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Luc Besson, le grand blues
© Joel Ryan/AP/SIPA
Sitôt sorti de l’hôtel Bristol, il s’engouffre dans un taxi. Ce 4 janvier, Luc Besson se rend aux puces de Saint-Ouen. Il arpente les allées, chine des meubles, observe, s’attarde. Masque sur le visage, le réalisateur se promène dans son uniforme habituel, baskets, sweat large. Un périple qui fait office de douce évasion. Entendu le 25 janvier par une juge d’instruction, Luc Besson a été placé sous le statut de témoin assisté dans le cadre de l’enquête qui le vise.
Depuis le 18 mai 2018, son existence a basculé. Ce jour-là, la comédienne néerlandaise Sand Van Roy, 27 ans, dépose plainte contre lui pour viol. Elle n’a pas attendu des semaines, des mois, des années pour accabler son agresseur. La scène date de la nuit précédente. Elle assure aux policiers avoir subi un rapport non consenti avec Luc Besson dans la chambre 361 du Bristol. Elle raconte avoir été « poussée dans le dos, dans la salle de bains, puis avoir perdu connaissance quelques secondes, avant de se relever ». L’unité médico-judiciaire de l’Hôtel-Dieu l’examine et constate « des bleus dans le dos et à l’œil gauche » ainsi qu’une blessure « récente » qui « pourraient être compatibles avec les dires de la plaignante ». Les analyses toxicologiques n’ont pas décelé de drogue dans son organisme.
Face aux plaintes de Sand Van Roy, il nie en bloc, défendu par ses anciennes compagnes
Luc Besson est entendu en audition libre par les enquêteurs… quatre mois et demi plus tard. « Dans une procédure normale, regrette maître Jade Dousselin, l’une des défenseurs de la plaignante, on va chercher la personne incriminée pour la placer en garde à vue et on procède tout de suite aux investigations. Besson, lui, a eu le temps de préparer sa défense. Il y a des privilèges… » Pour Thierry Marembert, l’avocat de Luc Besson, « il n’y a eu aucun passe-droit. Les policiers ont mené une enquête approfondie. Mon client était à leur disposition ». Le cinéaste nie en bloc, puis finit par s’épancher sur sa liaison avec Sand Van Roy : « Un moment de calme et de tendresse qui me faisait du bien. » La confrontation entre elle et lui, chacun accompagné de son conseil, ne donnera pas grand-chose. Il répète qu’il n’a « jamais exercé aucune violence ni aucune contrainte sur Mme Van Roy ni sur aucune autre femme ». Elle réitère ses accusations, détaille deux années d’intimité sans amour : elle simulait des malaises pour éviter de coucher. Van Roy prétend que Besson l’aurait forcée à quatre reprises.
En février 2019, victoire pour le réalisateur, le procureur de la République classe la plainte sans suite. Selon le parquet, « les investigations établissent de façon manifeste que les faits criminels de viol n’ont pas été commis ». Sand Van Roy ne désarme pas. Elle redépose plainte le mois suivant avec constitution de partie civile, ce qui entraîne l’ouverture d’une information judiciaire et la désignation possible d’un juge. Elle ajoute des faits de viol qui se seraient produits à Londres, en septembre 2016. Pourquoi maintenant ? « Ma cliente réexamine les événements qui mènent au mois de mai. Elle s’est d’abord heurtée à un mur, on lui reprochait sa relation avec Besson, elle était choquée… La parole de la victime n’a pas à être préparée comme une plaidoirie devant la cour d’assises ! » argumente maître Dousselin.
Neuf autres femmes ont décrit des comportements problématique
En octobre 2019, une juge décide d’instruire et de poursuivre les investigations. Sand Van Roy, qui entame des études de droit, se soumet à une deuxième analyse psychologique (que nous avons pu consulter). Elle dévoile ses aventures avec plusieurs personnalités, trois mois avec un brillant écrivain, une nuit avec une star américaine… Van Roy lâche les secrets intimes que lui confiait Besson, rencontré lors d’un casting en décembre 2015. Comment Besson l’a-t-il amadouée après un thé partagé au Fouquet’s ? « Il m’a dit qu’il était venu dans ma vie à cause de la mort de mon père : “C’est ton papa qui m’envoie.” […] Je l’ai cru. Il était parfait au début, gentil, intelligent, protecteur comme mon père. » Puis Sand Van Roy divulgue leurs pratiques sexuelles : « Moi, j’étais l’esclave, et lui, le bourreau. » Elle expose des situations « humiliantes », révèle dans « Le Monde » un système d’emprise où « punitions » et « récompenses » se succédaient. « Il était comme un gourou, il savait ce qui était bien pour moi », jure celle qui s’est teinte en blonde et s’est mise à porter des talons pour le satisfaire et ne pas se voir coupée au montage. Pourtant, une amie de Van Roy nous souffle qu’elle montrait avec fierté les messages vidéo que Besson lui faisait parvenir dès qu’ils étaient éloignés.
Une vingtaine de personnes ont été auditionnées par les enquêteurs, dont Anne Parillaud, ex-compagne du réalisateur et mère de sa fille Juliette, ainsi que Franck Gastambide, présent sur le tournage où il a rencontré Van Roy. Maïwenn, avec qui il a eu Shanna, 28 ans, a été entendue le 15 juin 2020. La réalisatrice de « Polisse » a été, il y a presque trente ans, la compagne de Luc Besson. Elle peut les aider à cerner sa personnalité. Devant les enquêteurs, elle se remémore les prémices de leur histoire, une première rencontre chez le compositeur Eric Serra puis la soirée des César 1991, Parillaud sacrée meilleure actrice dans « Nikita »…Maïwenn, émue aux larmes, la félicite. Besson la remarque, la console, l’enlace. Elle a 14 ans ; lui, 31. « Il m’a juste dit qu’on allait se revoir, sans que rien ne soit fixé. »
Il envoyait parfois son assistante la photo d’un mannequin prise dans un magazine accompagnée de ce simple message : « Si tu trouves le nom… »
Pas particulièrement charmée, elle le recroise en vacances, des mois plus tard. Lorsque Besson l’appelle afin de la féliciter pour son rôle dans une série de M6, elle dit ne se douter de rien. Séparé de Parillaud, il l’invite à dîner chez lui. « Il a manifesté son attirance en voulant m’embrasser. Je n’ai pas compris sur le coup. Il disait être tombé amoureux malgré mon jeune âge. […] De nombreuses soirées ont suivi, toujours en tête à tête, dans des restaurants. Il se confiait énormément. Je me confiais également à lui. » « Vous a-t-il forcée à l’embrasser ? demande le policier qui interroge Maïwenn. – Non. » « Vous a-t-il menacée ? – Non. » « Vous a-t-il proposé des rôles en échange d’une relation possible avec lui ? – Pas du tout. » Maïwenn s’éprend de Besson, son « côté homme enfant » lui plaît. « Je suis tombée amoureuse de lui avec mon cerveau de 15 ans. Il me demandait de lui montrer quand je serais prête. Il me disait qu’il m’attendrait. »
Elle s’installe chez lui le 17 avril 1992, jour de ses 16 ans. La jeune femme, qui s’extirpe d’une « situation familiale invivable », souhaite fonder une famille. Le 3 janvier 1993, elle met au monde Shanna. Maïwenn suit des études, élève leur fille ; ils résident à New York, puis à Los Angeles. Elle se souvient d’un conjoint « obsédé par son travail », « fuyant le terrain familial », même s’ils se marient à l’occasion de ses 18 ans, lors d’une cérémonie non officielle. C’est pendant le tournage du « Cinquième élément », en 1996, que le couple se délite. Besson rentre tard, épuisé. Il dort souvent sur le plateau. Maïwenn provoque une « grosse discussion à la maison ». « Ça a été très tendu, à en venir même à recevoir des coups de sa part », déclare-t-elle. Elle tempère d’emblée la portée de ses propos : « Cette dispute était exceptionnelle et je ne qualifierai pas Luc d’homme violent. »
Europacorp a été racheté par un fonds américain. son école de cinéma a fermé. Besson ne tourne plus
Face à Maïwenn, les enquêteurs poussent. A-t-elle subi des violences sexuelles, des rapports non consentis ? Un « non » dénué d’ambiguïté sort de la bouche de Maïwenn. Ils insistent : « M. Besson vous a-t-il promis des rôles contre des faveurs sexuelles ? » Là aussi, Maïwenn répond par la négative. Elle le défend mais ne l’épargne pas. « Quand il m’a quittée, il m’a dit que je n’avais pas le corps qui lui convenait. » Maïwenn étale les mesquineries après la rupture. Besson ne l’a pas félicitée pour son prix du jury remporté au Festival de Cannes, il a arrêté sans la prévenir de verser la pension alimentaire. Mais les accusations de Sand Van Roy ont laissé Maïwenn « très surprise ». Depuis qu’il est confronté à de telles épreuves, elle trouve Luc Besson plus humain, plus sensible. En fin de déposition, elle s’est émue du nombre de journalistes prompts à croire la version de Van Roy plutôt que celle du cinéaste.
Besson a publié son autobiographie en 2019, il a pleuré à la télévision et plaidé une relation consentie, une faute morale… Virginie Silla, sa femme, est restée à ses côtés… EuropaCorp, placé en procédure de sauvegarde, a été racheté l’an dernier par un fonds américain. Il a été rétrogradé président non exécutif du conseil d’administration de sa société. Son école de cinéma a fermé. Besson ne tourne plus. Le rêve est fini. Lui qui s’imaginait en nabab tricolore, un Spielberg en terre de roquefort, aurait quelques projets, notamment une adaptation en série de la BD « American Flagg ! ». Il discute avec des producteurs, touche de confortables revenus versés par EuropaCorp, mais son aura est ternie. Irrémédiablement ? « A Hollywood, Besson a plus d’avenir en tant que producteur-scénariste qu’en tant que réalisateur, note Jordan Mintzer, critique au “Hollywood Reporter”. Combien d’acteurs et d’actrices accepteraient de travailler avec lui ? »
Besson fut un des premiers réalisateurs-scénaristes à imaginer des femmes dans les rôles principaux de films d’action. Avant « Kill Bill » et « Tomb Raider », après « Alien » cependant, il façonne « Nikita », héroïne musclée, flingueuse, puissante. Puis il y a « Jeanne d’Arc », « Angel-A », « Lucy », « Anna », autant de filles qui luttent et s’émancipent. Dans son livre « Enfant terrible », Besson narre d’une plume naïve son bonheur nouveau de filmer une femme : « Un privilège, un plaisir que je ne connaissais pas, une autre façon de découvrir le féminin. Ma caméra tourne autour d’elle comme un vent léger qui l’amuse. » Le vent s’est changé en tempête. Après le témoignage de Van Roy, neuf autres femmes ont raconté à Mediapart des comportements problématiques . Certaines ont écrit aux enquêteurs ou ont été entendues : « black out » après une soirée, « attouchements sur les fesses et les seins », « mains baladeuses sous le chemisier », « il s’est jeté sur moi… » – mais aucune n’a porté plainte.
Luc Besson semblait être un gentil « nounours », ronchon mais sympathique, attaché à promouvoir les gamins de quartiers populaires, une réussite remarquable, unique, exceptionnelle. « Taken », « Le transporteur », c’est lui, ses idées qu’il a su imposer au box-office américain. Quelques brèches étaient apparues ici et là. On le dit mauvais payeur, procédurier, difficile en affaires. Une interminable querelle juridique l’oppose à Laurent Pétin et son épouse, Michèle Halberstadt, les coproducteurs de la franchise « Taxi ». Besson rechigne systématiquement à leur octroyer les sommes dues par contrat. L’histoire fait jaser depuis des années, mais il ne s’agit que de vulgaire business. Une productrice, qui a connu Besson jeunot, résume les failles de son ancien ami d’une phrase lapidaire : « L’argent et les femmes sont les deux problèmes de Luc. » Avant de lâcher si l’on insiste : « Il est tactile… Mais je n’ai pas assisté à des situations équivoques. Il se prend pour un gentil dauphin ! Les autres sont les méchants, pas lui. Il m’a tant déçue ! Je ne le vois plus depuis quinze ans. »
Une autre affaire avait terni la réputation du magnat, celle de son assistante de direction, Sophie F. En 2017, celle-ci lui demande trois jours de congé à la Toussaint. Fin de non-recevoir, à deux reprises. Sophie craque. Elle est placée en arrêt maladie. Besson conteste, mais quatre médecins constatent son incapacité de travailler. Sophie est licenciée. Le conseil de prud’hommes acte son état de « sujétion ». Dans un sévère réquisitoire, le procureur dépeint « la personnalité tyrannique » du cinéaste. Luc Besson se voit condamné aux prud’hommes pour harcèlement moral et en correctionnelle à 10 000 euros d’amende, coupable des faits de discrimination fondés sur l’état de santé. Il a fait appel.
Une ancienne salariée, qui souhaite demeurer anonyme, explique avoir quitté le navire après une remarque de trop
Sophie F. résume ainsi ses quatre années aux côtés de Besson : « Un cauchemar. » Une autre collaboratrice qui gère alors l’agenda de Besson puis celui de sa femme productrice, copie et corrige sur logiciel les scénarios brouillons du maître, s’occupe des billets d’avion, nous répond. A-t-elle croisé Sand Van Roy ? « On me rapportait qu’il voulait la caser dans tous ses films. Mais je ne l’ai jamais vue. » Celle-ci a conservé 512 pages de SMS entre elle et son patron ; Paris Match en a lu plusieurs. Il lui envoyait parfois la photo de mannequins, prise dans un magazine, accompagnée de ce simple message : « Si tu trouves le nom des 2 models. Thx. » « Quand je dénichais la réponse, j’avais droit au Graal, une émoticône gratifiante. A Saint-Denis, Besson avait déserté son bureau. Pour recevoir, il s’était approprié une loge de studio de cinéma réservée aux “talents” en tournage avec lit, salon, cuisine et coin bureau », relate-t-elle.
Une ancienne salariée, qui souhaite demeurer anonyme, explique avoir quitté le navire après une remarque de trop, les commentaires désobligeants de Besson sur les fesses d’une assistante. Elle se rappelle les belles années 2000 : les films cartonnent, Besson achète une île aux Bahamas, aménage un domaine en Normandie, se déplace en jet privé, dort dans des palaces, sa femme se fait livrer ses pop-corn à Los Angeles par FedEx depuis Paris… Puis les flops se succèdent. Le film de science-fiction « Valérian » coûte cher à produire. Christophe Lambert, le nouveau directeur général, et Luc Besson s’installent à Los Angeles.
Début 2020, Luc Besson a brusquement mis en vente sa demeure de Los Angeles, où il venait de démarrer des travaux. Elle n’a pas trouvé preneur malgré une baisse de prix
Entre deux plans sociaux, l’ambiance est morose à Saint-Denis, siège d’EuropaCorp depuis l’ouverture, en 2012, de la pharaonique Cité du cinéma. La société licencie, l’action dégringole, la dette s’envole. Lambert et Besson finissent par se fâcher. « Il ne promouvait que les médiocres, ceux qui l’admiraient », se désole cette ancienne employée. Une ex-collaboratrice abonde, en off : « Luc n’est pas un type mauvais mais mal entouré, pas gestionnaire. Les gens l’aimaient et n’osaient pas lui dire les choses. Il a un côté petit garçon, il désire les plus beaux jouets. » Concernant ses égarements éventuels, celle-ci précise, sans avoir vécu la moindre scène douteuse, qu’« il ne fallait pas laisser une femme seule avec lui dans son bureau. Besson draguait, ne harcelait pas. Cela nous gênait vis-à-vis de son épouse ».
Début 2020, Luc Besson a brusquement mis en vente sa demeure de Los Angeles, où il venait de démarrer des travaux. Elle n’a pas trouvé preneur malgré une baisse de prix. Il n’a plus d’attaché de presse ni d’agent à Hollywood, seulement représenté là-bas par un avocat. Selon son conseil français, Thierry Marembert : « Luc Besson n’a pas été mis en examen, c’est un soulagement. Le dossier est vide, on s’oriente vers un non-lieu. Il attend la clôture de l’instruction. » « C’est étonnant de parler de clôture alors qu’il n’y a jamais eu de véritable confrontation entre la plaignante et M. Besson. Sand a compris que le chemin vers la vérité serait difficile », conclut Francis Szpiner, avocat de la jeune femme.
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