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Lætitia Dosch et Charles Pépin : "Les vraies rencontres n’auront pas lieu sur Instagram ni à travers Zoom"
Unis par une admiration réciproque, l’actrice et le philosophe sont tous les deux convaincus que l’art et la littérature restent un refuge, un plaisir, une absolue nécessité. Échange salutaire à distance.
Elle est installée dans sa maison en Suisse, entourée d’arbres enneigés ; lui, dans son appartement parisien. L’actrice a lu son dernier livre, La Rencontre, une philosophie (1) qui vient de paraître. Le philosophe a tissé les louanges de son spectacle, Hate, où la comédienne et metteuse en scène franco-suisse parlait à l’oreille de son cheval, Corazon, tous deux à armes égales, nus. Héroïne de Passion simple (2), film de Danielle Arbid, d’après Annie Ernaux, qui attend sa sortie en salle, Lætitia Dosch porte un regard sérieux et la même énergie solaire qu’elle a prodiguée dans son récent spectacle pour les ondes, Radio Arbres. Charles Pépin, écrivain de best-sellers tels que Les Vertus de l’échec (3), auteur d’enthousiasmantes conférences et de spectacles qu’il donne dans les salles de cinéma, la rejoint dans une vision d’un monde qui ne saurait exister sans rencontres culturelles.
Madame Figaro. – La culture est-elle synonyme de rencontre de l’autre et de renaissance ?
Lætitia Dosch. – La culture permet d’élargir le spectre des possibles. Elle éclaire et crée la rencontre. Certains films ont marqué ma vie, parce que le point de vue du cinéaste et des personnages m’ont fait découvrir le monde d’une façon totalement différente. J’ai l’impression d’avoir fait des rencontres en regardant Arizona Dream, d’Emir Kusturica, ou Le Monde selon Garp, tiré du roman de John Irving. Spielberg, qui revisite souvent les thèmes de l’enfance, a changé ma façon de concevoir la famille. Le théâtre, lui aussi, est une source de rencontres, c’est une renaissance soir après soir. On répète le même texte, les mêmes gestes, pourtant la personne en face de nous n’est jamais tout à fait la même. Tout comme l’œuvre qui prend une vie différente selon notre regard qui change au fil du temps.
Charles Pépin. – Vous avez raison. La force de la culture, c’est de créer la rencontre. Une rencontre avec une œuvre d’art, c’est un élargissement de notre rapport au monde. Elle nous déstabilise forcément. Mais si on trouvait exactement l’œuvre que l’on cherche, comme la personne que l’on cherche, il n’y aurait pas de rencontre. Il n’y a de rencontres que dans l’inattendu. Vous parlez de notion de changement, c’est ce que j’appelle dans mon livre le critère hégélien : «Est-ce que j’ai changé ? Est-ce que mon existence a été modifiée par une rencontre ? Est-ce que j’ai bifurqué, que je me suis ouvert à d’autres dimensions que moi-même ?» Si la réponse est non, il n’y a pas eu de rencontre, mais juste un croisement. La vraie rencontre, c’est celle qui me modifie, me mène à vivre plus intensément. La rencontre avec un livre, un tableau, un film, une chanson intensifie notre sentiment d’existence, elle nous permet de renaître.
En vidéo, « Les Apparences », la bande-annonce
On pourrait avoir la tentation d’opposer le monde du comédien, qui fonctionnerait à l’instinct, à celui du philosophe, qui réfléchit au sens de la vie. Pourtant, ils semblent plus que jamais complémentaires. Qu’en pensez-vous ?
L. D. – Les frontières sont de plus en plus poreuses. Quand je travaille sur un personnage, je lis souvent des essais philosophiques. Le jeu de l’acteur n’est pas fait que d’instinct, il y a une science du jeu. Un rôle, je le prépare à l’avance, mais, en fait, je le découvre vraiment quand j’arrive devant une caméra ou dans une salle, et c’est là que l’instinct prend le pas sur la partie plus rationnelle, qui analyse, rectifie. On met en jeu la conception de l’être. C’est un endroit d’expérience à partir duquel on tire des leçons sur l’humain, qui s’enrichit de la pensée des écrivains et des philosophes et la nourrit à son tour.
C. P. – La question me touche, car mon combat, c’est de faire sortir les philosophes des carcans de la raison. Bergson, Nietzsche sont des philosophes de l’intuition. Par ailleurs, j’ai trouvé parfois une approche plus philosophique chez certains acteurs et cinéastes que chez des philosophes rationalistes dont les concepts ne me parlent pas. Il est évident que des artistes comme Marlene Dietrich, Picasso ou David Bowie portent une vision philosophique de la vie. L’expérience esthétique est celle que nous fait rencontrer Gainsbourg à travers une chanson. C’est celle de Rusty James, de Coppola, qui propose une vision géniale du monde. Une œuvre d’art, c’est une construction qui s’élabore dans la durée avec la promesse que ça dure. Et elle dure : J’ai vu Rusty James à 20 ans. Je l’ai revu au moins trente fois, et plus je le vois, plus la découverte continue. Il y a quelque chose d’inépuisable. C’est pour cela qu’il faut sortir de cette vision des choses trop rationnelle qui nous empêche de rencontrer les œuvres. La rencontre avec une œuvre demande un abandon, mais on n’a pas perdu la raison pour autant ! Et l’artiste qui l’a créée passe sans cesse de l’instinct à la raison ! Il faut dépasser cette dichotomie, car la vraie intuition est là : ça s’appelle la présence à soi et au monde.
Mais aujourd’hui, avec les restrictions liées au Covid, un écrivain peut continuer à publier ses livres, alors qu’un comédien ne peut pas voir ses œuvres accéder au public…
C. P. – Je comprends la souffrance de ceux dont l’art ne peut être reproduit en ce moment. Je la mesure et je me sens moi-même concerné. Les livres sortent, mais quand les librairies sont fermées et qu’il y a un couvre-feu, ils sortent moins. Sans même parler de tous les événements qui n’ont pas lieu. Quand je publie un livre, je fais des conférences, je vais dans des cinémas, des théâtres, je rencontre les gens. Ce qui me manque, c’est cette rencontre effective, l’énergie, le fait d’être en présence des corps des autres. C’est horrible ce qui nous arrive. Quand je pense à ces pauvres étudiants qui sont tous seuls devant leurs écrans, qui ne se rencontrent pas sur les bancs de la fac, c’est terrible. Il faut qu’on en sorte le plus vite possible.
L. D. – La rencontre a lieu dans une salle. Il se passe alors quelque chose qui touche au sacré, parce qu’on donne à l’histoire qu’on voit une place sacrée. On crée toutes les conditions afin qu’elle nous embarque tous ensemble comme si on était dans un vaisseau spatial. C’est un moment magique qui me manque terriblement. Le dernier film que j’ai vu, c’était Drunk, de Thomas Vinterberg. On portait tous des masques, et pourtant, à la sortie, tous se souriaient. Si je ne vois pas de films, une partie de moi meurt
C. P.- Absolument, Lætitia ! Je rappelle que la démarche socratique de la philosophie, c’est la démarche d’une résonance sensuelle, où l’on est en présence des autres. Le dialogue a lieu parce qu’il n’y a pas que des arguments, mais cette espèce d’onde entre nous. Les vraies rencontres n’auront pas lieu sur Instagram ni à travers Zoom ; elles auront lieu quand grâce au vaccin, pour le dire clairement, on pourra enfin revivre. En revanche, on peut préparer cette vie en lisant, en regardant des films qu’on n’a pas vus, en écoutant des musiques nouvelles ou en faisant la cuisine autrement. Ne pas s’enfoncer dans les peurs et les convictions. Et la culture a un rôle essentiel pour ne pas être pris au dépourvu.
On entend beaucoup parler en ce moment du poids économique de la culture, estimé à 2,3 % du PIB – l’équivalent de près de 100 milliards d’euros… Mais l’importance de la culture se monnaye-t-elle ?
L. D.- J’ai entendu aussi qu’il est plus important que celui de l’industrie automobile… Je répondrais simplement, je le répète, sans salles de cinéma, sans théâtres, sans concerts, il y a une partie de moi qui meurt. Je parlais du Monde selon Garp. Je ne serais pas celle que je suis sans avoir vu ce film, sans avoir lu le roman de John Irving dont il est tiré : c’est un chaos du monde tragicomique dépeint à travers des personnages truculents qui représentent des facettes de la société – une infirmière, un trans… C’est un récit profond qui parle aussi de féminisme. Je ne serais pas la même si je n’avais pas vu les films de Lars von Trier. Tous ces films m’ont aidée à penser, à être plus libre, à faire de l’art à mon tour. Le cinéma est éducateur, révélateur, comme les livres, la musique, l’art. Donc non, on ne monnaye pas.
C. P. – Avant de rencontrer Camus, quand j’avais 16 ans, j’étais coupé de mon corps, de ma sensualité. Quand je suis tombé dans ses textes, qui se passent à Oran, en Algérie, d’où je suis originaire, ça m’a ouvert à une autre conception de moi-même que je ne connaissais pas, une relation au monde beaucoup plus solaire, sensuelle. Camus a changé la manière dont les rayons de soleil touchent ma peau. Et en découvrant la peinture mystique de Rothko, j’ai eu l’impression d’une présence qui irriguait le monde. J’ai eu accès à toute une autre partie de moi. Alors, non, cela n’a pas de prix.
Vous parlez beaucoup de «rencontre», c’est à la fois le thème central de votre film, Passion simple, Lætitia Dosch, et le sujet de votre livre, Charles Pépin. La culture nous permet-elle aussi de vivre des expériences amoureuses inédites, de sortir de soi, comme si l’on se projetait dans une fiction ?
L. D. – Dans Passion simple, la femme que j’incarne rencontre un homme qui vient d’un autre pays, d’un autre milieu culturel, auquel elle ne comprend rien. La rencontre se passe à travers leurs corps. Et même si elle est fugace, elle va engendrer un vrai changement chez cette femme, qui se découvre à travers cette relation. J’ai moi-même décidé de devenir comédienne grâce à la rencontre d’un homme. Mes rencontres amoureuses m’ont permis de changer. Et je suis fascinée, en amour comme dans mon métier, par l’idée de rencontrer quelqu’un que l’on ne pourrait jamais définir. C’est une idée assez vertigineuse qui me fascine.
C. P. – On retrouve, dans ce que vous avez joliment dit, une caractéristique de la rencontre que je développe dans mon livre et qui est la question sociale. Un des déclencheurs de mon travail a été de voir combien de femmes autour de moi n’étaient pas capables de s’ouvrir à quelqu’un de socialement «conforme» et qui, du coup, restent seules. Mais il suffit d’ouvrir les yeux sur quelque chose qui arrive, qui est de l’ordre de la surprise, pour rencontrer quelqu’un qui, finalement, modifie vos attentes et vous correspond. C’est ce que j’appelle la «vraie vie rencontre» : la rencontre d’une part de moi que je rencontre à l’occasion de la rencontre d’une part de toi…
En vidéo, l’intervention d’Ollivier Pourriol, philosophe et auteur de Cinéphilo
Existe-t-il encore aujourd’hui une vérité artistique de référence, dans un monde ultramédiatisé où tout change si vite ?
L. D. – Il est vrai qu’on voit des artistes émerger très vite et disparaître tout aussi rapidement. Je sais que, peut-être, à un moment donné, on ne voudra plus de moi au cinéma. Mais il y a une école de comédiennes portées par des convictions, comme celles de Julianne Moore, Meryl Streep ou Catherine Deneuve, qui échappent à ces règles et à ces normes. Souvent, elles deviennent productrices à l’initiative de projets. Ce sont des exemples à suivre. Quoi que l’avenir me réserve, je me débrouillerai toujours pour m’exprimer artistiquement. Quant à une vérité artistique ? Lorsque j’ai vu Parasite, le film de Bong Joon-ho, le public était très disparate et de tous les âges. Pourtant, à la fin, tout le monde a applaudi. L’œuvre de Bong Joon-ho ne lui appartenait plus, elle appartenait à plein de gens différents. Il avait saisi quelque chose de l’époque. Une vérité.
C. P. – Je pense qu’une œuvre d’art produit sa propre vérité qui est autoréférencée. Quand on rencontre une œuvre d’art, on rencontre toujours quelque chose de vrai. Hegel dit : «Le beau est l’éclat du vrai.» Pour Hegel, il s’agit du vrai universel, mais ce que j’entends, c’est que dans la beauté, il y a toujours quelque chose de vrai. Et c’est pour ça que l’art est essentiel, qu’on n’est pas dans des commerces non essentiels. C’est essentiel parce qu’il y a de la vérité sur l’amour, l’amitié, un pays. L’œuvre d’art les donne à voir de manière sensible. Et je ne crois pas que la rapidité, le speed du monde et des réseaux sociaux changent grand-chose à cela. L’expérience de la durée demeure la vraie évaluation des œuvres d’art.
(1) La Rencontre, une philosophie, de Charles Pépin, Allary Éditions, 272 pages, 19,90 €.
(2) Passion simple, de Danielle Arbid, avec Laetitia Dosch, Sergei Polunin, Lou-Teymour Thion. Sortie prochainement.
(3) Les Vertus de l’échec, de Charles Pépin, Allary Éditions, 250 pages, 18,90 €.
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