Accueil » Célébrités »
INTERVIEW – Edgar Morin : "Il faut retrouver ces fêtes qui sont des moments de poésie"
A bientôt cent ans, le célèbre penseur n’a rien perdu de sa jeunesse d’esprit ni de sa lucidité. Il nous a accordé un entretien exceptionnel.
Restez informée
Vous avez toujours insisté sur l’importance de la dimension poétique de la vie. Nous fait-elle défaut, actuellement ?
E. M. Nous en avons besoin, plus que jamais. Nous sommes assaillis par des problèmes de plus en plus prosaïques, qui nous agressent. La dimension poétique de la vie, c’est être dans un sentiment de ferveur, de communion, que nous trouvons dans l’amitié, dans l’amour, dans la musique, les arts, la beauté des paysages… Tout ce qui nous donne une sorte de petite transe douce.
N’avez-vous pas l’impression que ces choses ne sont pas considérées comme importantes en ce moment ?
E. M. Elles ne sont pas considérées du tout. On ne voit dans l’humain que son aspect économique. L’Homo ludens, celui du jeu, de la gratuité, du don, est ignoré. On a oublié cette part poétique et on pense que la politique ne devrait pas s’en préoccuper. Celle-ci pourrait pourtant créer les conditions pour nous permettre de mieux nous épanouir.
La société de consommation ne semble pas très propice à ce que vous appelez de vos vœux…
E. M. Les jeunes, dans leurs fêtes, dans leurs rituels, trouvent le moyen d’atteindre ces états poétiques. Même aujourd’hui, dans la précarité qui les frappe. Ils font un apprentissage des difficultés qui leur servira peut-être plus tard. La plupart des générations ont connu ces états. La mienne a connu la guerre, l’Occupation, et ça nous aguerris. Dans la Résistance, on courait des dangers mais on se sentait bien dans sa peau parce qu’on faisait quelque chose de bon et d’utile. C’est pour ça qu’une partie de la jeunesse s’intéresse aujourd’hui à l’avenir de la planète et aux problèmes écologiques. Elle sent une cause qui la dépasse, celle de l’existence de l’humanité, de la vie même ! Cette jeunesse comprend que la société de consommation n’est pas une fin en soi.
Les reproches que les jeunes font aux boomers sont-ils justifiés ?
E. M. En général, les vieux oublient ce qu’ils étaient quand ils étaient jeunes et les jeunes oublient ce qu’ils seront en devenant vieux. [Rires] On fait comme si on était deux races différentes. Il faut comprendre l’unité de la vie à travers ses différentes étapes. On a besoin, même arrivé à un âge avancé, de garder les curiosités et les élans de tendresse de l’enfant. Il faut conserver en soi les aspirations adolescentes – à condition d’en perdre les illusions – et acquérir le propre de l’adulte : le sens de la responsabilité pour soi et pour autrui. Après, ce sont les circonstances qui nous aident ou nous frappent. Nous sommes dans l’aventure humaine que nous ne contrôlons pas. Nous essayons de la comprendre mais tout ce qui arrive d’important est imprévu. Personne ne pensait voir arriver Hitler au pouvoir ni que les tours de Manhattan allaient s’effondrer le 11 septembre 2001. Vivre, c’est s’attendre à l’arrivée de l’imprévu. Cela doit nous aguerrir et nous améliorer, au lieu de vivre au jour le jour dans la frénésie de la consommation permanente.
La crise sanitaire fait-elle partie de cet imprévu ?
E. M. La crise du Covid est arrivée de façon imprévue mais pas étonnante. C’est le résultat de toute une politique de restrictions sur les services publics, les hôpitaux, les investissements pour la santé. On a sacrifié ce qui est important au profit d’intérêts économiques puissants. Le virus arrive et comme on est impréparés, reste la solution du désespoir qui est le confinement. Nos autorités ne veulent pas reconnaître cette improvisation bricoleuse qui les a amenées à se contredire à plusieurs reprises… On n’a pas appris avec l’expérience à être plus sages et plus raisonnables. Je reconnais qu’il est très difficile de gérer l’imprévisible mais on manque quand même de réflexion. D’autre part, il y a beaucoup de controverses qui laissent les auditeurs pantois. Qui a raison ? Qui a tort ? Il faut être rationnel, sceptique et c’est très difficile aujourd’hui : ne pas douter bêtement de tout, ne pas toujours croire aux vérités officielles mais ne pas penser que les officiels ont toujours tort…
Êtes-vous pessimiste, vous l’ancien résistant, sur l’avenir que la sortie de crise nous réserve ?
E. M. Les événements nous montrent que la voie qu’on a suivie et qu’on appelle néo-libérale, qui consiste à privatiser les services publics, n’est pas la bonne. Elle favorise toujours les mêmes intérêts économiques. La crise montre la nécessité d’une voie nouvelle, qui allie écologie, économie et politique. Elle est espérée un peu partout dans le monde mais il n’y a pas une force politique pour la prendre en main. Cette crise n’arrive pas au cœur d’une période de tranquillité, elle a été précédée par des convulsions sociales dans de nombreux pays. Des régimes autoritaires émergent également. Quand les peuples se mettent en colère, ils sont réprimés parce qu’il n’existe nulle part un contre-pouvoir au pouvoir de l’argent. Je suis inquiet parce que le cours des événements ne semble pas prendre un nouveau chemin mais retomber dans un processus régressif.
Vous avez écrit un livre avec Pierre Rabhi sur ces questions. Vous êtes le théoricien de la complexité et lui, l’adepte d’une certaine simplicité. Où vous êtes-vous rejoints ?
E. M. La complexité n’est pas le contraire de la simplicité, elle aboutit à des choses simples. Regardez le baiser, ce geste tout simple. C’est le fruit d’une évolution extrêmement complexe. Nos ancêtres mammifères ont commencé à manifester leur affection en se léchant. Quand on s’est redressés pour devenir bipèdes, on s’est trouvés face à face et on a inventé le baiser. La complexité et la simplicité sont liées, ce qui est mauvais, c’est la simplification. La complexité nous aide à affronter les difficultés de la connaissance du monde. C’est très compatible avec Pierre Rabhi, qui promeut d’ailleurs la sobriété. Mais même dans les sociétés les plus sobres, il y a des moments où on fait la fête, où on s’éclate, où on fait des excès, des orgies… Il faut retrouver ces festivités qui sont des moments de poésie.
Le niveau actuel du débat témoigne-t-il d’un refus de la complexité ?
E. M. C’est une racine évidente du mal. La complexité, c’est essayer de voir la part de vérité qui se trouve dans la position de l’adversaire. Vous pouvez alors entamer un dialogue. Mais si vous voyez en lui un salaud, un débile ou un fou, ça ne pourra jamais marcher. Tout a pris une forme extrêmement grossière. Il n’y a que des controverses, il n’y a pas de débat.
Vous avez presque 100 ans. Comment pensez-vous à la mort ?
E. M. Ce qui refoule la pensée de la mort, c’est de continuer à me passionner pour les choses, pour les personnes, pour mes idées. Parfois, je me dis quand je m’endors : « Peut-être que je ne me réveillerai pas demain matin. » Récemment, j’ai eu deux hospitalisations où j’étais vraiment en situation de péril mortel. Dans ces moments-là, on est dans une sorte d’indifférence, de placidité face à la fatalité. C’est une idée que je n’aime pas mais ce n’est pas une idée qui me ronge.
A lire aussi :
⋙ INTERVIEW – Line Renaud : « Mon prochain combat : le droit à mourir dans la dignité »
⋙ L’alimentation pour vivre centenaire, c’est du flan ?
⋙ Ces centenaires qui défient le temps : Jean-Paul, 100 ans, pongiste
Source: Lire L’Article Complet