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Édouard Philippe : “Il ne faut pas se raconter de blague, je suis le moins impopulaire des hommes politiques”
L’ancien premier ministre, aujourd’hui maire du Havre, publie avec son ami Gilles Boyer, Impressions et lignes claires, un livre sur ses trois années passées à Matignon. Une réflexion sur l’art de gouverner. Et pas seulement.
Il a passé trois ans à Matignon, 1145 jours exactement. Édouard Philippe en a tiré des enseignements sur le pouvoir et l’art de gouverner, des surprises aussi, et a pris du recul en retrouvant la mairie du Havre, sa «plus belle ville du monde». Avec Gilles Boyer, son ami et acolyte depuis vingt ans, qui fut aussi son conseiller à Matignon, ils ont écrit à quatre mains un essai, entre récit et analyse, sur cette expérience commune. Impressions et lignes claires, un ouvrage ample et ciselé sur une période inédite à bien des égards. Et, c’est assez rare pour être souligné, l’ancien premier ministre y raconte aussi sa peur panique avant Matignon, son étonnement devant la tradition française de passation de pouvoir en forme de table rase, et pratique à sa manière un ton bien sanglé couplé à l’art de la vanne bien envoyée. Bref, il innove dans un format qui pourrait vite passer pour compassé. Ce qui n’est pas son genre.
La vérité
«C’est dur de toujours dire tout, mais la peur que l’on ressent avant de gouverner, qui est probablement comparable à celle que l’on ressent avant d’exercer des responsabilités quelles qu’elles soient, et qui est aussi sans doute une cousine du trac, je suis convaincu que tout le monde la ressent. Après, on peut la dire ou pas. Si on l’a racontée, ce n’est pas pour qu’on nous plaigne – pas du tout -, c’est juste pour dire qu’il y a un moment, avant de prendre le manche, où l’on a une forme d’angoisse, de peur, de vertige. Affronter cela n’est pas innocent physiquement comme moralement. Et puis, ce que l’on raconte aussi, c’est qu’une fois que cela commence, cela disparaît.»
Un homme qui lit
« En partant de Matignon, j’ai pu me remettre à lire, ce qui n’était pas l’aspect le moins agréable. J’ai lu une biographie de Georges Pompidou – qui était sans doute le premier ministre et le président que je connaissais le moins bien – et Le Nœud gordien, qu’il a écrit juste après son départ de Matignon. Des polars aussi. Et en ce moment, je lis plusieurs livres : les mémoires d’Obama, un petit ouvrage étonnant, Vaincre à Rome, sur le marathon des JO de Rome en 1960, et le livre de Manuel Valls.»
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L’art de la vanne
«Après la primaire de 2016, Gilles a écrit un livre qui s’appelle Rase campagne, où il raconte la campagne et la défaite qu’il vit avec Alain Juppé. Il use beaucoup de notes de bas de page qui sont souvent tordantes. On s’est dit qu’on allait conserver cet artifice dans ce livre, car il nous paraissait pouvoir, notamment dans les chapitres sérieux, détendre l’atmosphère. Pour le dire autrement, quand je suis arrivé à Matignon, j’ai dit à toutes mes équipes qu’il y aurait quelques règles auxquelles elles allaient devoir s’astreindre. La première, c’était que je ne voulais aucune espèce de commentaire, critique ou tension avec l’Élysée. La deuxième, c’était que je voulais de la discrétion et de la politesse. Et la troisième, que je voulais qu’on fasse les choses très sérieusement sans se prendre au sérieux. Je tiens beaucoup à cela. Il faut prendre au sérieux les dossiers, les situations, les femmes et les hommes que l’on a en face de nous, mais sans se prendre au sérieux soi-même. Cela veut donc dire que l’on peut travailler en rigolant. C’est même sain. Et pour autant que cet humour ne soit pas malsain, il est probablement préférable de le cultiver que de ne pas le cultiver. Donc, dans le livre, on essaie de dire des choses qui sont très sérieuses et en même temps, comme c’est nous, on essaie de montrer un peu d’humour. On est comme ça. Et ceux qui nous connaissent nous retrouvent. »
L’amitié
«J’ai quelques amis. Ils comptent tous beaucoup pour moi. Je ne confonds pas la cordialité et l’amitié. L’amitié est un sentiment, une discipline et une chance exceptionnelle. Et quand j’en éprouve pour quelqu’un, ce n’est pas simplement parce qu’il me serait sympathique et que je serais bien en sa présence, c’est plus profond. Plus sérieux et plus dense. Je dois être assez semblable à tout le monde. Ce qui est vrai, c’est que j’ai la chance d’avoir des amis qui le sont depuis très longtemps et qui ont vis-à-vis de moi une liberté de ton et une parfaite connaissance de la façon dont je fonctionne. Par exemple, mes amis, mes vrais amis, parlent très peu. J’ai une grande confiance dans leur très grande discrétion.»
Le temps
«J’ai appris beaucoup et vécu des choses que je n’aurais jamais imaginées, ce qui est une chance incroyable. Je me sens encore assez jeune – 50 ans – et j’ai l’impression que j’ai encore beaucoup à faire, à découvrir, à construire. C’est assez réjouissant. Et pour l’instant, j’ai aussi la chance de ne pas avoir beaucoup de regrets. Je suis à l’aise avec les bonnes décisions que j’ai prises comme avec les mauvaises.»
Le Havrais est un gars du Sud
«C’est Gilles qui dit ça. Je suis fondamentalement un homme du Nord, au sens où la famille de mon père est havraise depuis toujours et la celle de ma mère, flamande depuis toujours. Je suis donc moitié havrais, moitié lillois, autant dire plutôt un homme du Nord. J’ai aussi vécu en Allemagne et j’ai aimé ça. J’ai une forme d’attachement à la culture industrielle sociale démocrate qui est assez différente de la culture agricole radicale du Sud. En même temps, j’ai une partie lointaine de ma famille paternelle qui vient d’Italie et j’ai une fascination et un amour très profond pour l’Italie, et notamment la Sicile. J’y passe du temps, je lis beaucoup sur l’histoire romaine. J’aime tout là-bas. La conquête normande de la Sicile, la cuisine, la culture, les paysages, l’élégance. Le mélange parfois de sobriété et de silence, et en même temps de très grand foisonnement et de désordre. J’y vais dès que je peux et, quand j’y suis, j’y suis bien. Cela compte pour moi dans mes lectures, dans mon imaginaire, ma réalité, ma culture.»
« Dès qu’on remonte un peu dans le temps, on voit les changements. » (Paris, 17 mai 2017.)
Vie privée, vie publique
«Quand j’ai commencé à avoir une vie politique visible, c’est-à-dire quand je suis devenu maire en 2010, on a pris le parti avec ma “cellule familiale” de ne pas exposer notre vie de famille. De ne pas faire de photos avec les enfants. La contrepartie étant que, dès lors que nous ne l’exposions pas, il nous paraissait probable que ceux qui, à l’extérieur, pouvaient avoir envie de l’exposer ne la montreraient pas. Et ce, sans faire une critique de ceux qui exposent leur vie privée – dès lors qu’ils le font et qu’ils l’assument, c’est un bon choix. Mais nous, nous avons fait celui d’essayer de conserver notre vie privée, et cela m’a permis d’avoir une forme de rappel à la réalité assez précieuse, notamment dans la période Matignon. »
Le Havre !
«C’est le nom de la liste pour les élections municipales en 2014 que nous avons repris pour les élections de 2020. Et j’ai décidé de structurer cette appellation en parti politique. Mes ambitions sont modestes, car les seuls qui peuvent adhérer à ce parti politique sont les membres de la majorité municipale, soit 46 ou 47 membres, sans vocation à aller beaucoup plus loin. J’ai créé cette petite structure politique pour me conformer aux règles de financement de la vie politique et faire en sorte que, le jour où je fais un déplacement ou un séminaire avec quelques élus, on puisse louer un bus avec les fonds de cette association politique. Ou si nous faisons une réunion, que je puisse dormir à l’hôtel. Faire en sorte que tout soit prêt pour les municipales de 2026 n’est pas absurde, c’est même archiclassique. »
En vidéo, Jacques Chirac et les femmes de sa vie
Chirac et les pommes
«Avec Gilles, nous avons toujours eu un attachement sentimental à la personne de Chirac – qu’au fond nous n’avons pas vraiment bien connu -, pour l’énergie politique, la plasticité, la chaleur qu’il dégageait. Le pommier, c’est l’arbre normand par excellence, et c’est aussi le fameux “Manger des pommes” de 1995, qui nous avait tant plu avec Gilles, même si on ne se connaissait pas encore à l’époque. À la fin de la période à Matignon, j’ai souhaité inviter Claude Chirac à déjeuner. Je voulais l’entendre parler de son père et de son père à Matignon, parce qu’il y a été deux fois – c’est le seul, sous la Ve République, qui y a fait deux passages. Et peut-être aussi que je voulais l’entendre s’exprimer sur ce qu’on vivait à ce moment-là, parce qu’elle a une expérience du monde politique très, très dense, très puissante car elle a suivi pendant très longtemps un personnage politique majeur et tout ce qui se passait autour de lui. Elle a un regard aiguisé, et c’est une discussion qui m’a beaucoup marqué.»
La popularité
«Je vois bien quand je me promène dans la rue qu’il y a une sorte de sympathie, peut-être même un peu au-delà de la sympathie, avec une forme de confiance ou de bienveillance, même chez certains qui sont loin d’approuver toutes les décisions que j’ai prises. J’y suis évidemment sensible, mais il ne faut pas se raconter de blague ; je préfère dire que je suis le moins impopulaire des hommes politiques, et, surtout, ni la popularité ni l’impopularité n’ont d’importance. C’est la pire boussole dans l’action politique. Et ça n’a pas d’existence durable, c’est une volute de fumée, sans substance solide. Il vaut mieux le savoir.»
« Impressions et lignes claires »
La France
«On me reproche d’être pessimiste ou trop sombre, mais je l’assume complètement. Si je devais essayer de décrire l’état d’esprit ou la façon dont je regarde la France, c’est que j’essaie d’être lucide face aux dangers et confiant dans notre capacité à les relever. Entre 2000 et 2020, la France a décroché vis-à-vis de l’Allemagne. C’est une vérité qu’il faut regarder en face. Nous avons collectivement renoncé à faire certaines des réformes très compliquées que les Allemands ont faites et qui ont payé. Est-ce que cela nous disqualifie à jamais ? Est-ce que cela nous condamne à jamais à être dans l’ombre de l’Allemagne ? Pas du tout, mais c’est un fait. Et nous vivons dans un monde dangereux – il y a tout un chapitre du livre consacré aux questions de défense. Un monde où les incertitudes financières sont telles qu’elles peuvent nous exposer à des séquences extrêmement risquées. Un monde connecté où une cyberattaque massive et concertée nous placerait dans des situations qui peuvent être périlleuses. Beaucoup de choses devant nous exigent un débat public sain, clair et des décisions résolues.»
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La crise sanitaire
«Nous avons essayé de raconter comment on y fait face. Quel pari on a fait. Les difficultés que nous avons rencontrées. Ce qui nous a intéressés dans le livre, c’est d’essayer de faire découvrir non pas l’arrière-cuisine, ni les piques sur les personnes ou la petite politique, mais ce qui conditionnait les choix, les contraintes à prendre en compte, les contradictions à résoudre. Comme le disait Churchill à propos d’une guerre, dans une crise sanitaire, un tiers des informations est incomplet, un tiers, faux et un tiers, contradictoire. Quand vous avez le choix entre une bonne décision et une mauvaise décision, c’est assez facile de prendre la bonne. Quand vous avez le choix entre deux mauvaises décisions, sans en avoir de troisième, et qu’il faut prendre la moins mauvaise des deux, ce n’est pas facile. Et cela arrive tout le temps quand vous êtes premier ministre. À Matignon, souvent, je me disais : “Ce serait bien qu’on me laisse le choix entre une bonne et une mauvaise décision…” Il faut accepter l’idée de pouvoir se tromper et quand même prendre la décision, car parfois il peut être encore pire de ne rien faire. Et à Matignon, dans une crise, c’est le quotidien. »
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