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Hommes sauvages, ils ont vécu en totale immersion en forêt
Ils ont répondu à l’appel de la forêt et racontent chacun leur expérience dans un livre. Geoffroy Delorme, en totale immersion durant sept ans parmi les chevreuils. Laurent Tillon, en observation autour de la vie d’un chêne. Échange en terrain connu.
Geoffroy Delorme, aujourd’hui conférencier, a vécu pendant sept ans avec les chevreuils, comme eux, dans la forêt domaniale de Louviers. Une expérience de vie sauvage dont il est revenu depuis dix ans – même s’il dit toujours «nous» en parlant d’eux – et qu’il raconte dans son livre, L’Homme- Chevreuil (1), une vie de Mowgli normand inédite. Laurent Tillon, biologiste, chargé de mission pour la biodiversité à l’Office national des forêts et membre du Conseil national de la protection de la nature, signe Être un chêne (2), ou la vie sur deux cent quarante ans de son «arbre compagnon», en interaction avec sa biodiversité. Ces deux ouvrages passionnants ont provoqué la rencontre entre le chevreuil et le chêne, entre l’animal et le végétal, l’occasion d’un dialogue étonnant entre deux hommes de la forêt.
Madame Figaro. – Vous avez tous les deux ressenti très jeunes l’appel de la forêt. Comment l’expliquez-vous ?
Laurent Tillon. – À l’adolescence, je cherchais une relation vraie avec les êtres vivants. Et, finalement, je suis devenu suffisamment respectueux de la nature, où j’allais me réfugier pour chercher des réponses à mon avenir, pour recevoir ce qu’elle m’a donné par la suite sans compter. Comme, par exemple, des observations naturalistes formidables : devant moi au même instant, un écureuil qui descend de son arbre, des perdrix, un faisan à l’orée du bois, un chevreuil qui m’observait… Une sorte de festival concentré, comme si je faisais partie du décor. Tout cela m’a incité à continuer dans cette voie-là et à en faire mon métier.
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Geoffroy Delorme. – Pour moi, c’est l’isolement social. J’étais un peu perdu. Mes parents avaient quitté la région parisienne pour la Normandie, mais ma mère l’avait fait à contrecœur, et je ressentais son mal-être, auquel j’étais très sensible. Je ne me sentais pas bien non plus à l’école, et j’ai fini par trouver un refuge dans la nature, où, à chaque fois que j’avais un problème, un animal est venu vers moi. Vers 8 ans, la seule référence pour ne pas perdre de vue qui j’étais, c’était la nature. Aller voir les merles ou les rouges-gorges me faisait du bien. Peu à peu, je remarquais que je pouvais aller plus loin vers eux, dans une espèce de partenariat. La nature me disait : «Pour savoir qui tu es, il faut te “déroutiniser”, tout oublier, t’autonomiser…»
Vous assimilez année après année le mode de vie des chevreuils, comme de vivre la nuit plus que le jour, de dormir sur vos talons pour éviter de vous mouiller, de vous nourrir de feuilles et de baies… Comment plonge-t-on ainsi ?
G. D. – Je recherchais une amitié pure. Et, à l’époque, loin des hommes. Aujourd’hui, je dirais loin de la civilisation.
Cette expérience vous a-t-elle réconcilié avec les humains ?
G. D. – Oui, même si, aujourd’hui, les gens oublient leur animalité. On apprend à être un bon petit civilisé avant de savoir être un animal autonome.
C’est quoi «être un animal autonome» ?
G. D. – C’est savoir repérer les plantes – celles qui se mangent ou pas -, non pas avec un livre, mais en développant ses sens. On parle beaucoup d’environnement de manière scientifique, sans vraiment en parler. Je suis entré il y a vingt ans dans une forêt qui était sombre, remplie d’animaux, de plantes sauvages, avec des endroits secrets. Sept ans plus tard, je ne trouvais plus de nourriture pour ma survie, et je voyais les chevreuils et les sangliers qui commençaient à sortir de la forêt car ils ne trouvaient plus la leur non plus. La forêt, c’est une communauté d’arbres qui accueille d’autres communautés, animales et végétales, et si on ne prend pas en considération toutes ces communautés, si on arrive en consommateur, on les détruit.
Être un chêne, sous l’écorce de Quercus, de Laurent Tillon, éditions Actes Sud, 320 pages, 22 €.
C’est ce que vous racontez aussi, Laurent Tillon…
L. T. – Nous avons une vue assez similaire. J’ai l’impression qu’il y a eu un saut générationnel, et que les Trente Glorieuses ont fait des dégâts. La génération de nos parents s’est déracinée et a perdu le sens de la nature. Ils ont voulu aller vers une promesse de richesse et de confort. Maintenant, on est devant toute une catégorie de personnes qui souhaitent aller vers la nature, mais qui ne savent pas trop comment faire, car elles n’ont pas été guidées par des gestes simples, comme mon grand-père qui, quand j’avais 4 ou 5 ans, m’a, par exemple, appris à traire les vaches à la main.
G. D. – Il t’a transmis une valeur inoubliable.
Dans vos ouvrages, vous parlez chacun de territoires, ceux des animaux, ceux des arbres. Or, quand on traverse une forêt, on ne s’en rend pas forcément compte. Comment faire pour mieux les appréhender ?
L. T. – Mon premier conseil serait d’écraser son logiciel et de faire un retour en arrière. Aller en forêt en pleine conscience et se poser à certains endroits, portable éteint. Même si on n’y connaît rien, si on reste une heure, une heure et demie, à un moment il se passera quelque chose : les espèces «concierges», les vigilants de la forêt, comme les merles ou les rouges-gorges, vont s’approcher – le chevreuil aussi peut en faire partie. En cultivant ce sens de l’observation, on développe aussi son intérêt pour l’environnement.
G. D. – Il faut oser, également. Je parle souvent de connaissance relationnelle avec la nature, car l’idéal, ce n’est pas de la consommer comme aujourd’hui, où l’on vous vend de la mer, de la montagne ou de la forêt. Aller dans la forêt, c’est aussi aller se déconnecter du monde civilisationnel pour se reconnecter à la vraie vie. Par l’observation et le fait de prendre un risque. On ne peut pas partir en se disant «je pars en forêt», car il y a un long temps de préparation. Le rythme de la saison à suivre, le temps de faire ses réserves, car on ne vit pas en forêt mais de la forêt. Il y a encore cent ans, jamais personne ne revenait d’une promenade sans rapporter quelque chose.
À quel prix revient-on dans la vie normale ? Vous évoquez parfois ces lieux sans souffle d’air où vous étouffez encore…
G. D. – Je n’étais pas parti pour revenir ; j’étais parti pour mourir en forêt. Ce livre aurait pu s’appeler Vivre libre et mourir.
Vous regrettez d’être revenu ?
G. D. – Non. Avec les chevreuils, j’ai appris à ne pas penser. Mais je préfère toujours mourir libre que malade et grabataire dans un lit.
Assis à gauche, Geoffroy Delorme et à droite Laurent Tillon.
Mais tout le monde ne peut pas faire cette expérience…
G. D. – Tout le monde peut découvrir quel humain il est. C’est ce que j’ai expérimenté. Et les chevreuils ne m’ont pas pris pour un chevreuil : nos pensées se sont croisées. Quand on vit avec eux, comme avec tous les animaux, on comprend que nos pensées conditionnent nos humeurs, et, pour eux, une humeur est égale à une odeur, donc à un goût. Quand je sors, j’ai toujours la langue dehors, je goûte l’air, qui peut être amer, âcre ou sucré. Les toutes premières fois où les chevreuils me voyaient, ils ressentaient une détresse chez moi, et cette odeur-là ne collait pas avec l’environnement dans lequel ils étaient. Et, comme les chats viennent ronronner auprès de vous, les chevreuils ont aussi cette manière de venir rééquilibrer pour que cela ne les perturbe plus, eux. Cela permet de revenir à une sorte de pH neutre de la forêt, où tout le monde peut aller ensemble sur le même chemin. Comme lors des moments avec Chevi, mon meilleur ami chevreuil, où j’avais l’impression de pouvoir communiquer avec lui sans parler.
L. T. – Je suis vraiment admiratif de ce que tu as fait et de ce que tu as vécu, car tu es vraiment allé très loin. C’est la différence entre nous, je n’en serais pas capable…
La recette de L’Homme- chevreuil
«Récupérer des glands de chêne. Ôter la première peau, comme pour une châtaigne. Creuser un trou dans le sol avec un couteau, y démarrer un feu et, quand la braise est bien belle, mettre une couche de terre par-dessus. Poser les glands et recouvrir d’une autre couche de terre. Laisser cuire longtemps, genre four tahitien en moins bien, pour tuer les bestioles. Ensuite, mettre les glands dans un sac conservation ou un sac de couette, qui permet d’ôter l’air. Et voilà une ration. La base.»
G. D. – On en est tous capables.
L. T. – J’en suis capable physiquement, mais pas psychologiquement, car j’aurais besoin d’interaction avec des gens. J’arrive à observer pendant un temps dédié, et je retrouve tout ce que tu décris, la sensibilité, l’ambiance de la forêt, les moments avec les espèces – parmi celles que j’aime bien, il y a les chauves-souris, c’est avec elles que je suis entré en forêt, pas seulement avec les arbres. Il m’est arrivé de passer tellement de temps derrière un groupe de chauves-souris que j’en suis venu à sentir les choses sans plus avoir besoin de conceptualiser la relation que j’avais avec l’espèce ni celle que l’espèce pouvait avoir avec son environnement. À un moment donné, tu vois, j’arrivais à aller un peu plus loin. Quelques jours, quelques semaines, oui, mais de là à être capable d’y passer des mois et des années, non.
G. D. – On a tous nos périodes où l’on se découvre. Dans la société humaine, je ne suis pas fort. Je le sais, je le sens. Quand je marche dans la rue, les gens m’ignorent. C’est moi qui change de trottoir, qui me pousse. Je suis insignifiant. La nature m’a rééquilibré dans le sens où je me suis senti fort. Je suis parti en forêt en demande, mal dans ma peau, je ne savais plus où aller. Les chevreuils m’ont montré comment changer mon état d’esprit, comment transformer mon corps, ma conscience, c’est comme cela que j’ai réussi à m’en sortir. Et mon livre, c’est rendre à la nature tout ce qu’elle m’a donné.
L’homme-chevreuil, sept ans de vie sauvage, de Geoffroy Delorme, Les Arènes, 256 pages, 19,90 €.
L. T. – Au début de ton livre, quand tu parles de ta relation avec Daguet, on comprend que la nature t’offre quelque chose, elle te laisse entrer comme un grand témoin. C’est aussi ce que je vis avec la forêt. J’ai l’impression qu’elle me laisse entrer, dans l’échange. J’en ai fait mon métier ; toi, tu as pris le risque et tu t’en es nourri au plus profond de toi-même. Mais c’est compliqué de dire à tout le monde : «Allez en forêt et changez votre mode de vie !» On est trop nombreux.
G. D. – On ne peut pas revenir en arrière : j’avais décidé d’être un homme sauvage, mais sans retourner à Cro-Magnon ; je ne pouvais oublier d’où je venais.
Qu’est-ce qui vous reste de cet homme sauvage ?
G. D. – Une âme sauvage. Un état d’esprit. J’ai besoin de la civilisation, car elle a industrialisé la nature dont j’ai besoin : je ne peux vivre à l’heure actuelle dans la forêt, comme je le souhaite. Avant d’apprendre à être un humain, on devrait apprendre à être autonome – savoir faire un feu, coudre… Ce n’est pas que je sache tout faire, mais en forêt, face à tous les éléments, tu es obstiné à vouloir réussir. Je n’ai utilisé ni tente ni sac de couchage. Il y a des houx où l’on peut s’abriter. Sous les pins, quand il pleut, avec l’avantage d’y trouver aussi toutes les odeurs…
Geoffroy Delorme, vous avez développé un odorat sauvage, qui vous permettait de littéralement sentir les gens. L’avez-vous conservé ?
G. D. – Oui. Ma compagne se moque de moi, car, quand j’ouvre une bouteille de lait, je renifle d’abord. J’aime bien manger directement sur l’arbre, comme les petites feuilles de hêtre vert fluo, leur duvet. C’est amusant de mettre son museau dessus, ce plaisir de la langue…
Tous les deux, vous prénommez vos amis de la forêt. Comment cela vous est-il venu ?
G. D. – Je parlais tout le temps aux chevreuils, qui sont sensibles aux intonations de la voix. Je les appelais par les prénoms que je leur avais donnés. Pour moi, ce sont des personnes non humaines. Ils m’ont montré une façon de voir la vie.
L. T. – On personnalise. Quand je parle de Quercus (le chêne, NDLR) ou de son voisin d’une autre espèce, Fagus (le hêtre, NDLR), je me trouve face à des individus. Je suis dans une forêt de chênes, mais tous ont des caractères différents. Même mes collègues, quand ils doivent les marquer pour les coupes, se posent des questions.
Laurent Tillon, dans votre livre, vous relevez que c’est la première fois au niveau mondial que l’homme se soustrait de manière quasi simultanée «à l’évolution avec les microbes, au risque d’une perte progressive de résistance immunitaire»…
L. T. – Oui, et je pense que cela aura des conséquences…
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