle chute n’est évidemment pas une défaite. Une belle chute peut rendre le mouvement plus beau. Elle fait partie du geste de l’autre.
T. M. – Il y a une dramaturgie de l’échec ou de la chute. En Asie, c’est une opportunité, c’est une préparation à l’audace. Je me suis nourri de cela.
Autre point commun entre vous, la transmission…
T. F. – J’ai été prof. C’est la voie naturelle au judo. Je faisais une thèse, mais je pensais que j’allais rester prof de judo. Rossellini disait : «Je ne suis pas là pour prendre, je suis là pour donner.» Au judo, on le sait d’emblée, et pas parce qu’on a une ceinture noire.
T. M. – On sacralise le lieu, même si c’est un gymnase. On apprend le respect pour la personne qui va vous enseigner quelque chose… Souvent, dans les métiers de l’artisanat, on veut que l’apprenti nous ressemble. Il ne nous ressemblera jamais. Il faut s’adapter quand on transmet, afin que l’autre s’accomplisse. J’aime cette phrase de Gustav Mahler : «La tradition, c’est la transmission du feu.» Donc, la transmission de la passion.
Au judo, il y a le terme «projeter». Thierry Marx, dans votre livre, vous accordez beaucoup d’importance au «projet».
T. M. – Cela fait trente ans que je suis dans l’éducation spécialisée en marge de mon métier. Je n’ai jamais vu quelqu’un se relever d’une pathologie, d’un problème de vie – je pense aux personnes placées en détention – sans projet. C’est le projet qui évite de regarder la terre qui va vous ensevelir, ou le ciel où il ne se passe rien. Il faut regarder la ligne d’horizon. À chaque fois que quelqu’un a ce regard – je veux être boulanger, cinéaste… -, qu’il parle de son projet, c’est gagné. On a une tête qui se relève.
Vous êtes deux hommes positifs…
T. F. – Je pense que cela vient du judo, que les hommes que nous sommes viennent de ce que nous y avons appris. Je pourrais transposer la phrase de Camus : «Ce que je sais de la conduite et de la morale des hommes, je l’ai appris par le football.»
Les samouraïs, les deux Thierry
Le Japon vous réunit aussi…
T. F. – J’ai mis longtemps à y aller, alors que j’en avais le projet très jeune. Je voulais passer un an au Kodokan (école fondée en 1882 à Tokyo). Mon rapport au Japon passe par le cinéma, mais l’histoire du pays, je l’ai connue par le judo, lequel m’a donné une passion pour le Japon et le cinéma japonais, à commencer par Voyage à Tokyo, d’Ozu. Le premier film de Kurosawa est l’histoire de Jigoro Kano, le fondateur du judo, à qui je rends hommage dans mon livre.
T. M. – Le Japon, je l’ai d’abord fantasmé. Si on se replace dans les années 1975, la banlieue c’est le perfecto, le kung-fu, la bagarre, le nunchaku… La première fois que j’y suis allé, pour le judo, je me suis dit : «C’est un pays fabuleux.» La deuxième fois, de façon professionnelle, j’ai pensé : «C’est là que je veux vivre.» J’y ai passé cinq ans, et ça fait vingt-neuf ans que je travaille avec le Japon. Tout m’a plu… même avec peu d’argent… Je mangeais dans un Yoshinoya (chaîne de restauration rapide, NDLR) pour 300 yens, j’allais au Kodokan, je faisais le tour des petits dojos. Surtout, j’y découvre que je ne sais rien, rien du judo, rien de la cuisine.
C’est un choc, cette cuisine japonaise…
T. M. – J’ai la chance de rencontrer les plus grands de la cuisine kaiseki (petits plats), des chefs qui m’expliquent que la cuisine, c’est la mémoire de l’éphémère, que c’est aussi la trilogie du geste, du feu et du temps. J’aime l’image de la libellule que les Japonais apposent sur leur kimono quand ils pratiquent l’escrime au sabre. Une libellule, ça va à droite, à gauche, ça monte, ça descend, ça cherche un angle cognitif, ça reste stationnaire mais ça ne recule pas, sinon pour se reproduire et mourir. Le Japon a fait de moi un homme nouveau.
T. F. – Je suis d’accord avec cette idée du fantasme. Il faut se souvenir qu’avant la crise liée au Covid, on prenait l’avion pour un oui ou pour un non. À notre époque, non. Le Japon, on ne pouvait qu’en rêver. On lisait la revue France Judo, qui relatait les entraînements terribles de ceux qui passaient un mois au Japon, prenaient des raclées pour revenir plus fort. Je me souviens du témoignage d’un judoka : «J’ai passé un an au Japon, j’en ai bénéficié deux ans plus tard.» La sérénité, la patience sont des choses que ce sport de distanciation et de conception apporte.
Votre combat pour l’écologie vous rassemble également…
T. F. – À Cannes, on va annoncer beaucoup de choses, une refondation écologique – le Festival a la réputation de jets privés de stars -, une destination neutre sur le plan carbone. On s’est fait beaucoup critiquer, à juste titre, parce qu’on changeait le tapis rouge plusieurs fois par jour, à chaque film. Le tapis finissait dans des décharges, on ne savait pas d’où il venait, où il allait. Depuis quelques années, il est fait de matière recyclable. L’environnement nous préoccupe tous. La cuisine parce que c’est notre rapport à la terre, le cinéma parce que c’est notre rapport au ciel.
T. M. – Un individu, un citoyen du monde ne peut pas ne pas se pencher sur cette question. Quand, il y a quinze ans, j’ai commencé à avoir un peu de notoriété, je me suis dit que j’allais faire des restaurants et des hôtels HQE (haute qualité environnementale). Dans les écoles d’insertion que j’ai mises en place – Cuisine mode d’emploi(s), Pass’Sport pour l’emploi… -, on s’occupe d’instruire des hommes. Cela signifie privilégier les circuits courts, respecter le lien du vivant, les sols. Le Covid est une prise de conscience pour les humains.
Le premier note : «Une belle chute n’est pas une défaite. Elle fait partie du geste de l’autre.» Le deuxième ajoute : «C’est une opportunité, une préparation à l’audace.»
T. F. – Apprendre à se méfier du faux, du bidon, devenir des hommes de bonne volonté, dans une quête du vrai. J’aurais aimé que les cinémas et les musées restent ouverts pendant les fêtes pour que les gens aient autre chose à faire que consommer. D’ailleurs, Thierry préfère le mot mangeur à celui de consommateur…
T. M. – Parce que le consommateur va me parler de prix, alors que moi je vais lui parler de produits, et que le prix n’est pas la valeur du produit. En 1960, on nourrissait deux familles sur un hectare ; en 2050, il faudra nourrir dix familles. Passons du bœuf carottes aux carottes bœuf !
T. F. – Nous, au cinéma, on a vu arriver ça très tôt avec les Californiens. Les dîners à Cannes sont devenus compliqués. Chaque agent dit : «Mon client mange ça et pas ça.» Certains végans qui tournent des westerns refusent de monter sur des selles en cuir. C’est cohérent ! Il faut juste que ce ne soit pas qu’une mode…
Un dernier mot sur votre art martial préféré…
T. M. – À 61 ans, le judo me permet encore de mettre du temps entre mes actions et mes émotions.
T. F. – C’est un moteur fort d’intégration. Il vous apprend à être face à vous-même, avec la rectitude de vos choix de vie. Je dis à tous les parents : «Inscrivez vos enfants !»
(1) Celui qui ne combat pas a déjà perdu, de Thierry Marx, Éd. Flammarion, 256 p., 16,90 €.
(2) Judoka, de Thierry Frémaux, Éd. Stock, 280 p., 20,90 €.
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